Deuxième chapitre : Automne / hiver 44-45

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La deuxième lettre de Steven, maman était là quand le facteur l'a apportée. Elle m'a jeté un regard soupçonneux. J'ai compris que je devais lui dire la vérité. Elle a levé les yeux au ciel. Ce qui l'a rassurée, c'est que Steven n'était pas américain. Un Anglais, c'était forcément un homme respectable. Je n'ai pas cherché à la détromper en lui disant qu'il était plutôt Ecossais qu'Anglais, cela aurait dépassé son entendement. D'ailleurs, je n'ai jamais réussi à lui expliquer la différence. Elle a fini par accepter et a compris que je lui écrive en retour. Mais elle m'a dit : "Fais attention. On s'emballe vite..."

Je ne savais pas ce que cela signifiait. Mais passons. Elle en a parlé à papa, bien entendu. Ce soir-là, à table, je mangeais en silence. Je savais que mon père était au courant. Je le voyais à son regard qu'il n'était pas très content. L'atmosphère était un peu pesante. Il a envoyé Eric rentrer les poules, il a bourré sa pipe, s'est assis dans son fauteuil près du feu et m'a dit :

- Madeleine, viens par là.

Je tremblais un peu, mais j'étais bien décidée à me défendre.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de lettres ?

- Père, j'ai reçu deux lettres d'un soldat anglais. Il était blessé, il s'est trouvé à l'hôpital militaire, quand nous apportions les provisions, Eric et moi, cet été. Il s'appelle Steven. Il a participé à la libération de Bruxelles.

Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça, mais j'ai bien vu que ça calmait un peu papa.

- Tu as juste parlé avec lui ?

- Oui.

Ne me demandez pas comment j'ai fait pour ne pas rougir d'avoir menti, je suis incapable de le dire. J'ignore si mon père était dupe ou pas. Il m'a crue, m'a fait confiance, c'était l'essentiel. J'ai continué :

- Il parle très bien français. Il a appris à l'école.

- Ah bon ?

Là, ça en imposait à mon père. Il a demandé à voir les lettres. Je lui ai montré les deux. Il les a lues sans rien dire. Il a juste soupiré. Maman avait fini la vaisselle, elle s'est approchée. Elle a dit à papa :

- Tu crois qu'on peut lui faire confiance ?

Je ne savais pas si elle parlait de moi ou de Steven. Mon père avait l'air dubitatif. Maman a ajouté :

- Jean... Quand tu es parti pour les tranchées… J'ai pu t'écrire, et pourtant, j'étais plus jeune que Mado…

Maman avait à peine plus de 15 ans quand papa était parti à la guerre. Ils se connaissaient depuis l'enfance. Un petit village comme le nôtre, forcément… Ils habitaient sur la même route, quand ils allaient à l'école, petits, ils faisaient le chemin ensemble, avec les frères de maman. Ils n'étaient pas fiancés quand papa est parti, ils se sont mariés après la guerre, en 1921, quand maman a eu 19 ans.

- D'accord. Nous verrons s'il est sérieux.

Ce soir-là, dans mon lit, j'ai lu et relu les deux lettres, et j'ai aussi sorti de sa cachette le mouchoir que Steven m'avait donné. Oui, je sais, ça paraît ridicule… mais nous n'avions pas grand-chose à échanger. Quand nous nous sommes quittés, après le baiser sous l'arbre, dans le champ, quelque part sur la Terre… J'avais sorti de ma poche mon petit mouchoir brodé à mes initiales. Un petit mouchoir blanc, tout simple, mais dont j'avais cousu les bords en faisant de jolis dessins avec le fil. Il m'a donné le sien, un grand à carreaux, en échange.

Il va sans dire que ces deux mouchoirs et nos lettres ont leur place, bien rangés dans mon carton à secrets…

**

Ainsi donc, nous avons continué à nous écrire, une à deux lettres par semaine, selon les aléas, le courrier, les combats. L'armée anglaise avançait toujours. L'automne est passé, l'hiver est arrivé. Noël approchait aussi. Il faisait froid, très froid. Je craignais pour Steven qui se battait plus au nord. Il m'avait rassurée dans une de ses lettres : le froid, il connaissait. Dans les Highlands, l'hiver, il y a de la neige. Il était habitué et il avait un bon équipement. Je ne devais pas m'inquiéter. Il n'empêche que je lui ai tricoté des chaussettes avec tous les bouts de laine que je pouvais récupérer. Ca faisait sourire maman. Elle se revoyait tricotant pour mon père…

Dans ses lettres, il m'apprenait aussi des mots d'anglais. J'avais réussi à récupérer à l'hôpital un petit dictionnaire. J'ai commencé à apprendre des mots du langage courant, mais j'étais incapable de faire des phrases. Je ne le disais pas à Steven. Je ne savais pas ce que nous ferions quand la guerre serait finie. Nous n'en parlions pas vraiment. Du moins, pas encore.

Pour Noël, il m'a envoyé un vrai cadeau. Une photo de lui qu'un de ses camarades avait prise. J'ai ressorti une photo de moi en communiante, c'était la plus récente que j'avais. J'avais l'air d'une petite fille sage, mais on voyait bien mes pommettes. Je la lui ai envoyée en retour.

Qu'il a été étrange, ce Noël de 1944… le Noël de la Libération. La guerre n'était pas finie, les Allemands tenaient encore. Strasbourg venait à peine d'être libérée. La guerre faisait rage en Belgique, notamment dans les Ardennes, avec le siège de Bastogne. Nous écoutions les informations chaque soir, sur le poste de radio. Papa avait compris que c'était important pour moi de savoir ce que vivait Steven. Fort heureusement, il ne s'est pas trouvé pris dans le piège de Bastogne. Mais il allait participer à la bataille du Rhin, en février, et là, j'allais rester sans nouvelles durant un bon moment.

Mais revenons à ce Noël… J'avais donc reçu ce cadeau, cette photo. Que j'étais heureuse de l'avoir ! Il avait posé spécialement pour moi, avec son sourire et je pouvais imaginer sans peine son regard qui pétillait. Au dos de la photo, il avait écrit quelques mots :

For Mado. December 1944. I love you. Happy Christmas !

J'ai compris, bien entendu, ce qu'il voulait dire. Je me souviens d'avoir prié, prié… durant cette nuit de Noël pour que la guerre se termine vite, qu'Hitler tombe enfin… et qu'il puisse revenir. Je me souviens très bien de ce Noël, peut-être parce que Steven était dans mon cœur, mais peut-être aussi, sans le savoir encore, parce que c'était mon dernier Noël en France, avec mes parents, avec Eric, avec le reste de la famille. Ma grand-mère, Ernestine, était encore en vie. Elle décèdera au début des années 50. Elle aura connu Ingrid, toute petite… Mes oncles, mes tantes, les cousins… nous avions décidé de nous retrouver tous ensemble, pour ce premier Noël de l'après-guerre. Pour ce Noël de paix. Nous avions tué des poulets, pour l'occasion. Et nous avions, pour une fois, mangé des légumes que nous avions pu récolter sans crainte que les Allemands ne les réquisitionnent. Et papa avait sorti une de ses fameuses bouteilles de gniole…

**

Après ce soir de Noël, journée particulière qui marque toujours l'année d'un repère comme nul autre, le quotidien a repris son cours. L'hiver, nous sortions peu, hormis pour nous occuper des bêtes. Et, parfois, pour aller rendre une petite visite à ma grand-mère, quand le temps le permettait. Je guettais le facteur. Mais les lettres se sont espacées. Une par semaine seulement, en janvier. Et aucune, durant le mois de février. Je commençais à avoir peur. Les Alliés avaient repris leur offensive en direction du Rhin. Il fallait entrer en Allemagne coûte que coûte. Et si possible, avant les Russes, du moins, c'était l'objectif des Américains. Mais, pour nous, ici en Normandie, comme dans bien d'autres régions d'ailleurs, les Russes faisaient figures de héros. Ils avaient arrêté les Allemands à Stalingrad, et cela avait décidé de tout le cours futur de la guerre… On y pensait souvent. Mais moi, je pensais à Steven, et je me demandais où il était dans tout ce brasier.

Quelque chose me faisait très peur aussi. C'est qu'à partir de cet hiver, à partir de ce mois de février, nous avons découvert une autre réalité de la guerre. Celle de la Shoah. Les photos de la libération des premiers camps ont été diffusées partout. Auschwitz. Sobibor. Tréblinka. Des noms qui font frissonner encore aujourd'hui. Des lieux maudits entre tous. Moi, j'avais peur. Peur que Steven se retrouve quelque part là-dedans, sans bien comprendre vraiment ce dont il était question. C'était tellement abominable… Vers quel enfer avions-nous envoyé nos soldats ? J'avais parfois l'impression que c'était pire que pendant la Grande guerre, la Première…

Vers la fin de février, le silence de Steven se prolongeant, je me souviens que je pleurais chaque soir. J'essayais de ne pas montrer cela à mes parents, mais j'avais du mal. Ce soir-là, j'avais relu toutes ses lettres, à la lueur d'une bougie, regardé longuement sa photo. Maman est entrée dans ma chambre, en voyant la lumière. J'ai été surprise. Elle est venue s'asseoir près de moi, sur le bord du lit. Elle n'a rien dit, mais m'a serrée fort contre elle. Un long moment. Je reniflais, je ne pouvais pas vraiment parler. Elle a fini par me dire :

- C'était au cours de l'été 18. Je suis restée sans nouvelles de ton père pendant plus de six semaines. Il y avait eu une grande offensive. Très coûteuse en vies, mais victorieuse. Et puis, un jour, une lettre est arrivée. Il avait été blessé, mais il était vivant et il allait bien. Nous avons tous été rassurés. Garde espoir…

J'ai fini par m'endormir, en serrant très fort dans ma main le mouchoir de Steven, blottie contre le flanc de ma mère. Et le lendemain, je recevais une lettre.

Il allait bien. Il me disait qu'il n'avait pas pu m'écrire plus vite, car ils étaient en opération. Mais ils avaient réussi et s'approchaient du Rhin. Quand allaient-ils le franchir, ce fichu fleuve ! Pour moi, c'était comme Styx, le fleuve des enfers…

Il a fallu attendre le mois de mars, pour qu'ils y parviennent enfin. Mais les lettres de Steven étaient à nouveau régulières. Nous sentions bien que la capitulation allemande n'était pas loin. Le printemps allait nous l'apporter. Le printemps allait me le ramener.

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