L'empire du silence (Christopher Ruocchio)
Premier tome de la saga "Le dévoreur de soleil"
Mi-lard, mi-cochon
J’ai commencé ce roman en étant complètement hypée par les avis dithyrambiques glanés çà et là sur différents blogs de SF : lauréat du prix Hellfest et acquis par de nombreux éditeurs, l’univers serait un habile mélange entre Dune et Warhammer 40K, etc. J’ajouterai pour ma part la caste des Métabarons de Jodorowsky, Hypérion (la civilisation mystérieuse qui bâtit des tunnels, les « extras » rebelles, etc) et même l’Assassin Royal, de Robin Hobb. On peut même y trouver certains éléments qui rappellent Star Wars (les épées en « matière haute », qui ressemblent à des sabre lasers), les armes biologiques des xénobites (le serpent blanc foreur qu’injectent les Cielcins)...Ces influences assumées en font un univers intéressant, plein de possibilités scénaristiques. Ce sont ces nombreux mystères (surtout ceux liés aux extraterrestres) qui donnent envie d’en savoir plus et de poursuivre la lecture, en dépit des lourdeurs qui la plombent… car ce roman a les défauts de ses références.
Un protagoniste « emo »
Hadrian Marlowe est un fils de seigneur déchu, renié par son père. Ce dernier représente le pouvoir dans tout ce qu’il a de plus sévère et patriarcal : gestionnaire d’une planète dont l’économie repose sur un système quasi esclavagiste (des serfs enchainés aux mines qui fournissent les matières radioactives au prix de leur vie), au sein d’un empire hégémonique et guerrier, il est dépositaire d’une longue lignée de « palatins » travaillés par la génétique, ce qui fait d’eux des demi-dieux au-dessus des autres. Non violent et fasciné par les civilisations extraterrestres, élevé par un sage féru de philo qui fait de lui un humaniste, Hadrian renie cet héritage. Il s’oppose à son père, qui le déshérite et l’envoie chez les fanatiques de la Fondation afin qu’il devienne inquisiteur. Pour fuir ce destin, Hadrian s’enfuit… et c’est là que les ennuis commencent. Abandonné par son équipage sur une planète loin de tout après avoir passé de nombreuses décades dans le coma, le fils de seigneur se retrouve tout en bas de l’échelle sociale. Pour survivre, il s’engage comme combattant aux jeux du Colosso…
Hadrian est le prototype de l’antihéros qui subit tout ce qui lui arrive. On sait dès le début, par exemple, qu’il sera responsable de l’extinction d’un soleil, de la disparition de l’empereur de l’humanité et de la mise en esclavage de toute une civilisation. Il n’a pas demandé à faire partie de l’élite de son monde, il tue son premier homme presque par accident, on le force à torturer une noble créature, etc. Le récit, narré à la première personne, s’ouvre sur un prologue expliquant que le narrateur est condamné à mort (comme dans Endymion de Dan Simmons) et confère un style intimiste au roman : on est dans la tête d’Hadrian et on suit tout ce qu’il lui arrive, par ses yeux. Cependant, ce mode de narration échoue selon moi à conférer au personnage une aura épique et lui donne plutôt un petit côté pleurnicheur qui n’est pas sans rappeler Fitzchevalerie dans l’Assassin Royal ou Elric de Melniboné (qui reste beaucoup plus cynique). J’avoue être sévère dans mes jugements quant à ce genre de personnages : j’ai trouvé Endymion chouineur, et Fitz plus encore, alors que pour certains lecteurs, le procédé a fonctionné. Mais ici, le récit à la première personne me semble assez mal maitrisé, et donne l’impression qu’Hadrian se regarde beaucoup le nombril. Littéralement, puisqu’il se décrit lui-même très souvent : « mes cheveux noirs me fouettent le visage », « je me fendis de ce demi-sourire si caractéristique des Marlowe, ressemblant ainsi à mon père »… etc), donnant l’impression au lecteur qu’il passe son temps à s’observer dans un miroir. A contrario, les autres personnages, eux, sont peu décrits. Certains semblent être juste là pour ajouter un peu de tragique au personnage d’Hadrian (Cat…) et d’autres sont parfaitement incompréhensibles dans leurs motivations (Crispin, que j’ai imaginé comme Mordred dans l’Excalibur de Boorman) D’autres font un peu office de faire-valoir (Switch) On a parfois l’impression d’être face à un Gary-Sue avec Hadrian, un héros qui incarne un peu tous les fantasmes de l’auteur : à la fois extrêmement intello et très guerrier, noble et beau, plaisant aux femmes, mais incapable de le voir, assassin/ennemi public n°1 malgré lui, souvent sous-estimé par ses ennemis qui s’en mordent les doigts par la suite. Ses nombreux et larmoyants états d’âme sont décrits sur des pages et des pages, alors qu’on brûle d’en savoir plus Calagah, la Fondation ou les Cielcins (qui, malheureusement, ont très vite perdu leur aura menaçante en se faisant mater très facilement par les humains, alors qu’ils sont supposés être inexpugnables). L’histoire progresse très lentement, lestée par mini-épisodes qui font peu ou pas avancer l’intrigue et semblent même pouvoir se lire indépendamment. Chaque partie possède son ambiance propre, et aurait presque pu faire un roman à part : la première partie à Delos où l’on découvre Hadrian en tant qu’héritier d’une famille froide et patricienne, la seconde dans les bas-fonds d’Emesh, la troisième en tant que combattant dans l’arène (qui a fait dire à certains que le roman était un mélange entre Dune et Gladiator, alors qu’au final, cette partie est relativement courte), la quatrième centrée sur son amitié-et-plus-si-affinités avec la savante étrangère Valka (qui ralentit fortement le roman) et enfin le coup d’accélérateur final, plutôt bienvenu. J’ai retrouvé les défauts de narration et de construction qui plombent souvent les sagas tirées de franchises, comme Drizzt ou Malus Darkblade : des séries qui, bénéficiant tout de suite de l’énorme force de frappe des mastodontes derrière eux, se passent volontiers de travail éditorial. Une imposante annexe à la fin du roman, comportant glossaire, « astrographie » et présentation des familles palatines, le tout présenté sous la plume d’un savant « scholiaste », confirme que l’auteur a sans doute privilégié le world-building à l’intrigue ou la narration.
Du space opera queer ?
J’ai dit au départ que ce roman avait les défauts de ses qualités, mais c’est aussi vrai dans l’autre sens. Le travail colossal sur l’univers, fignolé dans ses moindres détails, favorise l’immersion du lecteur et attise sa curiosité. En dépit de ses nombreuses longueurs et lourdeurs, on se retrouve embarqué à tourner les pages, désireux d’en savoir plus. Enfin, les personnages sont sympathiques. Hadrian, qui a toujours besoin d’une présence maternante dans sa vie pour lui dire quoi faire (Gibson, sa mère, Cat, Switch, Valka...), a ce petit côté héros de shônen japonais qui le rend attachant et fait oublier ses éclats de morgue palatin (le fait qu’il se fasse régulièrement molester y est aussi pour beaucoup) On s’inquiète un peu pour lui tout en sachant qu’il ne peut rien lui arriver de plus grave que la mort d’un side-kick (à qui on n’a pas le temps de s’attacher aux personnages secondaires, de toute façon) L’auteur évite le syndrome du rôliste et le « male-gaze » par ce biais, mais également par la présence surprenante de nombreux protagonistes « queer ». La mère d’Hadrian, pour commencer, qui préfère les femmes aux hommes et fait résidence à part de son époux (ce qui lui évite d’être une « Dame Jessica » de plus). Le meilleur ami d’Hadrian dans le Colosso, Switch, ancien prostitué au service de seigneurs pédophiles, le comte Balian, qui est marié à un homme… l’hétérosexualité d’Hadrian lui-même est régulièrement mise en question par les autres personnages, ce qui est plutôt rafraichissant pour un héros de space opera ! Je me suis d’ailleurs attendue à un coming-out d’Hadrian jusqu’à l’arrivée de Valka, la savante rebelle dont il va plus ou moins tomber amoureux (je dis plus ou moins, parce qu’au final on ne sait pas vraiment : pudeur masculine oblige !).
Malheureusement, cette relation m’a paru plutôt indigeste : Valka passe son temps à le frapper et à l’insulter en langue exotique entre deux verres de vin extraterrestre, tout en collectionnant les amants. On sent bien que ce personnage a été construit de manière à éviter tous les écueils dans lesquels un auteur pourrait tomber en dépeignant le love-interest de son protagoniste. Mais au final, cela en fait juste un personnage énervant et une histoire d’amour ennuyeuse, qui a en plus l’inélégance d’occuper au moins un tiers du bouquin (sur près de mille pages) J’avais hâte qu’Hadrian passe enfin enfin à autre chose et parte réaliser son destin, comme l’auteur nous l’annonce de manière plus ou moins subtile tout au long du roman, à coup d’annonces grandiloquentes (« si vous cherchez un moment – le moment – auquel suspendre le reste de ma vie, c’est celui-ci. Sur cette côte dentelée en marge du monde, par une nuit où le feu régnait et tombait du ciel, je trouvais un objectif », p. 747) Le ton général du roman est celui-là, théâtral et exagéré. Certains passages frisent le ridicule par leur maladresse (sans jamais tout à fait y succomber), mais d’autres sont d’authentiques moments de gloire rappelant la grandeur d’un Hypérion, ce qui laisse entrevoir un auteur très prometteur (si le succès ne lui monte pas à la tête), comme cet extrait que j’aime beaucoup : « Les poètes rendent les combats spatiaux romantiques ; les opéras holographiques en font des représentations son et lumière. Même vue de l’intérieur, une bataille n’a rien d’un spectacle. De loin, la guerre n’est que lumière et silence » p. 745)
En conclusion
Je ne sais pas encore si je vais continuer cette saga. Les quelques mystères soulevés en passant dans ce tome I (mais pas suffisamment mis en avant à mes yeux) me pousseraient à continuer. Les autres tomes coûtant très cher (25 euros l’un!), j’attendrai sans doute qu’ils sortent en poche. Je pense néanmoins que cette saga peut plaire à beaucoup de lecteurs (c’est déjà le cas d’ailleurs, au vu des ventes et des critiques), surtout ceux qui aiment la fantasy et les univers épiques. Fans de SF très mature ou de textes minimalistes, en revanche, passez votre chemin !
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