Chapitre 1
Il faisait chaud. Il était à peine neuf heures du matin que la canicule se faisait déjà sentir. Toutes les fenêtres des maisons étaient ouvertes, les portes des magasins également, les vendeurs mouillaient le sol pour apporter un peu de fraîcheur, en vain. Les enfants s’amusaient à jouer sur le bord des rivières ou des ports et les femmes nettoyaient tous les jours leurs foyers, juste pour s’imbiber d’eau.
Aux champs, les hommes cultivaient ce qui restait des plantations ; à cause de la chaleur incessante depuis maintenant dix jours, les réserves commençaient à brûler et mourir.
« -La réserve de blé est foutue. Reporta un jeune garçon à la coupe au bol. »
L’homme à qui il s’adressait souffla d’exaspération. Il se releva, une brindille à la main, inspectant les dégâts produits par le soleil ; les racines étaient sèches et se brisaient toutes seules, la terre était dans le même état. L’homme souffla une nouvelle fois en ébouriffant ses cheveux bruns, il avait chaud sous sa chemise blanche, il sentait même les gouttes de sueur glisser le long de son torse. Mon dieu comment il détestait la saleté !
« -Où sont Ansfrid et Wal ? Je ne les ai pas vus depuis ce matin.
-… À la rivière. »
Deux hommes couraient comme des fous dans la forêt, ils se rapprochaient de la rivière. L’un avait de longs cheveux bruns, une peau mate et ses yeux légèrement tirés lui donnaient un air dur et sévère. L’autre, en revanche, était tout son contraire ; une peau blanche avec de courts cheveux bruns et de grands yeux turquoise.
Tous deux perdaient leurs vêtements au fil de la course à en finir nus. Ils coururent jusqu’à ce qu’ils arrivent près de la rivière. Les femmes, qui tendaient le linge, furent surprises et gênées malgré les quelques regards furtifs sur leur corps d’athlètes. En même temps, on parlait des hommes les plus virils du village.
Ils plongèrent la tête la première, l’eau s’étala sur la terre sèche et les rires éclatèrent au bord de la rivière. Ansfrid et Walfrid étaient connus pour leur spontanéité et leur joie de vivre. Un charme qui plaisait beaucoup aux femmes bien que, parfois, ils exagéraient…Comme en ce moment…
Ils sortirent leurs têtes de l’eau en pouffant et s’éclaboussèrent tels des enfants. Puis, profitèrent de la fraîcheur de cette substance miraculeuse.
« -Lorsque je me démerde aux champs, vous vous amusez ! Rugit Wilfrid qui venait d’arriver, essoufflé par sa course, suivi du petit garçon à la coupe au bol.
-Calme-toi frangin ! S’exclama son jumeau. Nous profitons seulement du moment présent…
-Avant que la sécheresse nous prive de l’eau ! Continua Ansfrid avec un grand sourire.
-C’est toi l’aîné, Ansfrid, tu devrais être plus responsable ! Répliqua le cadet des jumeaux. J’en ai ras le bol de toujours vous gronder comme vos mères !
-Tu joues le rôle à merveille. »
Les deux naturalistes partirent dans un fou rire, accompagnés de ceux des femmes et des enfants suivis d’un petit rictus venant de Nicolas –le garçon à la coupe au bol- tandis que Wilfrid prit la couleur d’une tomate.
Ils appelaient ce trio « Les Inséparables » et ce, depuis leur jeune âge. Ils avaient toujours été ensemble, il n’est pas passé un jour sans qu’ils ne soient séparés. En grandissant, chacun apprit à se connaître et à forger sa propre personnalité. Ansfrid était l’aîné du groupe, bien qu’il soit joueur et enfantin, c’était un homme mûr et responsable. Il savait que cette chaleur allait mettre en péril leurs cultures, mais que faire tant que la solution n’est pas à porter de mains ?
Walfrid –l’aîné des jumeaux- était moins mature que ses compagnons. Sa vie se résumait à faire la fête, à jouer, à boire et bien sûr tourner autour des femmes. Il aimait profiter de sa vie avant qu’elle ne finisse sous terre, quitte à laisser tomber la maturité, la responsabilité et le sérieux. Walfrid était un fonceur, il n’avait pas froid aux yeux, s’il devait faire quelque chose de dangereux, il le ferait assurément. L’expression « Tout dans le muscle et rien dans la tête » lui allait parfaitement.
Enfin, Wilfrid. Notre cher Wilfrid était plus consciencieux, prudent et sage que les deux autres. De nature peureuse, il préférait rester à l’écart de l’adrénaline, dans sa chambre à lire un bon livre au lieu de risquer sa vie. Il jouait le rôle de la mère poule, c’était lui qui prenait soin d’eux, il les disputait, réconfortait, amusait lorsqu’ils en avaient besoin. Plus maigrichon qu’eux, il avait l’habitude d’être persécuté par les autres enfants du village, plus robustes et engraissés. Et il avait toujours été sauvé par Ansfrid et Walfrid.
« -Des racines brûlées ? S’étonna Ansfrid, assis sous un arbre.
-Oui, il fait tellement chaud que l’humidité ne l’atteint plus. Affirma Wilfrid, couché sur l’herbe légèrement jaune.
-Croyez-vous que c’est l’œuvre des dieux ? Songea l’aîné des jumeaux. »
Les deux autres se regardèrent un instant avant de rire de la stupidité de Walfrid. Etait-il sérieux ? Les dieux avaient disparu depuis la guerre Sanglante, ils n’existaient plus, évaporés en poussières depuis des années-lumière. C’était tout bonnement impossible.
« -Vous avez finis ? Répliqua-t-il sur un ton légèrement énervé. Comment vous expliquez alors cette chaleur abominable qui condamne nos vivres ? Et de ce fait, nous condamne, nous. Si ce n’est l’œuvre des dieux, alors de qui s’agit-il ?
-Ce n’est que mère nature qui fait des siennes, n’y pense pas trop, ça ne te va pas du tout. Répliqua le cadet.
-Rentrons. »
Ils descendirent la vallée à pas lents. Ils contemplaient, au loin, le paysage de leur village ; il avait l’air si minuscule de là où ils étaient ! Ansfrid s’accroupit un instant le temps d’enlever un caillou rentré dans sa botte. Il eut juste le temps de le retirer que Walfrid l’interpella soudainement, alarmé. Le brun releva vivement la tête et plongea son regard vers l’endroit indiqué par Wilfrid. Une maison, un toit, du feu. L’habitation brûlait et la flamme prenait plus d’ampleur à cause de la paille séchée.
Alertés, les trois hommes accoururent au village où les villageois se dépêchaient d’éteindre l’incendie. Les étincelles des flammes tombaient malencontreusement sur les pailles et provoquaient un nouvel embrasement, flambant ainsi tout sur son passage. Les maisons commençaient à perdre leur forme, les poutres ne maintenaient plus l’équilibre et se brisaient doucement.
Le Trio arriva enfin et en une fraction de seconde Walfrid se retrouva à aider les propriétaires à sortir de leurs foyers et Wilfrid à mettre les enfants et les femmes en sûreté. Ansfrid prit deux seaux avant d’accourir vers l’eau la plus proche ; celle du port. Il descendit les marches à grandes enjambées et au moment où il mit le seau dans la mer, cette dernière perdit son volume.
« -Qu’est-ce que… ?!! »
Elle baissa au fur et à mesure que les secondes passaient. Arrivée au fond, elle se replia sur elle-même, s’éloigna du port de plusieurs mètres et ne bougea plus. Leurs bateaux, flottant sur la mer, s’étaient tous retrouvés au sol –plus de quinze mètres d’écart-. Il eut une distance d’environ trente mètres entre le port et l’eau….Impossible de nager et en ramener, trop de perte de temps.
« -Ansfrid ! Ta maison ! »
Il eut comme un déclic, il cessa de se questionner sur cet étrange phénomène et courra vers sa maison, vers sa mère qui dormait toujours.
Dagmar avait pris un coup de vieux, bien qu’elle fût une femme ravissante, la vie ne lui avait point laissé la beauté et la force de sa jeunesse. Lorsque son fils avait atteint la vingtaine, elle était devenue plus faible, moins belle et plus épuisée qu’elle ne l’avait jamais été. Elle dormait toujours tôt et ne se levait qu’en fin d’après-midi, une routine que maudissait Ansfrid. Ce dernier jurait dans son cœur, qui avait eu cette superbe idée d’isoler leur maison ? Qui pensait que rester entouré était considéré comme de l’enfermement ? Sa mère, bien sûr ! Elle avait toujours voulu rester à l’écart des regards des villageois, des mots qu’ils se soufflaient à chaque fois qu’elle allait au marché. Oui, son mari était parti. Oui, il n’était jamais revenu. Oui, elle élevait un enfant, seule. Y avait-il un mal à ça ?
Une part de lui la comprenait, mais une autre part le culpabilisait. Il était assez grand lorsqu’elle avait décidé de construire une maison éloignée du village, il aurait pu la raisonner, mais il n’avait rien dis…Il voulait simplement lui faire plaisir et cette envie l’avait conduit à un risque immense, si grand qu’il douta une seconde que sa mère puisse survivre à cet incendie.
« Par pitié, ne sois pas là ! »
La maison fut dans le même état que les précédentes ; en feu et légèrement démolie. Il n’attendit pas longtemps avant d’entrer à l’intérieur. La fumée lui brouillait la vue et lui brûlait la gorge, il toussa plusieurs fois avant de crier le nom de sa mère. Pas de réponse. Il cria une nouvelle fois en avançant doucement, faisant attention aux poutres du plafond qui craquaient lentement. Il entendit la voix faible de Dagmar et il accourut vers elle. Cette dernière était couchée au sol, le souffle court et une poutre en bois lui traversait la jambe droite. Le sang coulait à flots et les nerfs de son membre -à présent meurtri- provoquaient des convulsions.
Ansfrid resta sous le choc. Il ne savait plus quoi faire ; sa mère agonisait et vu l’état de la maison, il n’aura pas le temps de dégager cette foutue charpente que la construction finira sur eux. Merde !
« -A-Ansfrid…Mon garçon…
-Je suis là, maman, je vais te sortir de là. Dit-il d’une voix peu assurée et tremblante.
-Va-t’en…Sauve-toi tant qu’il e-en est encore temps…
-Je ne te laisserai pas ici !
-S-sous le rosier…Il y a une boîte-
-Je vais essayer de l’enlever, tiens bon. »
Il se posta tout près de la poutre qu’il tint fermement avant de pousser vers le haut. Dagmar cria à en arracher ses cordes vocales, un son qui blessait le jeune homme. Il poussa encore plus fort, mais la fumée l’empêchait de respirer, la chaleur lui faisait perdre son énergie et la poutre était chaude. Elle brûlait sa peau.
Il entendit la voix de Walfrid appelait son nom et en une fraction de seconde, le rejoint et l’aida à pousser la charpente. Wilfrid arriva juste à temps et aida Dagmar à se relever.
Ils en ressortirent saufs malgré la grosse blessure de la vieille femme. Ils toussèrent pendant plusieurs minutes avant que quelques villageois ne leur apportent de l’eau. Le soigneur arriva en courant, il ausculta la vieille femme avant de commencer ses soins.
Les maisons atteintes par l’incendie finirent toutes brûlées, il ne restait plus que dix maisons, un entrepôt et une vieille bâtisse du temps de la guerre Sanglante. Et la mer revint à sa place initiale. Ansfrid leur raconta à propos de cette dernière.
« -J’avais bien dis que ça ne peut être que les dieux !
- Walfrid, ce n’est pas le moment. Répondit son frère en lui montrant d’un signe de tête leur cousin. »
Ansfrid était assis au côté de sa mère, désormais inconsciente. Son regard était vide, plongé sur la blessure où s’était trouvée la charpente trois quarts d’heures plus tôt. Il savait qu’il était impossible de la recoudre ; l’ouverture était trop grande, elle risquait l’infection, la seule solution était de l’amputer, avait dit le soigneur…Amputer sa mère ? Etait-ce une décision à prendre ? S’il avait le choix, il aurait préféré tenter de la coudre au lieu de lui arracher la jambe, mais il ne connaissait rien à la médecine.
Le Trio passa toute l’après-midi à nettoyer les ruelles, à enlever les débris et à essayer de trouver de la place dans l’entrepôt où pourraient dormir les habitants. La journée fut longue pour les trois hommes, le soleil se couchait déjà lorsqu’ils terminèrent leurs tâches. Ils se posèrent auprès d’une fontaine, sèche, où ils ressassèrent les évènements de la journée.
Ansfrid était là, mais son esprit était toujours dans cette maison en feu, sa mère couchée et blessée par une charpente brûlée. Il se souvint de la sensation qui l’avait emportée, il avait eu tellement peur que ses mains tremblaient, ses yeux le brûlaient, mais ce n’était pas à cause de la fumée, il voulait pleurer d’angoisse, de stress, de tout ! Un instant, il avait osé imaginer une vie sans sa mère, imaginé sa mort…Juste à cette pensée, il eut des frissons dans le dos et sa gorge se noua d’un seul coup. Il détourna discrètement sa tête pour cacher ses larmes naissantes au coin de ses yeux.
Ce fut à ce moment-là qu’il tomba sur un rosier qui avait échappé à la catastrophe ; Caninas. Des fleurs sauvages naissant seulement dans les bois et les plaines. Pourtant, elles avaient survécu à la civilisation et avaient poussé au point d’arriver à la taille d’un homme. A la vue de cette plante, Ansfrid se souvint des paroles de sa mère, il se leva d’un bond sous le regard interrogateur des jumeaux. Il leur demanda de lui ramener une pelle. C’était ce que Wilfrid fit contrairement à son frère qui ne cessait de lui poser des questions.
La pelle en main, le brun creusa un bon moment avant de frapper sur du fer. Intrigué, il sortit une petite boîte métallique dont les symboles floraux étaient recouverts par des écrits étranges. Les fils d’Odal l’aidèrent à sortir du trou.
La boîte était remplie de lettres et dans chaque enveloppe se trouvait un bijou d’une forme ronde dont la couleur était anodine ; bleu nacré. Il n’y avait pas d’adresse sur le dos des lettres seulement des nombres. La première affichait 1780, il en attrapa une autre qui affichait 1779 et il comprit que c’était le numéro de la lettre. Ansfrid prit tout le paquet et choppa la dernière. L’enveloppe numéro une.
« -N’est-ce pas étrange ? Commença Walfrid. Qu’elle t’annonce l’existence d’une boîte secrète au moment où elle crut mourir ?
-Walfrid ! Rappela à l’ordre son frère.
-Il a raison et c’est justement pour ça que j’ai bien l’intention de découvrir ce que peuvent cacher ces lettres. »
Il ouvrit la première avec férocité, il dégagea toute sa peur et son stress dans ce simple geste. Il lit à haute voix :
« Ma très chère Dagmar,
Cela fait trois jours que je t’ai quittée avec notre enfant. Même de loin, je ressens tes ondes rancunières qui me font culpabiliser, seul, dans cette vaste mer. Je t’avoue que j’ai regretté, un moment, de t’avoir délaissée si lâchement. Quel acte stupide ! Toutefois, j’aimerai qu’un jour tu puisses comprendre mon choix. J’en ai rêvé, Dagmar, de voguer sur les flots, de naviguer sur la mer déchaînée, de découvrir une île déserte avec un trésor caché, qui sait ?
Tu étais au courant que je n’étais pas l’homme qu’il te fallait, je ne pouvais garder mon silence et vivre dans une île isolée du monde, mon esprit m’en empêchait. Mon cœur me guidait toujours vers ce bleu que j’aime tant ! Il m’hypnotisait et m’hypnotise toujours. Mais là n’est pas la question…
Comment va-t-il ?
Se porte-t-il bien ? Mange-t-il beaucoup ? Pas assez ? A-t-il grossi ? Maigri ? Je sais que ça fait à peine une semaine depuis sa naissance, mais les bébés ne grandissent-ils pas assez vite ? Et…Ce serait stupide de demander à qui ressemble-t-il le plus, il est encore trop jeune…
Je dois te laisser, le capitaine m’appelle. Mais sache que c’est avec regret et désolation que je termine cette lettre. Ta voix me manque, tes touchés, ton sourire, tout me manque ! Je me languis déjà de toi.
Avec tout mon amour,
Albert. »
Il eut un silence religieux autour du Trio ; les deux frères furent ahuris par le contenu de la lettre, ils ne surent quoi dire, quoi faire devant l’expression de leur aîné. C’était un mélange de tristesse, de surprise et de joie. Depuis son plus jeune âge, sa mère ne lui avait jamais parlé de son père, seulement qu’il était parti en mer et n’était plus jamais revenu, qu’il les avait abandonnés tous les deux pour réaliser un rêve éphémère. Il n’avait jamais compris le comportement de sa mère malgré ses faibles explications, il avait toujours pensé que ce n’était pas une raison de le haïr. Néanmoins, il n’avait pas voulu en savoir plus.
Mais la réponse était là, sous ses yeux !
« -J’aimerais être seul. Avait-il annoncé d’une voix trop calme au goût des jumeaux. »
Walfrid allait répliquer, mais fut retenu par son frère qui lui fit comprendre d’un simple regard de le laisser à sa guise. Ils se levèrent et quittèrent Ansfrid, resté dans la pénombre de la nuit. Il soupira doucement et contempla la première lettre, elle était simple et blanche, salie et vieillie par les années.
Etait-ce ce qu’il voulait ? Devait-il les lire et connaître enfin la vérité cachée ? Ou était-ce plus sage de brûler ces lettres et faire comme si elles n’avaient jamais existé ? La deuxième option lui semblait meilleure ; ignorer, oublier et vivre, voilà ce qu’il voulait. Pourtant, son cœur lui criait de les lires. Comment pourrait-il comprendre sa mère sinon ? Justement…Il avait peur de la comprendre, peur de juger son père, peur de le haïr par ses actions et gestes indésirables…Ou pire ! Comprendre son père et se révolter contre sa mère. Le brun avait toujours eu un penchant pour la mer, pour les navires et l’aventure -comme son père d’après Odal, il était effrayé que l’envie de la quitter et de voyager le submerge et le possède pour de bon.
Ansfrid était déchiré entre sa mère qu’il chérissait et son père qu’il n’avait jamais connu.
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