Une vie comme les autres (Hannya Yanagihara)
Attention : Ceci n'est pas un livre appartenant à la littérature dite de l'Imaginaire, mais une épopée américaine contemporaine traitant de sujets extrêmement sensibles.
Résumé : Willem, l'acteur de théâtre beau gosse, JB, l'artiste plasticien qui se rêve en Jean-Michel Basquiat, Malcolm, l'apprenti architecte et le mystérieux Jude, étudiant en droit, se mettent en colocation dans un flat new-yorkais. On suit les quatre amis, destinés à un destin brillant à l'américaine, sur trois décennies : leurs tribulations, leurs amours, leurs disputes, leurs désillusions. Au fur et à mesure, un secret terrible refera surface, ouvrant une faille abyssale entre-eux. Qu'est-ce que Jude leur cache, qui fait si mal ?
Voilà un livre qui fait mal. Très mal. J'ai personnellement mis quelques semaines à m'en remettre et je trie soigneusement les gens à qui je le recommande. À noter qu'il ne produit pas le même effet sur tout le monde : il a eu un impact nul sur ma mère, par exemple, qui l'a laissé prendre la poussière, l'a grignoté par petits bouts laborieux entre le café et le dessert et m'a avoué s'être souvent endormie, le soir, en le lisant. D'ailleurs, elle ne l'a jamais fini.
Pour moi, ça a été le contraire : tsunami de "feels", révolte (mais pourquoi l'auteure nous inflige ça ??), dégoût, pitié... Autant annoncer tout de suite que "joie et bonheur" n'ont jamais fait partie du cahier des charges. Ici, on est dans la grande tragédie, mes amis, le pathos complet et quasi-médical (triger warning pour les descriptions de plaies et autres corps en lambeaux). Il paraîtrait que certains ont vomi. On a même accusé l'auteure de complaisance dans l'affreux, de cruauté gratuite, de sadomasochisme et d'apologie de la pédophilie (TW encore pour ces questions sensibles, très présentes dans le bouquin). Elle a également été accusée de récupération de sujets sur lesquels, en tant que femme "cisgenre", elle n'aurait paraît-il rien à dire... Mais nous, ce qui nous intéresse, c'est l'histoire et le bouquin, pas les polémiques.
À mon humble avis, il figure dans les dix meilleurs livres de ces dix dernières années. Rien de moins. Bien entendu, on pense tous à Jude the Obscure de Thomas Hardy, auquel l'auteure fait explicitement référence avec le prénom de son protagoniste principal. Moi, j'ai beaucoup pensé au Chardonneret de Donna Tartt, que j'ai lu juste avant.
Sauf que dans le Chardonneret, le protagoniste s'en sort indemne physiquement (même si c'est un peu dur mentalement). Ici, nul espoir : le héros va au casse-pipe. De déboires en déboires, je dirais. Au moment où on pense que non, il ne pourra pas tomber plus bas, eh bien si, l'auteur trouve encore pire, et c'est la nouvelle dégringolade dans l'escalier (au sens littéral). Il y a un petit côté Pip dans ce héros à l'enfance brisée (plus aucun personnage de petit garçon malheureux ne m'émeut après Jude, parce que franchement, on ne peut pas faire pire) qui malgré les avanies et les jambes brisées continue son petit bonhomme de chemin, courageusement... jusqu'à la mise en croix finale.
L'une des choses que j'ai trouvé les plus appréciables, c'est la façon redoutable dont l'auteure nous piège, en commençant par cent pages anodines de description d'une vie new-yorkaise à la Sex & The City (côté mâle) qui, hormis quelques lignes de cocaïne et de binge drinking, paraît totalement bénigne, voire barbante. Les longues digressions sur l'art moderne américain, notamment, peuvent saouler (c'est comme ça que l'auteure a perdu ma mère). On se croit dans une énième success-story de quatre copains aux dents qui rayent le parquet, quatre matous qui "arrivent en ville". C'est le moment où je me suis dit que, peut-être, ce livre n'était pas pour moi. On se demande aussi pourquoi, alors qu'elle a consacré une bonne cinquantaine de pages à la back-story de trois des personnages, elle n'a rien dit sur celui qui avait du mal à monter les escaliers au début, ce Jude à l'énigmatique regard vert... Ah ah !
Progressivement, on sent que quelque chose couve là-dessous. Quelque chose de plus sinistre, de plus sombre. Par petites touches faussement anodines, l'auteur nous agrippe. Puis, en une seule frappe, elle nous saisit de sa main griffue. Et elle a les ongles très longs, cette Hanya Yanagihara (son pseudo, déjà, qui fait référence au masque de la femme jalouse et démoniaque dans le théâtre japonais). Et ça y est. On ne peut plus s'enfuir. À partir de la "première révélation", c'est le grand huit, le train de la mine. Et ça va de plus en plus vite. Plusieurs nuits blanches plus tard, on sort de là, halluciné. Hanté. En larmes, pour certain(e)s. Pas indemnes. Moi, j'aime ça. Vous, peut-être pas. Et il y le milieu du spectre, ceux à qui ça ne fera rien du tout. Je les plains un peu, ceux-là !
(Critique initialement publiée sur Babelio en mai 2020)
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