17. Veille du départ
La journée précédant notre départ fut consacrée aux festivités. Toute la ville se rassembla sur le port, on alluma de grands feux de joie et on fit rôtir quantité de bœufs, porcs et oies ; plusieurs tonneaux de rhum et de vin furent également sacrifiés pour l’occasion, et des dizaines de musiciens venus des quatre coins de l’île firent danser la population tout au long de la journée et jusqu’au bout de la nuit.
Au cours de l'après-midi, Ezra me présenta son ami Billy, qui servait lui aussi à bord de l’Ad Patres. C’était un jeune homme de taille moyenne, aux cheveux blonds et secs comme un fétu de paille. Les regards peu amènes qu’il me lança me firent comprendre qu’il faisait partie des opposants à la présence d’une femme à bord. Il avait un petit air provocateur, voire belliqueux, et un sourire railleur qui laissait entrevoir une dent cassée, sans doute due à une bagarre. Mon instinct me dit de me méfier de ce garçon qui me jaugeait d’un air narquois et plein d’animosité. Préférant laisser les deux amis discuter entre eux, je m’éclipsai en prétextant aller remplir ma pinte de rhum.
En traversant la foule, j’eus le plaisir de croiser Dan que je n’avais pas eu l’occasion de voir depuis plusieurs jours, tant ce dernier était absorbé par les préparatifs du voyage. Il m’attrapa par les mains et me fit tournoyer à toute vitesse ; il était visiblement déjà saoul, et sa bonne humeur me contamina instantanément.
– Eivy, ma chère Eivy ! rugit-il en m’attrapant par les épaules. Nous allons vivre une grande aventure comme on n’en avait plus vécu depuis belle lurette ! Et je me réjouis que tu sois à mes côtés pour la vivre avec moi… Oh, j’allais oublier ! Le gouverneur Morgan organise un dîner ce soir avec tous les capitaines participant à l’expédition. Certains d’entre eux sont français, et je pense qu’ils seraient ravis de converser dans leur langue natale avec une charmante jeune femme. Que dirais-tu de m’accompagner ?
J’acceptai volontiers son invitation, ravie, quoiqu’un peu anxieuse en repensant au terrifiant portrait que m’avait dressé Ezra du capitaine Monbars.
– Fantastique ! Allons te trouver une tenue convenable pour ce soir.
Beaucoup plus enjoué qu’à l’ordinaire, Dan attrapa ma main et m’entraîna à sa suite parmi la foule à la recherche de Louise, une dame de sa connaissance qui revendait des vêtements d’occasion, probablement volés ou abandonnés par leurs anciens propriétaires. Elle accepta de bonne grâce de quitter la fête pour nous ouvrir son échoppe et nous la suivîmes le long des ruelles désertes jusqu’à celle-ci. La bonne femme m’entraîna dans son arrière-boutique et prit mes mesures, puis alla farfouiller dans sa garde-robe.
– Je crois que j’ai exactement ce qu’il te faut, ma mignonne ! s’écria-t-elle en brandissant un ensemble rouge carmin constitué d’un corset et d’une jupe en satin.
– Je ne crois pas que cette couleur…
– Tut-tut-tut ! me coupa-t-elle d’un air malicieux. Laisse donc faire la vieille Louise.
Je me retrouvai bientôt affublée de la jupe, par-dessous laquelle elle ajouta des jupons afin de donner du volume à l’ensemble. J’enfilai ensuite une chemise blanche, puis le corset au décolleté ovale qui laissait entrevoir les dentelles de la chemise et dénudait légèrement mes épaules. Pour finir, je revêtis un long manteau cintré d’une belle couleur bleu nuit, et troquai mes vieilles bottes de cuir contre des souliers à talons hauts et au bout pointu.
Lorsque cette interminable séance d’habillage prit fin, Louise recula d’un pas pour admirer le résultat.
– C’est très bien ! s’enchanta-t-elle. Il ne reste plus qu’à te maquiller et à démêler cette tignasse.
Je soufflai bruyamment pour exprimer mon mécontentement, mais ma tortionnaire l’ignora et continua à m’infliger ses supplices.
Au bout d’une éternité, Louise me libéra enfin et me laissa admirer le résultat dans le miroir. Je restai bouche bée de surprise devant mon reflet : je ressemblais à une vraie dame avec ma belle robe carmin ornée de dentelles et mes lèvres peintes en rouge. Louise avait même réussi le prodige de démêler mes cheveux, et les avait ramenés en un chignon élaboré qui laissait retomber quelques mèches sur mes épaules.
Je restai plusieurs minutes devant le miroir à m’observer, stupéfaite. J’étais méconnaissable ; jamais, au cours de ma vie, je n’avais eu une apparence aussi soignée et féminine.
Rompant mes rêveries, Louise m’attrapa par le bras et me poussa avec douceur vers l’entrée de l’échoppe.
– Allons montrer le résultat au capitaine Morcanth ! C’est lui qui paye pour tout ça, après tout. Et crois-moi, il ne va pas regretter son investissement !
Avec la vague impression d’avoir l’air ridicule, je regagnai donc l’entrée de la boutique. Dan, nonchalamment adossé au battant de la porte, se redressa d’un mouvement vif en me voyant arriver, et m’observa de la tête aux pieds, les yeux agrandis de surprise.
– Par tous les diables, Eivy, tu es ravissante ! s’écria-t-il d’un ton émerveillé.
– Ce n’est pas trop… grotesque ? hésitai-je, mal à l’aise.
– Non, non, bien au contraire, c’est… parfait. Bon, il va falloir que je passe moi aussi sous les mains expertes de Louise, ou bien j’aurais l’air d’un misérable gueux à côté de toi !
Nous passâmes ainsi plusieurs heures chez Louise, qui dégota un costume pour Dan dans les tons rouges et bleus, s’accordant ainsi à merveille avec ma propre tenue. Bien qu’il y eût un peu trop de fanfreluches à mon goût, l’ensemble lui donnait beaucoup d’allure et soulignait joliment sa carrure athlétique.
Dan demanda à Louise d’emballer nos vêtements et nos bottes puis la paya généreusement. En sortant, il m’offrit son bras et nous remontâmes la rue en nous donnant des airs d’aristocrates, ce qui nous fit beaucoup rire. Il était encore trop tôt pour nous présenter chez le gouverneur, c’est pourquoi nous regagnâmes le port afin de profiter encore un peu des festivités.
Tandis que Dan sortait une flasque de sa poche et la soupesait d’un air désapprobateur, mon regard croisa celui d’Ezra, situé à quelque distance de là. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il me reconnut, et un grand sourire étira ses lèvres.
– Attend-moi ici, m’ordonna Dan. Je suis à sec, il faut que j’aille me ravitailler…
Alors qu’il s’éloignait d’un pas guilleret en direction de la réserve de tonneaux, je vis Ezra se frayer un chemin jusqu’à moi.
– Ça alors, Eivy, t’es magnifique dans cette tenue ! s’émerveilla-t-il en me reluquant de la tête aux pieds. C’est en quel honneur ?
– Le capitaine m’a invitée à un dîner chez Morgan, expliquai-je, non sans éprouver une certaine gêne.
– Et… t’as un peu de temps à m’accorder, avant ce dîner ? demanda-t-il d’un air espiègle. Cette tenue alléchante m’a mis en appétit…
Il passa son bras autour de ma taille et m’attira contre lui. Évidemment, c’est ce moment que choisit Dan pour revenir.
– Bien le bonjour, capitaine ! fit Ezra en s’empressant de s’écarter de moi, mal à l’aise.
Dan l’observa de haut en bas d’un air peu amène. Une ombre passa dans son regard et, l’espace d’un instant, j’eus peur pour la vie d’Ezra.
– Tu es l’un des nouveaux servants de pièce, c’est bien ça ? finit-il par demander d’un ton glacial en le foudroyant de son regard d’acier.
– Aye, capitaine ! Ezra, pour vous servir.
– Tu vas commencer à me servir dès maintenant, rétorqua Dan en lui fourrant dans les bras le gros paquet contenant nos affaires. Va donc ranger ça à bord de mon navire, et que ça saute !
Dan le jaugea une dernière fois avec mépris avant de se tourner vers moi.
– Mettons-nous en route, si tu veux bien, déclara-t-il en m’offrant son bras.
Je me mis en marche en lançant un regard d’excuse au pauvre Ezra, qui nous suivit du regard d’un air désemparé, son fardeau entre les bras.
⁂
La résidence du gouverneur Morgan était une grande demeure coloniale à deux étages, située en retrait de la ville. Elle était entourée de palmiers, de citronniers, et de luxuriants jardins aux rangées de fleurs soigneusement organisées. Des bougainvilliers d’un rose éclatant dégringolaient des murs, eux-mêmes décorés d’arcades, de colonnades, de palmes et de fleurs sculptées.
Une fois sur le perron, Dan eut à peine le temps de sonner la cloche qu’une domestique à la peau d’ébène nous ouvrit et nous invita à entrer. Elle prit nos manteaux et nous escorta jusqu’au salon, une vaste pièce richement meublée de fauteuils, de canapés et de petites tables.
Une dizaine d’invités étaient déjà présents et conversaient joyeusement. À l’instant où nous fîmes notre entrée, un homme d’une quarantaine d’années à la flamboyante chevelure rousse et richement vêtu se précipita à notre rencontre. Je reconnus aussitôt Sir Henry Morgan. Sous son embonpoint et son visage boursouflé par l’alcool, je devinai les vestiges de sa glorieuse carrière de flibustier qui était bien loin derrière lui, désormais.
– Oh, te voilà, mon cher Daniel ! rugit-t-il d’une voix tonitruante. Mais qui est cette charmante créature qui t’est si bien assortie ?
– Henry, je te présente Eivy Storm, une vieille amie que j’ai eu le plaisir de retrouver fortuitement lors d’une rapide escale en France. Elle a rejoint mon équipage il y a quelques semaines et exerce maintenant parmi les gabiers.
– Oh, une femme pirate, vraiment ? Et gabier de surcroît, s’écria Morgan en m’observant de haut en bas d’un air libidineux. Soyez la bienvenue, ma jolie !
Il asséna un petit coup de coude à Dan et ajouta d’un air complice en baissant le ton, pensant que je ne l’entendais pas :
– Je te comprends, fripouille, c’est toujours agréable de culbuter une donzelle entre deux abordages.
Pour la première fois depuis que je le connaissais, je vis Dan perdre ses moyens tandis que son teint virait au rouge pivoine, et je ne pus retenir un petit rire devant ce spectacle fort distrayant. N’ayant rien remarqué, Morgan s’empressa de nous tendre deux verres débordants de vin.
– Ah, voilà Gascon ! s’exclama Dan pour, j’en suis sûre, changer de sujet.
Je me retournai et sentis mon sang se glacer en reconnaissant Monbars l’Exterminateur qui fonçait droit sur nous. Grand, fort et large des épaules, il avait le teint basané et d’épais sourcils qui accentuaient son air peu commode. Il se campa devant moi, planta ses yeux noirs dans les miens et me toisa de toute sa hauteur.
– Alors, c’est toi la petite Française dont n’arrête pas de me parler Daniel ? demanda-t-il d’une voix grave dans un français impeccable.
– En fait, répondis-je dans la même langue, je suis Anglaise mais…
– Alexandre ! Michel ! rugit-il en se retournant. Venez par-là pour voir !
Avec une consternation apeurée, je vis les autres capitaines français, Alexandre Bras-de-Fer et le chevalier de Grammont, nous rejoindre. Cette soirée commençait fort, mais je n’étais pas au bout de mes surprises. En cet instant, je ne me doutais nullement que les choses allaient vite dégénérer.
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