Mon enfer, c'est elle
– C’est ça, ta nouvelle copine ? me demande-t-elle, les bras croisés alors que je viens juste de refermer la porte.
Mon sourire, né d’une soirée agréable, s’efface.
– Oui.
– Elle ne me plaît pas.
– Pourquoi ?
J’essaie de garder mon calme, mais elle sait comment mettre mes nerfs à rude épreuve.
– Elle est vulgaire. Elle est moche. Elle est bête. Je ne vois même pas ce que tu lui trouves.
Je tente de ne pas prendre à cœur ses reproches. C’est toujours les mêmes. Elle n’est jamais satisfaite des gens qui entrent dans ma vie. Elle tente de me persuader que je vaux mieux. Selon elle, personne ne m’arrive à la cheville. Quand elle dit « personne », elle signifie « tout le monde sauf moi ».
Comme un vieux disque rouillé, je lui rabâche mes réponses réflexes. Je lui explique qu’elle n’a pas à se mêler de ma vie, que je suis majeur et je lui balance tout un tas de phrases bateau qui ne veulent plus rien dire.
Cette fois, je vais encore plus loin, parce Marie-Lise et moi vivons une histoire plus que sérieuse et que je ne veux pas la perdre :
– Si je t’écoutais, on vivrait juste tous les deux, cloîtrés dans cet appartement, sans jamais voir personne d’autre !
Ce qui devait être une réplique cinglante s’avère être une fatale erreur. Son visage se fissure. Elle utilise son arme ultime : ses larmes. Elle sanglote pendant quelques secondes durant lesquelles j’appréhende le pire, puis la crise vient. Elle crie. Elle crie plus fort qu’elle ne l’a jamais fait.
– Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’as jamais aimée ! hurle-t-elle. Je suis un boulet, hein ? Tu aimerais que je ne sois plus là, c’est ça ?! Toi, tu attends de pouvoir te barrer avec la première venue, pour t’installer dans un appartement ou une maison très loin. Tu comptes me laisser crever, toute seule ici, c’est ça ?
Je ne tente même pas de lui expliquer que Marie-Lise n’est pas la première venue.
J’ai beaucoup de mal à résister à son chantage. Ses larmes me brisent le cœur. Je sais qu’elle se sent perdue et inutile, sans moi. Elle extériorise sa souffrance et j’ai l’impression d’être impuissant face à sa douleur, car son apaisement implique que c’est à mon tour d’avoir mal. Comment décider ce qui est juste ? Lequel de nous deux doit se sacrifier ?
Elle continue à crier toutes sortes d’inepties auxquelles elle croit.
– Pourquoi je ne te suffis pas ? Pourquoi ne pourrait-on pas vivre juste tous les deux, pour le meilleur et pour le pire ? Pas d’autre homme dans ma vie, pas d'autre femme dans la tienne. Pourquoi ?
Elle attrape mes deux mains. Le malaise est à son paroxysme. Je crève de lui dire que ce n’est pas la vie que je désire, mais je ne ferai qu’exacerber son mal-être.
Elle me repose la question. Sans réponse de ma part, ses traits durcissent, son regard me brûle à vif.
– Pourquoi tu ne me réponds pas ? Hein, pourquoi ? En fait, tu veux te débarrasser de moi. Tu sais quoi ? Tu n’as qu’à t’en aller. Je ne te regretterai pas. Tu peux remballer tes affaires. A partir de maintenant, je vais agir comme si tu n’existais pas.
De rage, elle s’enfonce dans ma chambre, après avoir frappé un vieux vase qui s’écrase au sol en un fracas supposé semblable au coup que je viens d’infliger à son cœur. Je vois mes affaires voler à travers la porte de ma chambre. Mes vêtements se retrouvent à mes pieds, en boule, parfois déchirés. Elle sait lesquels j’aime le plus ; c’est ceux qu’elle a abîmés. Et moi je la regarde faire, passif, parce que je la connais bien et que rien ne peut l’arrêter. En moi, en mon cœur et en ma tête, c’est le chaos.
Elle ne sort pas de ma chambre. Elle a trouvé une vieille peluche qui m’appartenait durant mon enfance et sa vision l’a émue. Elle pleure en serrant l’ourson auquel il manque une patte.
– Si tu pars, je meurs… murmure-t-elle au creux de l’oreille de l’ourson, tout comme si elle s’adressait à moi.
Perdu, je me laisse tomber sur le canapé. J’ai envie d’exploser à mon tour. Je ne sais pas quel choix est le meilleur. Marie-Lise, ou elle ? Tiraillé entre les deux femmes que j'aime plus que tout, je me demande à quoi rime ma vie si je dois sans cesse ne prendre que la moitié de ce qui m'est offert. J'ai choisi.
D’une main tremblante, j’attrape le combiné du téléphone fixe et je compose le numéro de Marie-Lise.
J’entends le déclic du téléphone qui se trouve dans ma chambre. Elle s’apprête à espionner ma conversation. Je fais comme si je n’en savais rien. Elle devine déjà quels mots je m’apprête à prononcer. J’ai plaqué Marie-Lise. Mon cœur est déchiré en un million de petits morceaux, dont Marie-Lise a emporté la moitié.
Une heure plus tard, elle sort de ma chambre, métamorphosée. Le sourire aux lèvres, elle vient vers moi comme si de rien n’était. Elle pose sa chaleureuse main sur mon épaule.
– Que dirais-tu d’une soirée pizza, ce soir, juste entre toi et moi ? propose-t-elle.
Je sais qu’elle ne me reparlera jamais de cet épisode, comme elle n’a jamais évoqué aucun autre. Elle vivra comme si rien ne s’était jamais passé, jusqu’à ce que je manque de lui échapper à nouveau. A nouveau, elle pratiquera sur moi son art : celui de me garder auprès d’elle coûte que coûte. Peu importe le prix à payer pour moi, elle pense qu’elle souffre plus que moi. Je suis enfermé avec elle à jamais. Elle souffle le chaud et le froid, elle est imprévisible, et je subis. Je subis ses foudres, son manque de confiance en elle, sa peur de la solitude. Ce sont ces démons, ceux qui l'habitent, qui constituent son âme meurtrie et qui brûlent la mienne à petit feu. Et pourtant, elle est ma mère, qui m’aime, et que j’aime.
J'ai choisi de me sacrifier car je ne veux pas la perdre, que j'ai peur de l'enfer et des monstres qu'il renferme.
Mon enfer, c’est elle.
Annotations
Versions