8. L'Ad Patres

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Au moment où je pensais que c’était la fin, quelqu’un plongea à mes côtés, me souleva et me ramena à la surface où je pus prendre une grande goulée d’air en suffoquant. Je toussais, m’étranglais à moitié, et recrachai l’eau que j’avais avalée. Pendant ce temps, mon sauveur m’avait déposé sur la berge et avait tranché mes liens.

Les poumons et la gorge en feu, haletante, je levais les yeux vers l’homme aux yeux gris. Plusieurs secondes, voire plusieurs minutes, passèrent pendant lesquelles nous nous observions mutuellement, abasourdis.

Un puissant son de corne retentit quelque part, nous ramenant brutalement à la réalité. De toutes parts, les pirates abandonnèrent subitement le combat, laissant leurs adversaires stupéfaits et hébétés, et regagnèrent en courant le ponton plongé dans la brume.

J’étais incapable de me relever. Le pirate aux yeux d’acier passa ses bras solides en-dessous de moi, me souleva du sol avec une facilité déconcertante et me jeta sur son épaule. Il remonta sur le quai, récupéra le manteau qu'il avait enlevé avant de plonger, et traversa le port en pagaille jonché de corps sans vie et de soldats hagards qui ne cherchèrent pas à nous rattraper.

Nullement gêné par le poids de mon corps sur son épaule, il continua à courir en direction du mole, et, en approchant, j’aperçus plusieurs petites embarcations chargées de douzaines d’hommes s’enfoncer dans l’épaisseur du brouillard. Mon sauveur sauta dans la dernière barque encore à quai et me déposa sur le banc à côté de lui. Je sentis le regard étonné des autres hommes posés sur moi, puis l’homme au regard orageux s’écria, d’une voix grave et puissante qui était en adéquation avec sa carrure imposante :

– En avant ! Décampons avant qu’ils n’appellent des renforts !

Un dernier homme, le bras ensanglanté et l’œil tuméfié, eut tout juste le temps de sauter à bord de la barque avant que celle-ci ne s’éloigne du quai dans une secousse. Une seconde plus tard, la jetée fut envahie de soldats qui ne tentèrent cependant rien pour nous rattraper. Ils avaient dû suffisamment prendre leur raclée.

Tandis que les hommes ramaient à un rythme effréné et que le port disparaissait dans le brouillard derrière nous, mon sauveur se tourna vers moi.

– Ravi de te revoir en vie, Eivy, fit-t-il, avec un sourire chaleureux qui accentua le creux de ses fossettes.

Encore sous le choc, je m'étonnai qu’il se souvienne de moi, mais aussi de mon prénom. Je fouillai dans ma mémoire pour essayer de me rappeler du sien. C’était un prénom qui rimait avec « ciel »… Daniel, c’est ça. Il s’appelait Daniel.

Trempée jusqu’aux os et seulement vêtue de ma robe en lambeaux, je frissonnai de froid. Il le remarqua, prit son propre manteau qu’il avait pris soin d’enlever avant de plonger à mon secours, et m’enveloppa dedans dans un geste plein de bienveillance. Exactement comme il l’avait fait quinze ans auparavant en remontant mes couvertures.

Je n’en revenais pas d’être encore en vie. D’avoir échappé de justesse à la mort une seconde fois. Ce qu’il venait de se produire ne pouvait pas être réel.

Nous continuâmes à nous enfoncer dans le brouillard, propulsés par la force des rameurs dans un silence seulement perturbé par le clapotement des vagues sur la barque et des rames qui s’enfonçaient dans l’eau en un rythme régulier.

La silhouette sombre d’un navire commença à se dessiner devant nous, et elle se précisa à mesure que nous nous approchions. C’était un majestueux vaisseau à trois mâts, de taille impressionnante, à la coque longue et fuselée, et dont les voiles d’un blanc laiteux étaient déjà déployées.

– Voici l’Ad Patres, ma précieuse frégate, déclara Daniel. Cinq-cent tonneaux, vingt-quatre canons et près de cent-cinquante âmes à bord, ajouta-t-il avec une immense fierté qui faisait briller ses yeux.

Quelques instants plus tard, notre barque heurta la coque du navire. Daniel saisit l’échelle de corde qui y pendait, et m’invita d’un signe de tête à le suivre. Les mains tremblantes, j’attrapais la corde à mon tour et entamait mon ascension, peu rassurée. Au moment d’enjamber le bastingage, Daniel m’offrit sa main, et cette aide n’étais pas de trop : toutes ces émotions m’avaient vidé de mon énergie et je tenais à peine debout.

Je posai enfin les pieds sur le pont, qui grouillait d’agitation ; les matelots fourmillaient dans tous les sens dans un véritable branle-bas de combat, aussi bien sur le pont que tout en haut, dans les voiles. Derrière moi, les marins qui avait partagé notre barque avaient déjà regagné le pont et s’attelaient à hisser l’embarcation pour la fixer sur les bords du navire. J’étais stupéfaite par la taille du bateau et le nombre de matelots, moi qui pensais que les pirates n’utilisaient que des embarcations légères et des équipages réduits… visiblement, j’avais beaucoup à apprendre.

J’avais perdu de vue Daniel, mais, malgré le vacarme, je percevais quand même sa voix tonitruante qui vociférait des ordres quelque part au milieu de cette pagaille. Je restai plantée près du bastingage, ne sachant que faire au milieu de toute cette effervescence, tandis que les marins s’activaient à leurs tâches en me jetant des coups d’œil intrigués.

Lorsque l’ancre fut remontée, le navire s’ébranla et l’agitation retomba. Daniel réapparu devant moi, essoufflé.

– Suis-moi, je vais te montrer ta cabine. On garde toujours une ou deux cabines disponibles au cas où on aurait des… invités de marque, m’expliqua Daniel.

Je sus immédiatement que par « invités de marque » il voulait dire « otages », mais je ne relevais pas.

Je lui emboîtai le pas et nous traversâmes le pont, en direction du gaillard d’arrière ; il me fit passer une porte donnant sur une vaste salle qui devait être une sorte de salle du conseil. Ses murs recouverts de boiseries étaient tapissés de cartes, de plans de navigation et d’étagères chargées de divers instruments en cuivre, et une grande table entourée d’une dizaine de chaises occupait son centre. Nous empruntâmes ensuite un étroit couloir donnant sur plusieurs portes fermées. Je devinai qu’il s’agissait des quartiers des officiers. Arrivés au bout du couloir, Daniel ouvrit la dernière porte et me laissa entrer dans une petite cabine avec pour seul ameublement une couchette, une étagère et une petite armoire. Elle était minuscule, mais elle me convenait largement.

– Évidemment, tu n’es pas notre otage, m’informa Daniel. Tu es libre de faire ce que bon te semble. Si tu veux qu’on te débarque quelque part, dis-le moi et je verrais ce que je peux faire.

Je n’eus pas besoin de réfléchir plus d’une seconde avant de répondre.

– On a essayé de m’exécuter à Morlaix, je n’ai aucune envie d’y retourner et rien ne me retient là-bas. D’ailleurs, repris-je, je ne t’ai pas encore remercié de m’avoir sauvé… ni pour cette fois-là, ni pour celle d’avant.

Il éclata d’un petit rire qui secoua ses larges épaules. Il avait beaucoup grandi et gagné en robustesse depuis la dernière fois que je l’avais vu. Il avait aussi vieilli évidemment, tout comme moi ; des petites rides qui n’étaient pas là auparavant étaient apparues au coin de ses yeux, accentuant son air rieur et n’enlevant rien à son charme.

Il m’examina de haut en bas et je devinai que lui aussi observait à quel point j’avais pu changé en l’espace de quinze ans.

– Sans vouloir t’offenser, tu ne sens pas la rose, fit-il en fronçant le nez. Et on dirait bien que tu as des morceaux de fruits pourris collés sur toi. Pour le bien de tous, il faudrait que tu prennes un bain et que tu te changes. Attends-moi ici, je vais voir si on peut te préparer ça.

Sans me laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit, il s’éloigna en me laissant seule dans la cabine. Je baissai les yeux sur ma robe et constatai en effet qu’elle était en très mauvais état ; je ne m’étais pas changée depuis mon arrestation et cela se voyait : elle était sale et toute déchirée. Et pour couronner le tout, j’étais effectivement encore couverte des résidus de fruits pourris que la foule m’avait lancés. Du bout des doigts, je sentis que des morceaux étaient restés coincés dans mes cheveux qui, par ailleurs, étaient horriblement emmêlés. Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas pu me laver ni me coiffer ; je n’osais même pas imaginer dans quel état déplorable je devais me trouver, et la perspective d’un bon bain me réjouissait.

Épuisée, je me laissais tomber sur la petite couchette et fermais les yeux en attendant le retour de mon sauveur. Encore trempée et grelottant de froid, je m'enveloppai dans le grand manteau de l’homme à qui je devais deux fois la vie.

« Eivy ! T’es encore en vie, j’en reviens pas ! »

La surprise et la joie transparaissaient dans la pensée de mon amie.

- « Tu ne devinera jamais ce qu’il m’est arrivé. »

Je lui racontais mes dernières aventures sans omettre le moindre détail, comme toujours. Il n’existait pas d’amitié plus intime que celle qui nous liait Astrid et moi, même si nous ne nous étions jamais vues, que nous ne nous verrions jamais, et que près de quatre siècles nous séparaient.

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