Troisième chapitre (deuxième partie)
Il a fait beau ce 21 juin 1945... Toute la famille était invitée, bien entendu. Les voisins, les amis. Les noces d'après-guerre ont toujours eu un parfum particulier. C'était le temps du bonheur et de la liberté retrouvée. Une nouvelle espérance se levait, aussi, pour tous. Avec maman, nous avions réussi à me faire une robe de mariée correcte, avec ma robe de communiante. Steven, lui, portait son uniforme. Qu'est-ce qu'il était beau, ainsi ! Sa peau avait doré sur les bras, sur son visage, et ses yeux verts ressortaient encore plus. Ca a été une journée joyeuse, même si c'était ma dernière journée ici. Je sais que maman ressentait un peu de tristesse, mais en même temps, je crois qu'elle s'y était préparée depuis qu'elle avait compris que si Steven revenait de la guerre, alors, je partirais avec lui.
Nous avons passé notre première nuit ensemble à la maison. Dans ma chambre d'enfant. C'est la seule fois, avant longtemps, où nous avons dormi là. Je n'ai pas regretté. Je veux dire… J'ai été heureuse avec lui, dès la première nuit. Il avait de l'expérience, les filles à soldats, il avait connu, forcément. Je n'étais pas naïve à ce sujet. Mais enfin, quelque part, c'était un peu rassurant. Il a été très doux et très tendre, très patient aussi. Il me disait qu'il m'aimait et qu'il voulait me rendre heureuse. Il m'a rendue heureuse.
Au lever, quand j'ai croisé maman pour ce dernier matin à la ferme, j'ai vu dans son regard qu'elle était rassurée…
Le départ de la ferme fut très émouvant. Je prenais soudain conscience que j'allais vers un autre monde. Pas forcément tout à fait une autre vie, Steven m'avait beaucoup parlé de la ferme de son père, du travail là-bas. Cela ressemblait à ce que je connaissais depuis mon enfance. Sauf que le climat était différent et que j'allais me retrouver dans un autre pays.
Nous étions dans la cour, mon oncle était venu avec sa charrette pour nous accompagner jusqu'à Caen. De là, nous prendrions le bateau, pour traverser la Manche. Moi qui n'avais jamais vu la mer… ça allait être une première !
Eric, je le voyais bien, retenait difficilement ses larmes. Mais il faisait le brave. Il m'a serrée fort contre lui et m'a dit :
- Tu nous écris, hein…
- Promis...
Maman essuyait le coin de ses yeux, avec son mouchoir. Elle avait encore glissé une bricole dans ma valise. Je partais avec ce que j'avais, c'est-à-dire pas grand-chose… Mes vêtements, mon manteau d'hiver, et un petit trousseau qu'elle était parvenue à me faire. Une paire de draps, des serviettes. Elle n'a pas dit un mot, mais m'a serrée aussi très fort contre elle. Ca fait quelque chose de voir sa fille partir…
Quant à papa, il se tenait bien droit, les bras noués dans le dos. Au moment de serrer la main de Steven, il lui a tendu une bouteille de gniole. Steven a souri, moi aussi. Ca a détendu un peu l'atmosphère émouvante des adieux. Papa a dit :
- Fais la goûter à ton père, Steven. Et dites-moi ce qu'il en pense… A mon avis, c'est meilleur que votre whisky !
Steven a éclaté d'un grand rire, et nous autres aussi. Puis nous sommes montés dans la charrette et tonton a donné le signal du départ. Je me revois encore, assise à l'arrière, à agiter la main longtemps, tant que je pouvais les voir, depuis le chemin. Maman tenait Eric par les épaules. Il était presque aussi grand qu'elle… Puis il lui a échappé, alors que nous prenions le premier tournant, et il a couru derrière nous en criant :
- Faites bon voyage ! Je viendrai vous voir ! Quand je serai grand ! Promis !
- A bientôt, Eric ! A bientôt !!!
Puis il a arrêté de courir et sa silhouette s'est effacée à mes yeux. Les larmes me brouillaient la vue. Mais Steven me serrait fort contre lui. Et quand nous avons pris un nouveau tournant, qu'Eric n'était plus visible, il a pris mon visage entre ses mains, il a essuyé mes larmes de ses pouces et il m'a embrassée longuement.
- Allons, Petite Pomme, tu verras, les moutons, c'est aussi gentil que les vaches !
**
Nous étions à Caen le soir-même. Un bateau était annoncé pour le lendemain, en milieu de journée. Les traversées avaient été rétablies, mais étaient encore bien aléatoires, d'autant que les navires militaires étaient toujours prioritaires : la guerre était finie, mais l'occupation de l'Allemagne commençait. Et l'armée britannique passait soit par la Belgique, soit par la France pour rallier sa zone d'occupation. Il y avait donc encore fréquemment des déplacements de troupes.
Mon oncle nous a laissés et, chose qui m'a beaucoup touchée, il m'a glissé un petit billet dans la poche, avant de partir. En disant :
- Tu en auras certainement besoin, Mado. Faites bon voyage. Prends soin de toi et donne-nous souvent des nouvelles.
Puis, en se tournant vers Steven, il a dit :
- Tu pars avec une sacrée bonne fille, Steven. Prends soin d'elle…
- Promis.
Et voilà, tonton nous quittait à son tour. Nous nous retrouvions seuls, Steven et moi, pour la première fois, vraiment. Enfin, seuls… façon de parler. Il y avait du monde aussi à attendre le bateau… Nous avons dormi sur les bancs de la gare maritime. Steven assis, la tête appuyée contre le mur derrière lui, et moi, à demi-allongée, la tête sur ses cuisses en guise d'oreiller. Je n'allais pas faire la difficile ! Son sac de soldat et ma valise à ses pieds. C'étaient nos seules affaires, nos seuls "trésors". Avec, glissées soigneusement dans un petit sac en tissu, au milieu de mes vêtements, ses lettres. Il avait fait de même dans son sac avec les miennes, mais il avait, en plus, enroulé dans une chemise, la bouteille de gniole de papa…
Au matin, nous avons mangé un peu des provisions que maman nous avait préparées. Nous avions de quoi tenir pour deux jours environ, le temps de la traversée, si tout allait bien.
Le bateau a quitté le port de Caen en milieu d'après-midi. Nous avons voyagé sur des bancs de bois. Depuis, ça s'est grandement amélioré… Les premières heures, nous sommes restés sur le pont, accoudés au bastingage. Je m'enthousiasmais de voir la mer ! Cela faisait rire Steven. Lui, la mer, il connaissait… Et cela l'étonnait vraiment que ce soit, pour moi, la première fois que je la voyais. Alors que nous n'en étions finalement pas si loin. Mais c'est ainsi, quand j'étais jeune, on voyageait peu. Surtout les femmes, les hommes avec l'armée, encore… ils voyaient du pays. Nous, nous restions souvent dans notre village.
Je n'ai pas eu le mal de mer, je ne l'ai jamais eu. Une chance. Mais pour cette première traversée, la mer était calme. Nous sommes arrivés en fin de matinée le lendemain. Nous guettions les côtes anglaises, qui se sont dévoilées à nos yeux à travers une légère brume d'été. Nous sommes arrivés au port de Plymouth. Steven s'est rendu aussitôt au bureau militaire, nous avons attendu un peu, et puis nous avons pu profiter du départ, le lendemain, d'un petit convoi de quelques véhicules qui remontaient vers l'est. Deux jours plus tard, nous étions à Ipswich.
Là, il a fallu attendre deux semaines environ pour sa démobilisation définitive. Nous avons vécu simplement à la caserne, dans un minuscule appartement. C'était un peu difficile pour moi, car personne ne parlait français autour de nous, et Steven ne pouvait pas rester avec moi dans la journée. J'essayais de me débrouiller avec l'anglais que j'avais appris, mais je n'allais pas bien loin. Je n'étais pas découragée pour autant ! La femme d'un sous-officier, qui vivait là aussi, m'a aidée alors que cela faisait trois jours que nous étions arrivés. J'ai passé plusieurs heures, chaque jour, avec elle, une fois terminées les petites corvées quotidiennes (faire le lit, laver un peu de linge), à apprendre mieux l'anglais. Elle ne parlait pas français, mais avec elle, j'ai pu apprendre un peu les conjugaisons, à faire des phrases. Le fait d'avoir déjà bien du vocabulaire m'aidait. Mais c'est avec elle que j'ai compris que j'avais cet avantage. Je lui suis vraiment reconnaissante !
Nous avons pu quitter Ipswich vers la mi-juillet. Et là, je crois que ce voyage mérite vraiment le nom de "périple". Nous avons pris tous les moyens de transport possibles, hormis l'avion. Après le bateau pour traverser la Manche, les véhicules militaires, il y a eu le train, une jeep, une ambulance reconvertie en taxi, nos pieds et, finalement, une charrette. Jusqu'à Edimbourg, ça a été à peu près, grâce au train. Mais ensuite… La traversée de l'Ecosse jusqu'aux Highlands, c'était quelque chose… Quand je pense que maintenant, les jeunes mettent à peine deux heures à venir de Glasgow… Nous, nous avons mis quatre jours à aller d'Edimbourg à Fort-William !
Mais c'était un enchantement. Non seulement, j'étais avec Steven, et rien que pour cela, je serais allée au bout du monde (il m'avait dit : "Mais nous allons au bout du monde, Petite Pomme !", ce en quoi, il n'avait pas tout à fait tort), mais, en plus, il ne m'avait vraiment pas menti. Ou plutôt, il n'était pas parvenu à me décrire assez précisément la beauté de son pays. Plus nous allions vers le nord, puis vers l'ouest, plus c'était beau. J'ouvrais des yeux immenses, je croyais que mes yeux ne seraient jamais assez grands pour englober ces paysages étonnants, majestueux et si sauvages encore. Les lochs, les montagnes, les vallées… et les lumières, Dieu est-il possible d'avoir de si belles lumières ?
La veille du dernier jour de voyage, nous avons dormi au cœur des Rannoch Moor. Dans une ferme, chez des gens que Steven connaissait. De la famille éloignée. Ils étaient très accueillants. Chaque soir, nous nous étions débrouillés pour trouver un abri, mais j'avoue que j'étais contente ce soir-là de pouvoir dormir dans un vrai lit, confortable. Car le lendemain, j'allais faire connaissance avec ma belle-famille, et je voulais donner bonne impression. Après tout, j'allais vivre désormais avec eux tous, le premier contact était important.
Que dire de cette dernière journée de voyage ? Nous l'avons faite en charrette, avec un tonnelier qui rentrait à Fort William. La charrette cahotait sur la petite route tortueuse, mais pour rien au monde, je n'aurais voulu être ailleurs. A cette période de l'année, les journées sont très longues en Ecosse, le soleil se couche tard. Et là, il nous offrait une fin de journée magnifique. Pour mon arrivée ici, il développait tous les trésors de ses lumières.
Nous avons descendu la passe de Glencoe. Je ne me lassais pas de ce que je voyais et, déjà, je faisais le vœu de passer ma vie ici, quoi qu'il arrive. A un moment, Steven s'est signé, le tonnelier aussi. J'ai vu à leurs visages qu'ils étaient graves, sérieux. J'ai attendu un petit moment pour demander à Steven pourquoi il avait fait une prière à cet endroit. Et c'est là qu'il m'a raconté la terrible histoire de Glencoe. Et que j'ai compris que je ne mettais vraiment pas les pieds dans un endroit pareil aux autres, même si je n'en prenais pas encore la pleine mesure.
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