27. Mise au poing (partie 1)

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Des cris lointains me tirèrent du sommeil et je plissai les yeux, aveuglée par la vive lumière qui filtrait à travers les parois de ma tente. Je me redressai avec précaution mais, aussi curieux que cela puisse paraître, mon crâne ne me faisait pas autant mal que ce à quoi je m’attendais. Les herbes médicinales que m’avait données Exquemelin étaient efficaces, et seule la plaie encore fraîche était douloureuse au toucher. Hormis cela, je me sentais en pleine forme.

Lorsque je me remis debout, j’eus une étrange sensation de vertige, un peu comme si j’étais plus grande qu’auparavant. Mais ce sentiment passa vite, et je pus me mouvoir avec la nette impression que je contrôlais les mouvements de mon corps avec plus de facilité et d’agilité que jadis.

Passée la surprise de cette constatation, je sortis de ma tente et observai la plage qui s’étendait devant moi en m’étirant.

Les cris que j’avais entendus provenaient du bord de mer, où une armée de matelots s’affairait à tirer le Cantankerous sur la plage pour le mettre en cale sèche. En y regardant de plus près, je vis que l’équipage de Monbars était en grande partie constitué d’hommes à la peau noire et d’Indiens aux corps recouverts de tatouages. Ils avaient l’air tout aussi redoutables et peu commodes que leur capitaine, qui supervisait les opérations non loin de là.

La plage grouillait d’hommes qui s’attelaient aux différentes corvées, aidaient au remorquage du sloop de Monbars, effectuaient les réparations sur des pièces de charpente, ou encore nettoyaient leurs pistolets et affûtaient leurs lames en vue du prochain combat. C’était la première fois que je voyais au grand jour l’intégralité de notre équipage, soit environ mille cinq cents pirates, et c’était franchement impressionnant.

« Je peux toucher ? »

La curiosité d’Astrid me piqua et, sans me laisser le temps de comprendre, elle prit possession de mon bras et le souleva pour tâter ma plaie du bout des doigts.

– « Tu… tu peux faire bouger mon bras ? » m’interloquai-je.

« C’est dingue... » souffla-t-elle, aussi stupéfaite que moi. « Et ça ne m’a demandé aucun effort. Tu crois que je peux… ? »

Sans attendre mon approbation, elle prit possession de ma jambe et me fit faire un pas en avant. Ravie par cette prouesse, elle s’enhardit et me poussa à faire plusieurs bonds en tournant sur moi-même. J’étais époustouflée par cet exploit pour le moins incroyable mais je la réprimandai, consciente que j’avais l’air ridicule à sautiller ainsi en tournoyant sur place. Après m’avoir fait effectuer un tour complet sans écouter mes protestations, elle se stoppa net et je me retrouvai soudain nez-à-nez avec Billy, qui observait mes cabrioles les yeux ronds de surprise comme si j’avais perdu la tête – ce qui, vu de l’extérieur, devait fortement y ressembler.

– Con… content que tu t’en sois sortie, bafouilla la jeune fille travestie d’un air gêné. Ça a l’air d’aller plutôt bien pour toi.

Je me redressai en m’efforçant de retrouver un peu de dignité, et attendis qu’elle continue.

– Tu… tu te rappelles de ce qu’il s’est passé avant ton accident ?

Voilà donc la véritable raison de sa soudaine gentillesse à mon égard.

– Oui, finis-je par répondre en vrillant mes yeux dans les siens.

Son regard s’assombrit et elle se passa une main sur le visage, dépitée.

– Écoute, je… Je suis désolé de t’avoir lâchée par le sabord…

– Parce que j’avais découvert ton petit secret, la coupai-je. Dommage pour toi que je n’aie pas perdu la mémoire…

Elle sembla perdre un peu de contenance et se passa la main dans les cheveux, embarrassée.

– Sache que la nature m’a donné le corps d’une femme, mais que mon âme est celle d’un homme, tu comprends ? Si les autres apprennent ce que je suis réellement, je…

– Je n’en parlerai à personne, c’est promis.

Elle releva vivement la tête et fronça les sourcils, l’air suspicieux.

– Vraiment ? Mais pourquoi ? On ne s’aime pas et je t’aurais sans doute tuée si je ne m’étais pas ravisée au dernier moment, alors pourquoi tu me ferais cette faveur ?

– C’est toi qui ne m’aimes pas, lui fis-je remarquer. Et si je suis prête à taire cette mascarade, c’est pour te demander un service en échange.

– Mmh…, grogna-t-elle. Je t’écoute.

– J’aimerais que tu m’apprennes à combattre au sabre. Je veux devenir un adversaire aussi redoutable que toi.

Elle poussa un soupir à la fois agacé et soulagé.

– Bon… très bien. Mais à condition que tu me considères comme un homme. Je ne veux pas de « elle », seulement des « il », dans tes paroles mais aussi dans tes pensées, c’est clair ?

– Vendu ! m’écriai-je, ravie. Par où on commence ?

– Comment ça ? s’étonna l’androgyne. Tu viens d’être trépanée, t’es pas en état de te battre.

– Qu’en sais-tu ? Je me sens en pleine forme ! Du moment que tu ne me portes pas de coup à la tête, je suis tout à fait apte à me battre. D’ailleurs, je ne m’en suis jamais sentie autant capable.



Durant les jours qui suivirent, Billy et moi passâmes tout notre temps libre à nous entraîner dans un coin reculé de la plage, à l’abri des regards.

Billy était un excellent escrimeur, mais un impitoyable professeur. Elle – ou plutôt il – ne me fit pas de cadeaux et faisait même preuve d’une sévérité excessive, me taquinant constamment de la pointe de son sabre comme un berger piquant son bétail du bout de son aiguillon pour le faire avancer. Mais cette méthode d’apprentissage porta vite ses fruits, me contraignant à redoubler de vigilance et d’efforts pour ne pas me faire trancher en rondelles.

Ma progression allait bon train et je pus constater, émerveillée, que je gagnai en agilité au fil des heures. Il me semblait même que mes aptitudes avaient décuplé depuis ma trépanation, comme si cette dernière avait ouvert des portes en moi et révélé des capacités qui m’étaient jusque-là inconnues.

À plusieurs reprises, je reçus la « visite » d’Astrid, qui s’enchanta elle aussi de ma nouvelle dextérité. Depuis le jour où elle s’était emparée de mon corps pour me faire exécuter des cabrioles, nous avions plusieurs fois retenté l’expérience, et il s’était avéré qu’elle pouvait désormais contrôler mes gestes quand bon lui semblait – à mon grand désarroi.

– « Évite de me faire faire des singeries en public ! » la réprimandai-je pour la énième fois, tandis qu’elle me faisait faire des galipettes dans le sable sous le regard interdit du quartier-maître.

« Mais c’est trop génial ! J’ai vraiment l’impression d’être dans ton corps, et je peux même voir par tes yeux. Tu as vraiment bien fait de te faire trépaner ! »

– « C’est pas comme si j’avais eu le choix... » maugréai-je.

« Ça ne s’était produit qu’une seule fois jusqu’à maintenant, tu te souviens ? Le jour où je t’ai aidé à te débarrasser de Teddy et Claude. »

– « Ce jour-là, j’étais dans un sacré pétrin et j’avais besoin de toi, c’était une question de vie ou de mort… Mais là, tu prends ça un peu trop à la légère. Les hommes vont finir par croire que je suis possédée. »

« C’est le cas, non ? » plaisanta-t-elle avant de partir d’un grand éclat de rire.

Je ne pus m’empêcher de sourire. En y réfléchissant bien, je ne l’avais jamais sentie aussi heureuse, elle qui était d’ordinaire si calme et mélancolique, et cela me réchauffa le cœur.

« Ne t’inquiète pas », reprit-elle en retrouvant son sérieux, « je ne vais pas te décevoir, tu verras. »

En effet, je pus le voir l’après-midi même, alors que je combattais avec Billy et qu’il s’apprêtait à me porter un coup d’estoc. Astrid reprit le contrôle de mon corps et me fit exécuter une parade doublée d’un coup de pied circulaire qui percuta Billy à l’abdomen et l’envoya au sol.

– « Comment as-tu fait ça ?! » m’écriai-je, interloquée.

« Je fais du kick-boxing depuis plusieurs années », répondit-elle, fière comme un paon. « C’était le moment idéal pour te le montrer, tu trouves pas ? Je sais aussi danser le rock, mais je doute que ça te soit utile. »

En farfouillant dans ma mémoire, je me souvins qu’elle m’avait déjà parlé de ce sport mais, n’arrivant pas à visualiser de quoi il s’agissait, je n’y avais pas prêté attention.

– Où as-tu appris ce mouvement ? me demanda Billy en se relevant, stupéfait et le souffle court.

Je haussai les épaules, ne sachant quoi répondre. Il s’épousseta en me lançant un regard noir et nous nous remîmes en position.

Plus confiante que jamais, je me ruai en avant et lui assénait plusieurs attaques, en laissant libre cours au savoir-faire d’Astrid. Billy contra les coups avec difficulté, désarçonné par cette nouvelle forme de combat hybride. J’ignorai ce qu’était véritablement le kick-boxing, mais cela s’apparentait à une forme de pugilat qui employait aussi bien les pieds que les poings. Je louai intérieurement les prouesses de ma sœur, d’autant plus qu’elle semblait davantage à l’aise avec mon poing gauche ; de ce fait, je pouvais me concentrer sur ma main droite qui tenait le sabre.

– Avoue-le, m’enhardis-je en portant un coup de taille que Billy esquiva de justesse, t’as des sentiments pour Ezra, pas vrai ?

– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? grogna-t-il en essayant de reprendre le dessus.

– Tu l’aimes, et c’est pour ça que tu me détestes… J’ai tord ?

L’expression haineuse qui passa sur son visage donna raison à ma provocation. Il redoubla d’efforts, esquiva ma lame et attaqua avec une rapidité fulgurante. La pointe de son sabre s’enfonça légèrement dans ma poitrine et je me figeai sur place, pantelante, tandis qu’il me foudroyait de son regard assassin.

– Hé, vous deux !

Billy et moi nous retournâmes d’un même mouvement vers l’intrus.

– Vous êtes encore en train de régler vos comptes ! beugla Harry Stetson, rouge de colère.

– Ce n’est pas un règlement de compte, m’empressai-je d’expliquer au quartier-maître. Billy m’apprend à me battre.

Il croisa les bras sur sa poitrine et me jaugea avec sévérité.

– Et le capitaine est au courant qu’au lieu d’être en convalescence, tu t’amuses à te bagarrer ? C’est ce qu’on va voir. Et n’oubliez pas que je vous dois toujours une punition pour la première fois.

Stetson tourna les talons et nous laissa en plan. Je soupirai, contrariée, sachant très bien que Dan et son côté surprotecteur n’approuveraient pas ces séances d’entraînement.

Le capitaine me donna raison quelques heures plus tard, à la tombée de la nuit, alors que j’étais assise auprès du feu de camp en compagnie d’Ezra qui nettoyait minutieusement ses armes à feu. Dan surgit de l’obscurité comme un démon sorti de sa boîte, d’un air si terrible que je fis un bond en arrière.

– Eivy ! rugit-il de sa voix grave et menaçante. Stetson m’a dit que tu t’entraînais à combattre !

Je m’apprêtai à répondre mais il ne m’en laissa pas le temps.

– Tu pensais sérieusement que j’allais te laisser participer aux combats ?! Il est hors de question que tu viennes avec nous ! Je te rappelle que tu as une trop grande tendance à frôler la mort de près ! Et ça ne fait même pas une semaine que tu as été trépanée, bon sang !

Ses yeux qui lançait des éclairs me paralysèrent sur place, mais son regard se braqua sur Ezra et il se rua sur lui avant que je n’aie le temps de répliquer. Il l’attrapa par le col de sa chemise et le souleva de terre comme s’il s’agissait d’une vulgaire brindille.

– Toi… grogna-t-il entre ses dents. C’est toi qui lui a mis cette idée en tête, n’est-ce-pas ?

– Dan ! m’écriai-je en me relevant d’un bond. Il n’a rien à voir là-dedans, c’est mon idée ! mentis-je.

Il continua à foudroyer Ezra du regard, qui restait stoïque malgré les gouttes de sueur qui commençaient à perler sur son front. Finalement, à contrecœur, Dan finit par le lâcher et se retourna vers moi.

Je restai saisie par sa beauté étrangement démultipliée par la colère, et je ne pus détourner mon regard de ses yeux d’un gris presque translucide entourés d’un fin anneau noir. Il était à la fois effrayant et terriblement attirant. Il finit par se radoucir et poussa un long soupir qui fit s’affaisser ses épaules, comme s’il évacuait sa colère dans un souffle.

– Eivy… tes idées sont parfois franchement stupides. Je ne t’en veux pas, mais que les choses soient bien claires : tu ne viendras pas avec nous. Et surtout pas après l’opération que tu viens de subir. Tu as besoin de repos et tu resteras ici, en sécurité.

Il lança un dernier regard assassin à Ezra et tourna les talons, avant de disparaître dans l’obscurité. Mon ami et moi nous laissâmes retomber sur le sable et nous échangeâmes un long regard. Finalement, Ezra secoua la tête en agitant ses longs cheveux bruns, comme pour se remettre les idées en place.

– Ça me tue de l’admettre, mais j’suis d’accord avec lui.

– Quoi ? m’exclamai-je, atterrée.

– Bah c’est plutôt vrai, ce qu’il dit… t’as vraiment le chic pour t’attirer des emmerdes. J’ai voulu t’apprendre à te battre pour que tu puisses te défendre, mais vaut mieux pas tenter le diable… Ce serait plus prudent que tu restes ici…

– Avec les infirmes et les amputés ? m’énervai-je. Ce n’est pas parce que j’ai eu quelques ennuis que je vais passer le reste de ma vie à l’écart, sans jamais prendre de risques ! Et vous, vous n’y voyez que de la malchance, mais moi je trouve au contraire que j’ai eu à chaque fois beaucoup de chance ! Et de toute façon, même si les choses tournent mal, je préfère encore mourir à vos côtés plutôt que de rester ici et de ne jamais vous voir revenir !

Je me relevai d’un bond et tentai de le fusiller du regard à la manière de Dan, puis allai d’un pas irrité m’enfermer dans l’intimité relative de ma tente.

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