Partout et nulle part

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De ma capsule, j'ai une vue imprenable sur la mégalopole K137. Un océan de lumière froide à perte de vue. Elle lutte avec difficulté pour traverser le smog épais qui nous maintient prisonniers sous son dôme de pollution.

Je me sens triste. Triste et fatiguée par cette vie et cette ville qui ne m'apportent rien. Je veux m'éloigner de la civilisation. Je veux de l'air pur et de vastes étendues. Il n'y a rien pour moi, ici. Hélas.

Mais de notre vivant, il est impossible de rejoindre la Nature. Nous n'avons rien à lui apporter tels que nous sommes. Seule la décomposition de notre corps participe à nourrir la biosphère que nos aînés se sont appliqués à dévaster. Il est de notre devoir de réparer leurs erreurs.

Tel est l'enseignement d'Ehk Elmaïr, le Grand Organisateur du Cosmos, qui nous est parvenu il y a moins d'un demi siècle. Beaucoup trop tard. Notre Mère à tous était déjà profondément marquée. Par notre mort, nous pouvons l'aider à se reconstruire.

D'ici là, nous resterons confinés dans nos villes puantes pour ne pas souiller les forêts, qui lentement reprennent vie.

C'est ce que je souhaite, plus que tout. Expier nos terribles offenses envers la Terre, mériter ma place en son sein.

Je n'hésite pas. J'ai déjà tout prévu. Le gramme de cyanure ne me laisse aucune chance.

Les effets sont foudroyants, mais pas suffisamment pour que mon esprit soit incapable de les analyser. J'ai toujours été comme ça. Analyser les choses plutôt que de les vivre. Là est sans doute la véritable cause de ma mort.

Mon corps ne me répond plus, il convulse. Mes veines semblent imploser, tout comme mon cœur. Ce n'est pas douloureux ; quoique je n'aie jamais été très douée pour ressentir la douleur. Mais ma bouche est terriblement sèche et ça, c'est désagréable. Je ne sens plus mes mains, ni mes pieds. À vrai dire, je ne sens plus aucun de mes membres. 

Finalement je ne vois plus. Je n'entends plus. Difficile d'analyser dans ces conditions. 

C'est alors qu'une barrière cède : j'ai l'impression de me répandre dans un périmètre indéterminé et diffus. Il me faut un temps d'adaptation avant de réussir à dompter tous les nouveaux sens qui s'offrent à moi. Une déferlante de sensations, un milliard de fois supérieures à ce que j'ai pu percevoir de mon vivant. Un milliard, si ce n'est plus. Un raz-de-marée, un ouragan de ressentis que je n'aurais jamais pu imaginer. Me voilà submergée par des perceptions qui ne souffrent plus d'être réprimées par mon enveloppe corporelle.

Mais cette nouvelle intuition du monde me fait prendre conscience de l'endroit où je me trouve encore plus intensément qu'avant.

Vivante, je me sentais triste. Morte, la tristesse se mue en un désespoir sans nom. La pollution omniprésente me traverse de part en part, étouffe les plus petites parcelles de mon être éthéré. Les bruits de la mégalopole entière font vibrer les filaments de mon esprit avec une violence inouïe.

Je suis partout et nulle part, torturée par ce monde que j'ai quitté. Ce monde qui m'afflige et que nous avons construit. Ce que je veux, c'est partir. Ce que je veux, c'est goûter la Nature pour la première fois de mon existence. Ou plutôt de ma non-existence, désormais.

Combien de temps vais-je devoir attendre ? Suis-je encore dans mon corps, ou ailleurs ?

Je sens tout. Je ressens mon environnement avec une telle puissance que je finis par ne plus rien ressentir.

Il ne me reste qu'à prier. Prier de toutes mes forces pour que l'enseignement d'Ehk Elmaïr ait été juste. Qu'il m'apporte la paix et la sérénité dont j'ai toujours voulu.

Je suis incapable de dire combien de temps s'est écoulé. J'ai tellement de repères que je finis par ne plus en avoir. Un vivant ne pourra jamais appréhender l'infinité de dimensions qui s'offrent à moi. Et j'étais vivante il y a peu, alors impossible de me servir de ces multitudes d'espaces pour déterminer où se trouve mon corps.

Et pourtant, je suis liée à lui. Je le sais car je saisis quelques changements dans l'environnement. Disparue, la proprioception ; disparue, la mécanoréception. C'est tout ce dont je dispose pour situer ce Soi qui est le mien. Une foule d'impressions nouvelles que je suis parfois incapable d'identifier, tant elles me sont inconnues. Alors je me concentre sur les variations plutôt que sur les persistances.

Enfin, l'air vicié relâche progressivement son emprise et le torrent de sons devient une vague rumeur. Toujours présente, mais lointaine.

Peu à peu, je me sens libre. L'oppression de la pollution finit par disparaître. Je perçois des bruissements, une multitude de fréquences et d'ondes qui s'élèvent en une douce mélodie. Je ne me sens plus rejetée par le monde. Étrangement, j'ai la certitude d'en faire partie. D'appartenir à un tout qui m'accepte, et que j'accepte sans condition.

Un vent tiède et réconfortant m'enveloppe et je l'étreins en retour.

Mon corps a été déposé. L'environnement ne change plus. Je deviens la forêt, et la forêt devient moi. Je sens des ramifications innombrables devenir des prolongements de mon être éthéré. Le concerto délicat qui me fait délicieusement vibrer n'est autre que la brise s'engouffrant en moi.

Enfin. Après toutes les afflictions qui m'ont accablée, après la vie, après la mort.

Je suis désormais partout et nulle part, entourée par la Nature dont j'ai toujours rêvé.

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