Sur la route du Tōkaidō
Le dernier soir d’azuki¹, Naoki Sakai las d’avoir arpenté depuis le matin la grande route du Tōkaidō², n’aspirait qu’au repos dans un ryokan³ convenable. Si par surcroît il y trouvait un onsen, et qu’il puisse ainsi soulager ses muscles endoloris, cela serait merveilleux. Il avait quitté Edo six jours auparavant et comptait rejoindre Kyōto dans une quinzaine où il devait visiter un sien parent débiteur d’une petite somme à son avantage. Le shukuba⁴ de Mishima accueillait nombre de voyageurs cette nuit-là et seule une vieille auberge un peu à l’écart lui offrait le gîte. Bien des saisons passées avaient amené la façade à se couvrir de penailles que l’obscurité naissante masquait péniblement. Naoki ne cacha pas son étonnement en pénétrant dans l’établissement. Des lanternes dispensaient une douce lumière orangée dans la salle commune parfaitement tenue.
— Entrez, entrez !
Une vieille femme au cou allongé et aux hanches généreuses agitait la main l’invitant à approcher.
— Bienvenue, bienvenue, vous désirez une chambre ? J’ai encore de la place, les bains sont chauds et le repas bientôt prêt.
— Parfait, je craignais d’avoir à me satisfaire d’un oreiller d’herbes et me laver de rosée mais me voila comblé.
— Bien, bien, vous aurez la compagnie de deux autres résidents au repas et possiblement aux bains, voici votre chambre.
Alors qu’elle s’éloignait, Naoki s’interrogea sur cette curieuse manie qu’elle avait de répéter le premier mot qui sonnait en réalité plus comme un écho rebondissant sur l’eau. À la réflexion, il lui semblait aussi que l’on percevait un bruit de liquide agité lorsque qu’elle se déplaçait. Elle avait dit s’appeler Tsubo⁵, ce qui l’amusa un peu tant cela s’accordait avec son aspect.
Les bains s’ouvraient sur l’extérieur et, des bassins s’élevait un voile de vapeur qui dansait dans les dernières lueurs du jour. Un clapotis sans rythme répondait au chant d’un kurōtadori⁶ et tandis que Naoki laissait son yukata et ses zōris sur le seuil, son esprit s’apaisa. Il se lava et s’enfonça, les yeux fermés, jusqu’au cou dans l’eau chaude. À son tour, son corps se relâcha à mesure que la chaleur s’infiltrait dans sa chair.
— Konbanwa l’ami !
Naoki se releva à demi et manqua d’étouffer en avalant de l’eau. Un homme au crâne pointu se tenait là, de l’autre côté du bassin un sourire facétieux aux lèvres. Il observait sa victime d’un œil unique, un bandeau noir couvrait l’autre.
— Navré de vous avoir effrayé. Je suis Uteki⁷.
Son air démentait ses dires, mais Naoki appréciait les farces et celle-ci n’était pas bien méchante, sa bouche dessina un arc et ses yeux pétillèrent.
— Et moi Sakai, allons c’était votre dessein de me surprendre de la sorte, Tsubo-san m’avait averti de votre présence, mais j’ai oublié.
— Chère Tsubo-chan, charmante n’est-ce pas ? Et son ryokan et un des mieux situés de toute la province d’Izu. De jour quand le temps est clair, que votre regard se tourne au nord-est et survole le mont Ashitaka, la corolle blanche du mont Fuji scintille comme une fleur de prunier.
— Ho-ho… Vous voila poète maintenant.
— Un bien piètre mon ami, un bien piètre, dit-il en se redressant.
Naoki tressaillit de nouveau, l’homme n’avait qu’une jambe, il souriait.
— Un souvenir du clan Hōjō, enfin je crois.
Il sautilla habilement jusqu’à la porte, fit un dernier petit signe de la main et disparut laissant Naoki à sa perplexité.
Comment ça, je crois ? Il me semble que lorsqu’on perd une jambe on devrait savoir où et quand on l’a perdue. Voilà quelqu’un de bien espiègle, je ne crois pas un mot de ce qu’il raconte.
La chaleur le rendait somnolent mais la faim le tira de sa torpeur et à son tour il regagna l’auberge.
Tsubo-san posa des bols de riz, une soupe de miso aux algues, des champignons enoki sautés au gingembre et quelques pichets de sake sur le chabudai⁸, puis s’assit auprès de ses convives. Naoki faisait face à un homme étrange : des cheveux hérissés, une longue barbe embroussaillée et une moustache tout aussi ébouriffée cachaient à demi son visage. Cette abondante pilosité hésitait entre un jaune délavé et un vert éteint.
— Voici Waraji⁹-kun et vous connaissez déjà Uteki-kun, ce sont mes résidents permanents, nous nous connaissons depuis longtemps, aussi prenons-nous nos repas ensemble. J’espère que cela ne vous dérange pas ?
Naoki assura qu’il n’y voyait aucune objection et qu’au contraire, un peu de compagnie après cette marche solitaire n’était pas pour lui déplaire. Le temps coulait chaleureusement en joyeuses conversations alimentées par un apport incessant de sake, Tsubo-san s’empressait de remplir les cruches dès qu’elles étaient vides. Les joues rouges, les prunelles brillantes, Naoki s’enfiévrait, parfois il lui semblait que les lanternes l’observaient. Leurs grands yeux ne clignaient pas puis disparaissaient, comme si d’un seul coup leur intérêt faiblissait.
— Jouons ! proposa Uteki. Écrivons des Haikus, le plus beau devra boire quatre coupes de sake.
— Vous avez tous fini ? Lisez le vôtre Waraji-kun !
— Aiguilles de pin
comme autant d’abeilles ivres
Paille sous mes pieds
— Joli ! À vous Tsubo-chan.
— Jisake¹⁰ d’Izu
chante rizière d’automne
souvenir brumeux
— Haha, pourquoi ne suis-je pas surpris? Permettez que je lise le mien.
Kuraokami¹¹
sème nuées de tsuyu¹²
ombrelles en fleur
Sakai-san ?
— Vent sur le chemin
poussières tel lucioles
seul avec la lune
— Splendide !
— Extraordinaire !
— Fabuleux, vous gagnez assurément !
Naoki n’était pas dupe, il voyait bien que tout ceci n’était prétexte qu’à s’enivrer, mais ça ne le gênait pas. Waraji sortit des cartes d’hanafuda et les parties se succédaient toujours arrosées de sake. Sous le regard curieux des lanternes, ses compagnons paraissaient se métamorphoser en partie, prendre un curieux aspect et reprendre une apparence humaine. L’ivresse embrumait son cerveau, ces visions fantasmagoriques évoquaient les vieilles histoires de tsukumogami¹³ que lui contait sa mère.
Une nuit profonde enlaçait le ryokan et le rîn rîn des suzumushi berçait Naoki. Allongé sur son futon, des lambeaux de son enfance traversaient son esprit. Il se revit capturer ces grillons, les enfermer dans une petite cage de bambou et les laissait chanter pour sa sœur.
Un souffle de vent le réveilla, l’air était clair et le soleil perçait entre les planches disjointes de sa chambre. La maison semblait plus délabrée qu’il ne le pensait. Il ne trouva aucune trace de ses comparses de la veille. Près du chabudai poussiéreux traînaient, abandonnés, un vieux parapluie, une jarre de sake pleine et une sandale de paille. Déconcerté, Naoki gagna la rue, « que s’est-il passé hier ? Quel est cet endroit ? ». Deux paysans près d’une charrette bavardaient.
— Il y avait de la lumière dans la maison hantée cette nuit.
— Tu es bien naïf, c’était certainement un vagabond. Il faudrait détruire ce vieux ryokan, il tombe en ruine.
— Excusez-moi, intervint Naoki sans engendrer le moindre intérêt.
La conversation se poursuivait, ils semblaient ne pas l’avoir entendu, ni même vu. Au contraire, leurs regards le traversaient comme s’il n’avait plus aucune substance.
— On a trouvé un corps au bord de la rivière.
— Oui, un voyageur détroussé par un brigand à ce qu’il paraît.
Naoki ressentit soudain une violente douleur près du cœur. La rivière, le voleur, tout cela lui revenait. Il revint à l’auberge. La salle commune était à nouveau éclairée et propre. Tsubo-san, Waraji-san et Uteki-san l’attendaient. Ils avaient revêtu leurs aspects de tsukumogami et souriaient sous le regard indifférent des lanternes.
1 Mois d’août.
2 Route reliant Edo à Kyōto jalonnée de 53 relais étape.
3 Auberge.
4 Relais.
5 Jarre.
6 Merle du Japon.
7 Goutte de pluie.
8 Table basse.
9 Sandales à lacets.
10 Sake local.
11 Dragon de la pluie et de la neige.
12 Saison des pluies.
13 Objets qui prennent vie lors de leur centième anniversaire.
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