Un de moins

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Des petites bottes noires salies par la boue aux pieds, une cape rouge trop grande sur mon dos avec une capuche sur la tête, je marchais dans la forêt Pemberleigh. Les rayons du soleil filtraient à travers les arbes de sorte à n'éclairer que le chemin que j'empruntai pour la première fois. Les nuages menaçaient de pleuvoir et de faire éclater un orage. C'est ce qui arriva dans les secondes qui suivirent car je me mis à courir en m'imaginant devenir le cheval le plus rapide du monde. Le décor avait changé, les arbres n'étant plus habillés de leurs feuilles d'automne, le sol devenant de plus en plus marécageux et un vent glacial me fouettant à la figure. Mon visage était trempé par la pluie mais aussi par des larmes qui coulaient le long de mes joues. Mes yeux picotaient et mes larmes me brouillaient la vue, je voyais à peine où je marchais. L'adrénaline montait en moi car quelque chose me poursuivait. Je ne voulais pas regarder en arrière, mon instinct me disait simplement de courir droit devant jusqu'à trouver la taverne du vieux Marius. Même si la chose derrière moi ralentissait petit à petit, je gardai la même vitesse.

Soudain, je me pris une branche fine qui me fouetta le visage. Déstabilisée, je trébuchai sur ce qui devait être un tronc d'arbre, couché à cause des rafales du vent. Le silence régnait, seuls la pluie et le vent faisaient un carnage. Je ne pouvais plus distinguer d'autres sons que ceux-la. Alors que je me mis à genoux pour essuyer la boue sur mon visage, une dizaine de pic vinrent me picorer le sommet du crâne. C'était des becs de corbeaux, la fameuse chose qui me poursuivait ! Une autre dizaine de becs arriva sur moi, leurs battements d'aile ressemblant à une tempête. Instinctivement, je me mis en boule, ce qui ne plut pas aux corbeaux qui se mirent à me picorer le dos. Je sentis ma cape se déchirer, ma peau me brûler et mes gémissements retentissaient dans toute la forêt. Cela dura une bonne minute jusqu'à-ce que le plus gros d'entre eux ne se posent sur mon dos, ses griffes me déchirant la côte droite car il s'agrippait fermement. Haletante, je n'osais pas bouger de peur qu'ils me picorent une nouvelle fois. Très prudemment, je tournai la tête pour voir à quoi ressemblait le chef des corbeaux. Il me regarda un instant dans les yeux avant de planter son bec dans mon cou avec une puissance que je n'aurais jamais imaginée.

Ce coup fatal faillit m'assommer. Je l'étais à moitié lorsque j'entendis un grognement d'animal. La meute de corbeau s'envola tout en piaillant. J'entendis le carnivore déchiqueter quelques proies avant que la forêt retombe dans le silence. Je rampai jusqu'au premier tronc d'arbre venu avant de retomber lourdement dans une flaque d'eau. Je n'en pouvais plus, les douleurs dans mon dos m'empêchaient de me retourner et le coup de bec dans le cou me paralysait. La pluie continuait de tomber à la renverse sur mon corps frêle, mes yeux me picotaient si forts que je devais les fermer. Avant de tomber entre le sommeil et l'évanouissement, l'animal qui m'avait sauvé se plaça à mes côtés pour renifler mon corps. Je reconnus un loup noir dont la machoire était pleine de sang.

Je sursautai. Mon coeur battait la chamade, la respiration rapide. Allongée dans mon lit, je me calmai en reprenant lentement mon souffle. Je me frottai les yeux en bâillant, comprenant que le sommeil ne reviendrait pas.

-Ce n'était qu'un cauchemar... songeai-je à haute voix.

Même si ce cauchemar semblait irréaliste, je savais au plus profond de moi que c'était du vécu. J'avais l'impression que ça m'était déjà arrivé mais je n'arrivais plus à faire la différence entre souvenir et rêve. Mon professeur lui-même me le disait, étant souvent dans la lune je ne distinguai pas vraiment la réalité des songes.

Je pris une grande inspiration et me levai. Je me mis en tenue convenable, soit une robe rouge foncée avec un pull noir et des grandes chaussettes. Ma seule paire de chaussure étant des bottines, je les enfilais en vitesse et pris le morceau de miroir que mon professeur Marius m'avait exclusivement donné après des débats fatiguants à propos du bien-être physique. Je lui avais expliqué, quand j'étais arrivée dans la taverne à mes neuf ans, que j'étais une fille. Il ne voyait pas le rapport et ne le voyait toujours pas. Je pris un peigne et tentait de demmêler un minimum mes longs cheveux blonds bouclés, éclarcis par les quelques rayons du soleil qui passaient à travers la toiture mal faite de bois. Je me fis une couronne de natte puis m'en alla rejoindre Marius dans la cuisine.

-Bonjour professeur, dis-je avec le sourire.

-Bonjour Amélia. Tu me fais mon thé ?

-Bien sûr professeur.

Pour une fille de quinze ans, je savais déjà faire toutes sortes de plats, connus ou inconnus. J'ignorais d'où je connaissais ces techniques, mais cela plaisait bien à mon professeur.

Qui disait thé disait oeufs au bacon. Oui, Marius avait des goûts très spéciaux et j'affirmai qu'ils n'étaient pas des plus délicieux. Je sortis une poêle, la bouilloire, fis chauffer l'eau à l'aide d'un feu préparé par mon professeur et m'occupai des oeufs. Je sortis les couverts, soit deux assiettes, deux verres et des couverts. Marius lisait paisiblement un journal qu'il recevait spécialement par un soit-disant "distributeur du château". Marius me cachait beaucoup de choses, et ces choses-la je ne les comprenait pas en arrivant ici. J'appris vite à m'habituer à ce vieux aux cheveux blancs bien mieux soignés que les miens et qui avaient toujours autant d'empleur que quand il était plus jeune. Ses yeux n'avaient pas perdus leur couleur marron plutôt sombres mais bien clairs à la lueur du jour.

-Il faudrait vous raser professeur, lui fis-je remarquer en m'asseyant face à lui.

Il leva simplement les yeux en levant un sourcil.

-Vraiment ? Tu n'aimes pas ?

-Sans vouloir vous offenser, non, riai-je. Vous voulez que je le fasse ?

Déçu de la tentation de ressembler à un jeune homme avec sa moustache, il me répondit :

-Je peux le faire, merci.

-Comme vous voudrez.

Je pris la poêle derrière moi et lui servit son petit déjeuner. Après avoir remplit son ventre avec son thé, son oeuf et sa crème -que j'avais improvisé à la dernière minute- il se leva pour aller se raser. Il revint imberbe en me souriant bêtement puis se dirigea vers la sortie.

-N'oubliez pas votre chapeau, dis-je en buvant mon lait.

-Ah, merci, l'entendis-je devant la porte d'entrée. Je reviens pour le déjeuner, n'oublie pas de faire ta potion comme demandé, ajouta-t-il en enfilant son manteau gris. Si tu as besoin d'ingrédients, tu as la forêt entière à ta disposition mais ne va pas...

-...pas plus loin que le séquoia, oui je sais, enchaînai-je. Vous me le rappelez tous les jours.

-C'est pour ne pas que tu oublies tête de linotte, se défendit-il d'un ton grave.

Je me levai pour l'aider à refermer correctement sa grande veste grise avec une ceinture pour maintenir son dos fragile. Il me remercia du regard et s'en alla. Je refermai la porte et fis la vaisselle.

Tout en nettoyant les assiettes, je repensai à ce rêve. C'était la seconde fois dans le mois, ce traumatisme ne partira donc jamais. J'en avais parlé à Marius qui en déduisait que je n'avais bel et bien pas menti lorsque je lui avais raconté ce qui m'étais arrivée dans la forêt avant d'arriver chez lui. Ne me connaissant pas du tout, il m'avait prise pour une folle et à partir de ce jour, chaque fois que je ressortai un mot sur ce sujet, je me faisais punir jusqu'à mes douze ans. Lorsque je lui avais avoué que je faisais ce rêve, il comprit que ce qui m'était arrivé était vrai et ne m'aidait pas dans ma vie d'apprentie sorcière alors il me donna des dizaines de remèdes sans grands succès. Cependant ils m'avaient réduis le nombre de fois que je voyais ce cauchemar de dix à deux fois par mois. Marius m'avait expliqué qu'il ne pourrait pas faire mieux et que c'était à moi de m'adapter. Donc trois ans après, me voilà à repenser à ce traumatisme. Tourmentée, je n'avais pas remarqué l'eau qui montait et qui se mit à déborder.

-Oups ! lâchai-je en fermant le robinet.

-Bon, un poil de sanglier, quatre pétales de Lupin, une pincée de poudre d'érable et... Ah, de la bave de chauve-souris.

La couleur devint blanchâtre, presque transparente. Des bulles se formaient sur le liquide qui éclataient sur le rebord du chaudron. Alors que je m'apprêtai à cocher la case "terminée", le liquide s'évapora en un rien de temps. Je me penchai sur le chaudron en le suppliant de me ramener le liquide comme s'il pouvait me comprendre. Une fois le liquide entièrement disparu, je soupirai et regardai l'heure.

-Bon, j'ai encore le temps, me dis-je en voyant qu'il n'était que onze heures du matin.

J'enfilai ma cape rouge, prit un panier et partit à la recherche des bons ingrédients. C'était le printemps, les bourgeons commençaient à s'ouvrir, les fleurs apparaissaient ici et là et la mousse prenait place au bas des troncs d'abres. Je sentais encore l'humidité de l'hiver qui se mélangea à la douce odeur de pollen. J'aimais beaucoup le printemps, c'était de loin ma saison préférée.

Au bout d'une demie-heure, j'atteignis le fameux séquoia. Bizarrement, c'était la première fois que j'allais jusque là. Je n'avais rien trouvé en therme d'ingrédients, mes pas m'avaient simplement ammenés ici. J'admirai le grand arbre qui avait déjà bien fleurit. Je regardai autour de moi, inquiète de ce silence de plomb. Sans réellement savoir pourquoi, je sortis mon glaive de ma ceinture car mon instinct me présageait rien de bon. Mes yeux furtifs tentaient désespérement de voir un point bouger ou lui sauter dessus. Je retins ma respiration en entendant un grognement. Étant mal placée, sous l'emprise de la panique, je ne parvins pas à savoir d'où il provenait.

Aussi rapide qu'un éclair, une grosse boule de poil surgit devant moi. C'était une genette noire aux tâches blanches. Elle tourna la tête comme si elle essayait de lire un message à travers moi. Je reculai en la voyant se rapprocher lentement de moi, ses yeux d'un bleu très clair fixant les miens. Mon coeur battit la chamade. Marius m'avait prévenue de ces bêtes là. Dans ce bois, les genettes étaient réputées pour enfoncer leurs crocs jusqu'aux os. Avec leur longue queue, il leur arrivait d'étrangler les plus petites proies et l'humain se trouvait entre la petite et la grosse proie. Je tombai sans faire exprès sur un tas de feuille plutôt petit. La genette s'arrêta d'avancer en se mettant sur ses pattes arrières. Prise de panique, je pointai mon glaive devant moi pour lui montrer que je pouvais moi aussi me défendre. Elle monta alors ses deux pattes avant comme un humain qui se ferait arrêter par la gendarmerie. Je fronçai les sourcils : rien dans son comportement n'était normal. Je le voyais bien, quelque-chose n'allait pas.

Alors que j'allai me redresser, j'entendis un crit de loup. La genette prit peur et s'en alla en faisant des petits bonds. Bouche-bée, je n'arrivai à sortir aucun mot. Je finis enfin par me relever et rentrer.

Lorsque je fus de retour, je remarquai que le cheval blanc de Marius était déjà là. Je me pinçai les lèvres tout en sachant ce qui m'attendait. J'inspirai profondément et entrai en m'excusant. Aucune réponse de sa part.

-Marius? m'enquis-je en posant mon panier.

Je le vis dans le petit salon, les coudes sur les genoux, les mains jointes sous son menton, le regard vague. Je me plaçai devant lui en prenant ses mains. Il baissa les yeux en me faisant un faible sourire.

-Quelque-chose ne va pas?

-Non... Enfin si, je vais bien... Mais...

Un silence s'abattit entre nous sans que je sache quoi dire. Ses yeux clairs restaient perdus.

-Il y en a un de moins... Un de moins...

Je soupirai. Cette nouvelle me fis frissonner. Je déglutis et lui posa une question tout en sachant la réponse :

-Un sorcier?

Il hocha de la tête en fermant lentement les yeux, son sourire rentré confirmant son désespoir.

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