2. Nouveau départ

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Au cours des jours qui suivirent, je reçus la visite du médecin de bord et du capitaine venus s’acquérir de mon état. Ils étaient plutôt gentils, mais je pense qu’ils avaient hâte de se débarrasser de moi.

Je me remis doucement de mes aventures et me risquai deux ou trois fois à l’extérieur, toujours accompagnée de Daniel qui me fit traverser le pont, mais les matelots qui y travaillaient ne voulaient pas d’une enfant dans leurs pattes, et leur air féroce me faisait peur. Je préférais les moments passés dans la tranquillité de ma petite cabine où je me sentais en sécurité.

Daniel venait me voir régulièrement, dès qu’il avait du temps libre, et c’est lui qui m’apportait mes repas.

Le troisième jour, mon ami vint me voir avec l’air profondément soucieux. Il se pencha vers moi et me caressa les cheveux avec tendresse.

– Eivy… Tu ne peux pas rester à bord avec nous. Je suis désolé de te dire ça mais… nous allons bientôt arriver en France et le capitaine a décidé qu’il allait te laisser là-bas.

– Non ! m’exclamai-je, terrorisée. Non, je veux rester avec toi !

– J’aimerais bien moi aussi mais c’est impossible, Eivy.

Malheureusement, ni Daniel ni moi n’y pouvions quelque chose et je dus me résoudre à accepter la décision du capitaine. Le lendemain, nous finîmes par accoster dans un port bruyant et puant du nom de Morlaix et je fus amenée sur le pont où m’attendait le capitaine.

Avant de débarquer, Daniel s’agenouilla devant moi. Il essuya la larme qui avait coulé sur ma joue et me serra une dernière fois dans ses bras, puis il vrilla ses yeux gris comme un ciel d’orage dans les miens.

– Au revoir, fillette.

Le capitaine m’attrapa par la main et m’entraîna avec lui à travers les ruelles de la ville. Laissant le port derrière nous, nous nous enfonçâmes dans les profondeurs de la cité sous les regards curieux des badauds. Me laissant guider par la poigne ferme et le pas vif du capitaine, j’en profitai pour observer les étranges maisons à trois étages qui bordaient les ruelles. Leurs étroites façades étaient structurées par de nombreuses poutres en bois enchâssées dans des pans de murs en plâtre, et les étages, en saillie par rapport au rez-de-chaussée, étaient maintenus par d’épaisses poutres obliques.

Les ruelles tortueuses de la ville étaient bondées de passants, de mendiants et de charrettes tirées par des ânes, ce qui freinait notre progression. Une odeur de poisson pourri et d’eau croupie emplissaient l’atmosphère, et je dus retenir ma respiration à plusieurs reprises lorsque des courants d’air me soufflèrent cet air vicié en plein visage.

Finalement, nous finîmes par arriver sur une petite place dominée par un imposant édifice, constitué d’une grande cour carrée entourée de longs bâtiments à deux étages. Le capitaine resserra sa poigne sur ma main et nous traversâmes la cour jusqu’à l’entrée principale du bâtiment. Nous avions à peine entamé l’ascension de la volée de marches qui y menait qu’une femme, probablement une religieuse au vu de sa tunique et du voile noir qui entourait son visage, vint à notre rencontre.

Le capitaine lui dit quelques mots dans un français que je supposai approximatif à cause de ses nombreuses hésitations. La religieuse, une femme d’âge mûr au visage sévère, l’écouta patiemment puis finit par tendre une main aux long doigts osseux afin d’y recevoir la petite bourse que le capitaine y déposa.

Puis, sans un mot ni un regard, le capitaine tourna les talons et s’en alla, me laissant seule avec la bonne sœur qui me poussa sans ménagement à l’intérieur du bâtiment.

Les quelques jours qui suivirent ressemblèrent de près à un cauchemar. J’eus toutes les peines du monde à comprendre les questions dont me bombardait la bonne sœur d’un ton autoritaire, ne semblant pas s’émouvoir du fait que je ne parle pas sa langue, mais je finis par lui faire comprendre que je m’appelais Eivy. Comme j’étais anglaise et que j’avais survécu à une tempête, elle me nomma Eivy Storm.

Lorsqu’elle eut fini son long monologue incompréhensible, la religieuse, sœur Catherine, me fit signe de la suivre. Nous montâmes une volée de marches en pierre, que le temps et les nombreux passages avaient creusés, et nous traversâmes la galerie supérieure percée de hautes fenêtres et balayée par les courants d’air. La vieille femme s’arrêta devant une porte en bois usée, l’ouvrit puis me poussa à l’intérieur. Une quinzaine d’enfants de tous âges y étaient assis en tailleur et écoutaient une autre femme, âgée elle aussi, lire ce qui devait être des textes religieux. Tous les regards se tournèrent vers moi lorsque je pénétrai dans la pièce et la religieuse interrompit sa lecture le temps d’échanger quelques mots avec sa consœur. Après le départ de sœur Catherine, ignorant les regards curieux posés sur moi, je me laissai glisser sur le sol, dos au mur, et éclatai en sanglots.

L’hôtel-Dieu dans lequel je me trouvais était un hôpital de pauvres qui recueillait également les enfants orphelins, et était administré par une vingtaine d’autres bonnes sœurs. C’était un grand bâtiment qui comprenait trois énormes salles principales, dont les hauts murs de pierre étaient bordés de centaines de lits occupés par autant de malades et de blessés. La seule intimité existante entre ces murs consistait en de petits rideaux rouges qui surmontaient chacun de ces lits. L’odeur de maladie, de mort et de médicaments y était oppressante, le silence qui y régnait était occasionnellement ponctué de râles et de gémissements, et on pouvait parfois percevoir l’écho lointain de hurlements de douleur.

Mon intégration à l’hôtel-Dieu ne fut pas chose aisée durant les semaines qui suivirent. Je ne comprenais pas ce que je faisais-là, dans cet hôpital misérable, entourée d’inconnus méprisants. Je ne savais même pas qui j’étais ni d’où je venais.

Les souvenirs de l’enfance que j’avais vécue avant la tempête ne me revinrent jamais en mémoire. Mais ce n’était pas grave, après tout : ce qu’on ne connaissait pas ne pouvait nous manquer.

Je passai plusieurs jours retranchée dans mon silence, acceptant de me nourrir à contrecœur, et attendant la nuit pour pleurer. J’étais non seulement la petite nouvelle, mais en plus j’étais une étrangère ne comprenant leur langue ; aux yeux des autres enfants, c’était une raison largement suffisante pour me tourmenter et ils s’en donnèrent à cœur-joie. Pendant plusieurs semaines, je dus supporter, la tête basse, leurs moqueries acerbes et leurs croche-pieds incessants.

Nos journées consistaient principalement en des lectures de textes religieux et de prières, puis de divers travaux pour aider les infirmières : faire la toilette des patients, vider leurs pots, nettoyer les alèses, aider à la cuisine.

Immergée dans ce nouvel univers, j’appris la langue bretonne en l’espace de quelques mois, et sœur Martha entreprit de m’enseigner également la langue française. Le fait de pouvoir enfin communiquer avec mon entourage me permit d’atténuer légèrement l’impression de solitude qui ne me quittait jamais.

Au cours d’une nuit quelques semaines après mon arrivée, alors que je peinais à trouver le sommeil serrée entre deux de mes camarades dans le même lit, je m’étais concentrée de toutes mes forces pour essayer de me rappeler ma vie d’avant, quand une pensée qui ne m’appartenait pas avait surgit dans mon esprit :

« J’entends tes pensées. »

Je sursautai et rouvris les yeux, regardant autour de moi, mais mes deux camarades étaient profondément endormis. Je me concentrai alors pour répondre à cette voix de petite fille dans ma tête.

– « Qui es-tu ? »

Je perçus son étonnement face à ma question.

« Je… je suis Astrid. »

À partir de ce jour, elle revint fréquemment dans mes pensées. Je sentais sa présence tapie à la limite de ma conscience, mais elle maintenait une sorte de barrière entre nous pour m’empêcher de communiquer avec elle. Ce petit jeu dura encore une année, puis elle finit par s’ouvrir à moi, pas à pas, et nous parvînmes finalement à avoir des conversations simples, comme peuvent l’avoir deux enfants de notre âge. Je la sentais tourmentée et n’osais pas lui poser trop de questions, de peur de la brusquer. Nous finîmes, à sa demande, par nous promettre de ne jamais parler du passé. N’ayant presque pas de souvenirs de mon propre passé, j’acceptai de bon cœur cette condition.

La première fois que je parlais d’Astrid à mes camarades, ils se moquèrent de moi et me traitèrent de folle. Ce fut la même chose quand j’essayais d’en parler aux bonnes sœurs ; l’une d’elle me gifla violemment lorsque je lui expliquais qu’une voix me parlait dans ma tête.

– Cesse de raconter des bêtises, aboya-t-elle d’une voix cassante. Il n’y a pas de place ici pour de telles élucubrations !

Je finis par comprendre que j’étais la seule à entendre des voix, et que cela provoquait de la peur ou de la colère chez les autres. Chaque fois que j’évoquais Astrid, je recevais une sévère correction. J’appris donc à me taire.

C’est ainsi que commencèrent les premières années de ma vie à Morlaix. Une fois la barrière de la langue franchie, mes camarades commencèrent à m’accepter et m’intégrèrent dans leur cercle, d’autant plus que l’arrivée de deux nouveaux orphelins me libéra enfin de mon accablant statut de petite nouvelle. Je finis par me lier d’amitié avec certains d’entre eux, ce qui rendit beaucoup plus supportables mes journées et les corvées imposées par les bonnes sœurs.

Je me doutais qu’Astrid n’était qu’une création de mon esprit, mais sa présence me rassurait et me donnait l’impression de ne pas être seule. Je m’accrochai donc de toutes mes forces à ce lien qui nous unissait, mon amie imaginaire et moi.

On dit que le temps guéri toutes les blessures ; ainsi, en l’espace de deux ans, j’avais presque oublié que je venais d’ailleurs, et je pus me consacrer entièrement à cette nouvelle vie, aussi déplaisante soit-elle.

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