14. Distractions passagères

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Il me fallut un petit moment pour arrêter de pleurer et me calmer, mais je me sentais vide, hagarde, encore sous le choc.

Dan avait enroulé son bras autour de mes épaules et serré contre lui dans un geste réconfortant. Mes sanglots s’étaient calmés depuis un moment, mais je rechignais à quitter l’étreinte apaisante de ses bras.

Il finit par m’écarter doucement de lui et posa ses grandes mains sur mes épaules.

– La vérité est parfois dure à accepter, mais il fallait que tu le saches.

– Le plus dur, dis-je d’une voix faible, ce n’est même pas de savoir que je viens d’une autre époque. C’est qu’Astrid pense que je n’existe que dans sa tête. Depuis toutes ces années, nous nous sommes toujours confiées l’une à l’autre mais jamais… jamais elle ne m’a parlé de sa sœur jumelle, et jamais elle n’a laissé sous-entendre qu’elle ne croyait pas à mon existence.

– Je suis sûr qu’on trouvera un moyen de lui prouver ton existence, ne t’en fais pas.

Je relevais la tête vers Dan, retrouvant de l’espoir. Mais oui ! Il fallait que je prouve à Astrid que j’étais réelle, tout simplement ! Il existait forcément un moyen.

Cet espoir nouveau me remonta grandement le moral. Mettant cette idée de côté momentanément, je me tournai vers Adam qui m’observait toujours de son regard impénétrable.

– Donc, lançais-je en essuyant les vestiges de mes larmes, si je suis un paradoxe temporel et que j’aie moi aussi échappé à la mort, pourquoi ne suis-je pas devenue immortelle comme toi, et pourquoi ai-je remonté le temps, pour réapparaître précisément à cette époque ?

Il me sourit, visiblement ravi que j’en revienne aux choses sérieuses.

– Je suis content que tu poses les bonnes questions. J’étais justement en train d’y réfléchir. Je pense que cette… puissance qui nous a accordé une seconde vie, appelons-là le Destin, a voulu nous réunir, tous les deux. Moi, j’ai traversé les âges et toi, tu as remonté le temps, et nous nous sommes croisés à mi-chemin.

– Et moi, ajouta Dan d’un air enjoué, je suis situé au milieu de ce chemin.

Dan et Adam me laissèrent quelques temps pour digérer tout ce que j’avais appris sur moi-même, sur Adam, et sur ma vision du monde qui avait profondément changé en l’espace de quelques heures. Je tournais et retournais tout cela dans ma tête, essayant d’y voir plus clair, mais je me sentais dépassée par ces révélations incroyables. Je venais du futur, j’avais échappé à la mort lorsque j’avais huit ans, et j’avais atterri ici, à cette époque. Jusque là, l’unique objectif de mon existence avait donc été de rencontrer ces deux hommes ? J’avais encore du mal à y croire, même si ça pourrait expliquer l’extraordinaire coïncidence qui avait fait que mon chemin avait croisé celui de Dan à deux reprises et à quinze années d’intervalle.

Je ne savais pas comment appeler cette force divine qui avait manipulé nos vies pour nous réunir tous les trois : Dieu, le Destin, l’Univers ?

Cela faisait beaucoup trop de questionnements mystiques pour moi ; malgré l’éducation plus ou moins religieuse que j’avais reçue, je n’avais jamais été particulièrement croyante, mais je comprenais désormais qu’il existait bel et bien quelque chose qui nous dépassait.

Une autre question s’imposa dans mon esprit : pourquoi ? Pourquoi Dieu ou le Destin aurait-il choisit de nous réunir tous les trois ? Adam venait du passé, Daniel du présent et moi du futur. Quel était le but de tout ça ? C’était tellement irréaliste…

Mettant toutes ces questions – bien trop spirituelles à mon goût – de côté, je décidais que j’éviterai d’y penser et de m’y morfondre inutilement.

Je passai le reste de la journée et la soirée seule, à errer parmi les passants que la tombée de la nuit n’avait pas fait fuir, bien au contraire. La version nocturne de Port Royal était encore plus animée qu’en journée ; on aurait dit Morlaix en période de carnaval.

Je dépensais ma maigre fortune en herbes et plantes médicinales de base pour refaire mon stock, et je pus également m’offrir un repas chaud accompagné d’une flasque du meilleur rhum que j’eus jamais bu. Je m’arrêtai devant une guinguette bondée pour observer avec amusement les hommes et les femmes qui dansaient en bondissant au rythme d’une musique endiablée, à la lueur de lanternes colorées.

J’observai ce spectacle avec nostalgie, le sourire aux lèvres : combien de fois mes amis et moi avions dansé toute la nuit comme si nous avions le diable au corps, en nous saoulant jusqu’au petit matin ?

Mon regard croisa celui d’un jeune homme qui m’observait avec intérêt. Quand il vit que je l’avais repéré, il vint aussitôt vers moi, un sourire charmeur aux lèvres.

– Tu veux danser ?

Et, sans attendre ma réponse, il saisit ma main et m’entraîna parmi la foule des danseurs.

Oubliant mes tracas, j’acceptai de me laisser entraîner par ce beau métisse aux yeux verts et m’abandonnai à l’ivresse de cette folle soirée. Je n’étais pas du genre à cracher sur une occasion de m’offrir du bon temps et je terminais la soirée avec Ezra, mon charmant cavalier, dans la chambre qu’il louait à l’étage de l’auberge.

Le jour commençait tout juste à se lever lorsque je m'éclipsai de l'auberge et regagnai le port, encore légèrement éméchée de la veille. En chemin, je croisai plusieurs membres de l’équipage qui ressortaient du bordel situé sur le quai, l’air joyeux mais la bourse allégée. Amusée, je me fis la réflexion que c’était peut-être l’un des avantages à être une femme : on avait beaucoup plus de facilités à se trouver un partenaire sans avoir à débourser la moindre pièce.

Malgré l’heure matinale, le port grouillait déjà d’activités : plusieurs hommes étaient en train de charger de nouvelles cargaisons de vivres sur le navire, en vue du prochain voyage. Je ne savais pas quand ni vers quelle destination nous repartirions, mais Dan avait apparemment déjà prévu le ravitaillement.

Le capitaine était sur le pont et veillait au bon déroulement du chargement en lançant des ordres de sa voix autoritaire. Il observa d’un œil distrait les hommes qui regagnaient le navire en s’échangeant des boutades, et ses yeux s’agrandirent lorsqu’il me reconnut parmi eux.

– Eivy ! s’écria-t-il en venant à ma rencontre. Tu as passé la nuit dehors ? Il ne t’est rien arrivé ?

– Non, non, tout s’est bien passé ! le rassurai-je.

– Tu es sûre ? Personne ne t’as fait de mal ?

– Non, répliquai-je d’un ton impatient, irritée par mon manque de sommeil et l’envie de rejoindre ma cabine. J’ai simplement passé la nuit en charmante compagnie, comme la plupart des hommes ici…

Son visage changea d’expression et son regard se fit plus dur. Je l’avais offensé.

– Va donc te reposer, répliqua-t-il d'un ton sec. Ton quart commence dans une heure.

Je m’exécutai en me maudissant intérieurement. Pourquoi lui avais-je dit ça ? Étais-je stupide ? Puis une autre pensée me vint, qui me remplit d’une douce allégresse : s’il avait réagi de cette façon, cela voulait-il dire qu’il tenait à moi beaucoup plus que je ne le supposais ?

Ragaillardie par cette possibilité, c’est d’un pas plus confiant que je regagnai ma cabine. Je faillis trébucher sur un obstacle en traversant le couloir, ce qui me sortit de mes rêveries en me ramenant brutalement sur terre. Le passage était encombré de malles et de paquets, et la porte de l’une des cabines, qui était jusque-là inoccupée, était grande ouverte. Un nouveau passager avait embarqué ?

Je m’approchais, curieuse, et passais la tête par la porte pour voir qui était mon nouveau voisin de chambre ; je restai figée sur place en reconnaissant Adam. Plusieurs malles étaient ouvertes à ses pieds, débordantes de livres qu’il s’affairait à ranger sur les nombreuses étagères de la cabine trois fois plus spacieuse que la mienne. Il me jeta un rapide coup d’œil mais continua son rangement.

– Tu embarques avec nous ? demandai-je, étonnée.

– Oui. Je faisais partie de l’équipage bien avant toi, tu sais. Et les événements récents me poussent à reprendre du service.

Mes yeux s’agrandirent de surprise.

– Et où allons-nous ?

– Je l’ignore… ce que je sais, c’est qu’avec Daniel, il vaut mieux être prêt à partir à tout moment. Il est le genre d’homme à partir sur un coup de tête… et il est incapable de rester plus d’une semaine à terre.

Je pris bien note de cette information. Si je voulais encore profiter de Port Royal, il ne fallait pas que je perde de temps durant les prochains jours.

La journée qui suivit fut des plus déplaisantes : j’avais un mal de crâne atroce à cause de mes excès de la veille, et Dan m’avait assignée à la pénible tâche de briquer le pont. Cette fois, c’était sûr : il m’en voulait de mon aventure de cette nuit et il était bien décidé à me le faire payer. Je passais donc la journée à quatre pattes à astiquer le pont, tant en maugréant à voix basse contre Dan. Toutefois, à chaque fois qu’il passa près de moi d’un air furibond, je fus agacée de constater que mon cœur faisait des embardées dans ma poitrine, et je me maudis aussitôt de cette stupide sensiblerie dont je n’étais pas familière.

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