Isabeau Partie 6
Avec le temps, les cuisines avaient évolué, et le temps consacré aux discussions à bâtons rompus, aux projets sans avenir prévisible, mais qui un jour qui sait, se réaliseraient, aux idées que l'on développait pour le plaisir, aux anecdotes de Jean, aux projets de Victoire ou aux amours de Colombe, était de plus en plus réduit. Au point que le mot cuisine avait pris un sens différent, un sens qu'aucun d'entre eux n'aurait imaginé il y a peu de temps encore, et que nul n'aurait oser empêcher dans son irréversible évolution, comme si une ombre impérieuse planait, celle, évidente, pénible, du devoir familial allié à la rationalité financière.
Chacun sortit les documents qui leur avaient été portés le matin même, interrompant toute autre activité pour en prendre connaissance, et contribuer à ce qui était devenu, désormais, le lieu central et exclusif de toutes les décisions vitales du groupe.
Isabeau remercia Colombe du regard, Colombe toujours délicate, toujours pleine de tact, qui avait ressenti cette nécessité de prendre la parole et d'ôter à Isabeau le rôle pénible que les circonstances lui imposaient, mais qui n'était pas de mise, ici.
- Isabeau, nous avons tous lu le dossier. Nous comprenons que la situation est un peu... difficile en ce moment.
- Nos bénéfices n'ont jamais été aussi importants...
- Mais nous perdons le contrôle...
- Pas encore.
- Bientôt.
- Peut-être.
Isabeau pensait à cette journée où Martin, descendant de l'avion au retour d'un voyage à Boston, avait donné ses premières impressions de Jon Ensmore.
- C'est un démon, une bête froide ! Et tout ça sous un beau sourire, une conversation agréable, mais voilà, l'argent, l'argent, l'argent ! Dès qu'il y en a sur la table, la bête se réveille, et j'ai bien cru voir les engrenages se mettre en place pour nous broyer, comme si je le voyais penser. Cette filiale bien trop rentable sera notre perte. Et votre père qui n'y voyait que du feu, qui se laissait porter par la musique du joueur de flûte !
- Vous aurez accès à tout le marché intérieur des Etats-Unis, Monsieur Combrigal, et bien évidemment à l'espace de libre échange Nord-Américain, ainsi qu'aux marchés des Etats partenaires en Asie et en Amérique Latine.
Au milieu des négociations, ils sont allés jouer au golf, pour se détendre et dépayser les discussions, discussions dont les points encore litigieux étaient désormais bien cernés, mais sur lesquels toute avancée était bloquée à ce moment particulier où chaque partie n'entend, encore, rien céder.
Ensmore lui avait raconté une négociation, menée sur le terrain de golf, où chaque point perdu obligeait les partenaires à admettre une concession sur la liste des points litigieux, au choix, et dans l'ordre que chacun voudrait. Le tout s'était fini autour d'une bière, avec une poignée de main et le règlement de tous les points en suspens.
Votre père avait dit que, décidemment, cette méthode ne convenait pas, car ce qui était dans la balance, ce n'était pas qu'une série de désaccords, sur lesquels il ne restait plus qu'à s'entendre, mais bien l'opportunité de signer ou non un accord global d'alliance entre Combrigal et Ensmore. Vous savez bien, votre père joue très mal. Il n'allait pas se lancer dans une affaire aussi périlleuse. Il lui fut répondu que le golf pouvait aussi répondre à cette question. Ensmore lui proposa d'abdiquer toute revendication, et de signer un contrat aux conditions de Combrigal, s'il manquait son birdie au coup suivant. Votre père répondît qu'il ne pouvait pas moins que lui accorder le bénéfice de toutes les clauses litigieuses, si la balle allait, du premier coup, droit au but. Mais qu'il trouvait l'offre si généreuse qu'il se voyait presque tenté de refuser... Et bien, ce diable d'homme l'a fait !
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