Partie I
Il entra dans la salle, des chuintements de vapeur et les chuchotements du métal accompagnaient son pas irrégulier. Le sol résonnait sous sa marche hésitante. Comme il paraissait infime face à l’immensité de l’architecture ! Des ponts rivetés le dominaient avec le dédain de l’acier. Des arches élancées l’ignoraient, happées par leur trajectoire céleste. Il était l’intrus dans ce paysage industriel, il était la chair faible dans ce monstre mécanique, dans ce vaisseau fendant les cieux. Du coin de mon œil d’argent, j’observais son cheminement. Il était Dieu et Diable. Il était Ange et Damné. Démiurge, il m’avait fait don de l’éternité, Démon, il m’avait réduit en esclavage.
De ma lourde démarche d’automate, je m’approchai de lui, prêt à m’enquérir des services dont il avait besoin. Mais d’un geste, il m’intima le silence. Attentif à ce que je savais être une de ses profondes réflexions, je l’attendais sans un bruit. Nièmer, c’était son nom, Nièmer lui… mon démon. L’âge ne l’épargnait pas, au terme de deux siècles d’existence, sa vie s’éteignait déjà, son visage se faisait difficile à distinguer sous sa couche de rides. Sec comme un fruit mort, vouté par le poids de la connaissance, cassé par l’expérience des échecs. Même son humble tunique brune semblait l’ensevelir sous un inexpugnable amas de tissus. Nièmer exultait l’hérésie de la vieillesse ; Nièmer transpirait les tréfonds du génie, les prémisses de la folie.
Sa voix usée me ramena au présent. Il s’adressa alors à moi, de son timbre fatigué, teinté de tristesse. « Quelle ironie pour toi… Tu es le point d’orgue de ma vie, je suis la dissonance dans la tienne. Depuis un siècle tu me sers… comme ces années ont dû te paraitre longues… comme cette immortalité forcée doit te peser et comme tu dois maudire cette dette d’antan. N’espères pas dans ces paroles des regrets naissants à l’annonce d’une mort prochaine. N’attends aucune délivrance, aucun présent de ma part. Tu fus mon point d’appui. La confirmation d’une possibilité. Le premier esprit affranchi par l’homme, la première conscience déplacée d’un corps vers un autre. Un exploit inégalé… peut-être inégalable »
Ses phrases se brisèrent sur ses lèvres, tel un souvenir sur une digue. Péniblement, il initia un déplacement le long de l’immense promenade qui entourait la bibliothèque. La lumière resplendissait sur la verrière qui la bordait, les rayons parcouraient la baie dans une chorégraphie qui paraissait obscène au milieu de cette architecture de rouages. Nièmer figea ses pas pour observer les livres à travers les persiennes d’un volet qui avait protégé son maigre espace de la vapeur des machines.
« L’immortalité, on la recherche depuis tellement de temps… l’erreur fut toujours de s’attacher au corps. La chair pourrit, la peau flétrit, le port s’oublie. Fontaine de jouvence, arbre de vie, artefact, ce fut la quête de tant d’égarés. Et pourtant la réponse existait depuis longtemps. Regarde… Homère, Confucius et Virgile les premiers, suivis par Rabelais, puis Poe, Hugo, Camus, Neruda, Adams voire Corot ou Brière plus récemment. Eux l’ont dompté la vie éternelle. A leur manière, et suivant leurs opportunités. Leur esprit subsiste toujours dans ce monde. Ils se sont changés en souvenirs, ont mué en fractions dispersées aux quatre vents. L’immortalité… voilà la vision qu’ils en avaient. C’est inadéquat c’est sûr. Ô combien décevant comme alternative. Mais quel génie, quel legs pour la postérité ! C’était mon premier jalon pour avancer. Il fallait scinder corps et esprit. Oublier cette propriété que la vie nous offrait. Dès lors, il devient possible de s’arroger celle des autres. Vivre pour l’éternité…
« Non n’objecte rien, je sais ce que tu vas dire. Mais, objectivement qu’importe la vie de quelques quidams comparé à mon génie ? Se réfugier dans un corps mécanique, c’est se priver de ces sensations, c’est devenir machine… Ce fut ton lot, ce ne sera le mien… L’injustice t’es exclusive Dupin »
Il avait dit mon nom. Son souffle s’était éteint au fil de sa tirade, depuis combien de temps n’avait-il pas autant parlé ? Il avait dit mon nom ! J’étais figé, mon squelette rouillé ne répondait plus à mes stimuli, ou peut-être ne souhaitais-je pas bouger. Lui chancelait, sa respiration était haletante. J’observai, immobile, sa tentative inutile de trouver une prise avant de s’écrouler. L’écho que mon nom avait éveillé en moi me paralysait.
Les souvenirs m’envahirent, et pendant que je me rappelais, nous restâmes tous deux inertes sur ce pont bornant l’immense verrière, suspendu au cœur d’une salle immense où convergeait toute la vapeur du vaisseau qui gravitait paresseusement dans l’espace. Lui, l’homme, geignait, jurait au sein du décor. Tandis que moi, automate immobile, homme enfermé dans la machine, je disparaissais, fondu dans l’environnement. Remontant le temps, mon esprit oubliait ce pont de métal, oubliait cette cathédrale d’acier. Les jets de vapeurs émanant des pistons, les grincements des rouages, l’odeur âcre du fer, tout disparut en une onde…
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