22. Hargne et bravoure
Une vive douleur au bras me réveilla en sursaut. La première chose que je vis fut le visage d’Exquemelin, situé à quelques pouces seulement du mien, et je sursautai de surprise.
– Tout va bien, tout va bien ! me rassura-t-il. Restez immobile.
Je regardai autour de moi, encore dans les vapes. Visiblement, ma fatigue avait eu raison de moi et je m’étais endormie sur le canapé de velours dans la cabine de Dan. Exquemelin était penché sur moi pour nettoyer mes plaies, avec tout son matériel chirurgical étalé autour de lui, ainsi qu’une bassine d’eau rougie. Profitant de ce que j’étais réveillée, il entreprit de défaire les points de sutures approximatifs réalisés par Louise sur mon bras, nettoya la plaie, puis les refit plus proprement. Dan était appuyé contre son bureau, les bras croisés, et surveillait l’opération d’un œil attentif.
– Et voilà ! s’exclama le chirurgien en terminant le dernier point. Ça vous fera de belles cicatrices, mais on ne s’improvise pas pirate sans recevoir quelques estocades, vous n’en serez que plus crédible.
– Que faites-vous ici ? demandai-je à Exquemelin. Vous n’étiez pas censé être à bord du Phénix ?
– J’ai insisté pour que ce soit moi qui vous soigne, expliqua-t-il, et non ce gros rustre de Magnus qui se fait passer pour un chirurgien sur ce navire. Je ne pouvais décemment pas vous laisser entre les mains de ce boucher !
– Magnus n’est pas un boucher, se défendit Dan. Mais il est vrai que j’étais plus rassuré de te savoir entre les mains d’Exquemelin plutôt que les siennes. On s’est arrangés avec Bras-de-Fer pour qu’il fasse une partie du voyage avec nous, et il rejoindra le Phénix dès que tu seras rétablie.
J’acquiesçai, reconnaissante de l’attention que les deux hommes me portaient. Je remarquai que le chirurgien s’était déjà occupé de mes poignets qui étaient désormais soigneusement enveloppés dans des bandes de tissu propres, et qu’il avait badigeonné mes coups de soleil de pommade. Je devais vraiment être exténuée pour ne pas m’être réveillée pendant tout ce temps.
Tandis qu’Exquemelin terminait de me bander le bras, je crus distinguer, au loin, un violon entamer une mélodie. Elle s’amplifia à mesure que d’autres instruments se joignaient au premier, créant ainsi une véritable symphonie dont la beauté me coupa le souffle.
– D’où vient cette musique ?
– Du Tigre. De Graaf ne voyage jamais sans embarquer un orchestre avec lui. Tu veux aller voir ?
N’ayant jamais vu d’orchestre, j’acceptai avec joie et emboîtai le pas aux deux hommes. Le soleil éclatant me fit plisser les yeux lorsque je franchis la porte donnant sur l’extérieur. Plusieurs matelots tournèrent la tête vers moi et s’échangèrent des remarques en me regardant traverser le pont, escortée par Dan et Exquemelin. Nous montâmes sur la dunette, dont la surélévation nous offrait une vue imprenable sur l’ensemble de notre flotte.
Je fus parcourue d’un frisson face au spectacle qui s’offrait à moi. Les cinq navires voguaient de conserve en une formation en V inversé, l’Ad Patres en tête. À tribord se trouvait le Cantankerous, le sloop de Monbars, et derrière lui venait le Phénix, le brigantin de Bras-de-Fer. À bâbord, on pouvait apercevoir le Hardi, le brick du chevalier de Grammont, derrière le trois-mâts barque de Laurens de Graaf, le Tigre, qui voguait quasiment bord-à-bord avec nous. Je vis sur son pont l’orchestre qui accompagnait notre voyage d’une musique entraînante au tempo rapide, rythmée par des timbales que les percussionnistes frappaient avec des bâtons, accompagnant la mélodie jouée par des violoncelles, des guitares et des hautbois, qui s’arrêtaient régulièrement de jouer pour laisser un soliste leur répondre au violon comme s’il s’agissait d’un dialogue musical.
Elle avait beaucoup d’allure, cette flotte hétéroclite qui fendait les flots d’un air conquérant tout en musique, et je fus envahie d’un sentiment de fierté.
Ma rêverie contemplative fut interrompue par l’arrivée d’Adam, qui s’accouda au bastingage entre Dan et moi, son visage tatoué dissimulé dans l’ombre de son tricorne.
– Ravi de te revoir parmi nous, Furie !
Devant mon air interrogateur, je vis ses lèvres s’étirer en un sourire.
– Tout le monde ne parle plus que d’Eivy Storm, l’infernale femme pirate, qui s’est éclipsée d’un dîner mondain pour aller assouvir sa vengeance en tranchant la gorge et en clouant au mur ses ennemis, qui ne voulaient pas d’elle dans leur équipage !
– Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça…
– La vérité n’est jamais telle qu’on la raconte. Crois-moi, j’en sais quelque chose. Mais tout ce qui compte à la fin, c’est ce qu’on en retient. Cette anecdote va être racontée, réinventée, embellie, mais la seule chose qui restera constante, c’est la bravoure et la hargne dont tu as fait preuve. Toi qui voulais t’imposer parmi les hommes, tu ne pouvais pas faire mieux.
Je hochai la tête, consciente de ce que cela signifiait. J’avais certes subi un traumatisme et ôté la vie à deux hommes, mais dorénavant, plus personne n’oserait remettre en question la légitimité de ma présence.
Nous restâmes un long moment tous les quatre, perdus dans nos pensées, à observer en silence l’immensité de l’océan s’étendre à perte de vue devant nous, plein de promesses.
⁂
Ma convalescence dura encore quelques jours. Exquemelin avait jugé que mes bras, qui avaient été rudement malmenés par mes balancements au bout de la corde, étaient encore trop faibles pour me permettre de grimper de nouveau sur les vergues.
Il m’empêcha également de sortir sur le pont, affirmant que je ne devais pas m’exposer au soleil à cause de la pommade qui recouvrait mes coups de soleil ainsi que le gros hématome que j’avais sur le crâne, là où Teddy m’avait arraché une touffe de cheveux.
J’arpentais donc le quartier des officiers telle une âme en peine, alternant entre ma cabine, celle de Dan et la salle du conseil. J’eus même le droit, une fois, d’assister à l’une des assemblées entre le capitaine et ses officiers, dont certains portaient encore des bleus sur le visage. J’en conclus qu’il s’agissait de ceux qui s’étaient opposés à Dan et l’avaient forcé à levé l’ancre. Mais la paix semblait être revenue entre eux et le conseil se déroula sans encombres, quoique les avis divergèrent à plus d’une reprise. Ils parlèrent d’organiser une assemblée le soir-même avec les autres capitaines de notre flotte afin d’établir une nouvelle stratégie d’attaque, puis engagèrent le débat vers d’autres sujets concernant la bonne marche du navire, que je n’écoutai que d’une oreille, assise dans un coin comme une enfant perdue au milieu d’une discussion d’adultes.
Je me remis plutôt bien de mes blessures, qui n’étaient pas si graves au final, et ce fut un véritable soulagement lorsqu’Exquemelin m’autorisa à sortir et à me promener à ma guise sur le navire. J’allai voir Steve et Hans, qui m’accueillirent chaleureusement, ravis de me voir en forme. Hans, qui était d’ordinaire taciturne et réservé, me prit même dans ses gigantesques bras, et je sentis quelques-unes de mes vertèbres craquer.
Je continuai ensuite mes pérégrinations jusqu’au gaillard d’avant, où j’avais repéré Ezra qui profitait de son temps libre à lézarder au soleil, délesté de sa chemise et les yeux clos. Il ne me remarqua pas, du moins jusqu’à ce que je me plante devant lui, le privant ainsi de soleil.
Il ouvrit paresseusement un œil afin d’identifier l’inopportun qui le plongeait dans l’ombre. À ma vue, ses deux yeux s’agrandirent de surprise, et il se remit debout d’un mouvement agile. Nous nous observâmes en silence quelques secondes, puis il me prit dans ses bras.
– J’suis tellement content de te voir ! J’ai appris ce qu’il t’est arrivé… Est-ce que tu vas bien ?
– Oui, beaucoup mieux, lui assurai-je.
– Écoute, j’ai pas mal cogité depuis l’autre jour, et j’me suis dis que je pourrais peut-être t’apprendre à te battre. À un moment ou un autre, il va y avoir un abordage, et donc des combats, et faudra que tu te défendes… j’veux pas qu’il t’arrive encore malheur.
Je ne répondis pas tout de suite, surprise de sa proposition. Je ne l’avais encore jamais vu faire preuve d’autant de gravité, lui qui était d’ordinaire si facétieux en toutes circonstances.
– C’est une très bonne idée, finis-je par répondre, si tu es prêt à me consacrer ton temps libre…
– Bien évidemment, fit-il en retrouvant son air malicieux. Ce serait un plaisir de passer mon temps libre avec toi… Mais… je voudrais d’abord savoir une chose. Est-ce qu’il se passe un truc entre toi et le capitaine ?
Je le regardai dans les yeux, ne m’attendant pas à cette question, bien que je me doutais qu’elle finirait par venir sur le tapis un jour ou l’autre.
– Et bien… pour être honnête avec toi, je l’ai espéré à un moment. Mais le soir du dîner chez Morgan, j’ai découvert que son cœur était déjà pris. De toute façon, on ne joue pas dans la même catégorie lui et moi, et je n’arrive pas à la cheville de la belle Hélène !
– Ah, Hélène ! Je vois très bien de qui il s’agit. Crois-moi, tu es beaucoup plus intéressante que cette espèce de perruche prétentieuse. Le capitaine est un fou pour la préférer à toi ! Ceci dit, je dois bien reconnaître que ça m’arrange… J’voudrais pas avoir affaire à lui, surtout que ça a déjà l’air de sacrément l’emmerder qu’on soit proches, tous les deux.
– Je pense pas qu’il soit jaloux, répondis-je. À mon avis, il agit simplement comme un grand frère protecteur…
Tout en disant cela, mon pincement au cœur s’accentua. J’avais inconsciemment dissimulé mes sentiments pour Dan tout au fond de moi, et ils avaient surgi lors de cette soirée chez Morgan. En voyant Dan dans les bras d’Hélène, j’avais eu la douloureuse impression d’avoir été vulgairement éconduite, sans considération aucune pour mes sentiments. Mais bien sûr, Dan n’avait aucune idée que j’éprouvais de telles choses pour lui, je ne pouvais donc pas lui en vouloir. C’est à moi-même que j’en voulais, de m’être ainsi entichée d’un homme qui était hors de ma portée.
Et à côté de ça, il y avait Ezra. Certes, mon cœur ne s’affolait pas à chaque fois que je le voyais, mais Ezra était un jeune homme extrêmement charmant, attachant, vif d’esprit et drôle, sans parler de son physique attrayant et de ses yeux verts qui me faisaient fondre. Nous nous entendions à merveille et passions d’excellents moments tous les deux. Nous étions devenus amants dès le soir de notre rencontre, et désormais nous étions embarqués sur le même bateau. Si le cœur de Dan appartenait à une autre, quel mal y avait-il à ce que je prenne du bon temps avec Ezra ?
– Dans tous les cas, faut qu’on soit discrets, reprit Ezra comme s’il lisait dans mes pensées. Le capitaine ne m’apprécie déjà pas beaucoup. J’ai dû quitter l’équipage du Cantankerous car j’étais en désaccord avec Monbars, j’veux pas qu’il se passe la même chose avec Squally Dan, tu comprends ? Alors, retrouve-moi demain à cette heure-ci dans l’entrepont, devant la cambuse. Et amène ton poignard.
Je hochai la tête, pressée de commencer nos séances d’entraînement, lorsque je vis Adam, adossé au bastingage, qui me faisait signe de le rejoindre. Je pris congé d’Ezra et, inquiète, allai à la rencontre de cet homme qui m’intimidait tant.
Je m’accoudai au bastingage à ses côtés, attendant qu’il parle. Son beau visage encore et toujours plongé dans l’ombre de son tricorne, il se tourna vers moi et planta ses yeux d’un vert perçant dans les miens.
– J’ai trouvé le moyen de prouver à ta sœur que tu es bien réelle.
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