Mariage contre nature (Yukiko Motoya)
Autant le dire tout de suite : je n’ai pas du tout aimé cette lecture. À tel point que c’est difficile pour moi de trouver quelque chose à dire de positif sur ce roman, hormis le fait qu’il se lit très vite (13 euros pour 118 pages en police 12, c’est un peu exagéré d’ailleurs!). Cette lecture d’abord extrêmement plate et ennuyeuse s’est transformée en épreuve lorsque la sous-intrigue (ça va aller vite, il n’y en a que deux) s’est imposée. D’ailleurs à ce propos, je pose un petit trigger warning : si comme moi vous êtes sensibles à la cruauté sur des animaux innocents (et sur les chats notamment), passez votre chemin ! J’aurais aimé le savoir avant. J’ai passé une mauvaise soirée à cause de cette histoire d’abandon d’un chat âgé, aimant et dépendant, après onze ans de bons et loyaux services, que j’imaginais évidemment comme le mien, miaulant désespérément dans la montagne nocturne, effrayé et grelottant !
Mais les maltraitances animales ne sont pas le thème principal du roman. Ici, il s’agit plutôt de maltraitance conjugale. L’autrice s’attache à nous faire découvrir, sans oser le critiquer frontalement, la vie de couple morne, soumise et sans amour des femmes japonaises d’aujourd’hui : un sujet qui a déjà été traité avec brio maintes et maintes fois par de très talentueuses romancières, comme Fumiko Enchi (dans le poignant Chemin de femmes notamment) et Banana Yoshimoto (pour ne citer qu’elles). Malheureusement, n’est pas Fumiko ou Banana qui veut. Ici, le message, sous couvert de subtilité, passe de manière plate. C’est peut-être lié à l’écriture, ou encore la traduction, que j’ai trouvé assez mauvaise.
Le problème de la traduction
Avant toute chose, je tiens à préciser que je n’ai pas eu le texte original sous les yeux. Ceci étant dit, je me suis frottée à suffisamment de textes japonais pour connaître les écueils de la traduction de cette langue au français, qui sont d’ailleurs activement combattus dans les formations universitaires. Pour en citer quelques-uns, l’abondance de petits mots qu’on peut difficilement traduire autrement que par « juste », « également », « entre autres » (etc.) et qui finissent souvent à la trappe dans le texte final lors de la phase de lissage. Il y a aussi le problème des déterminantes, qui fait un peu office de Mont Blanc de la traduction pour les étudiants en japonais, et qu’on est obligé dans un premier temps de rendre par une proposition subordonnée relative bien lourde, ponctuée par une conjonction de subordination, avant de s’échiner à trouver un moyen de rendre la phrase plus fluide et naturelle, tout en conservant les informations de la déterminante. Maintenant, imaginez que l’on trouve ces déterminantes à toutes les phrases, et même plusieurs par phrases. On a ici une véritable déferlante de participes présents en début de phrases (par ailleurs très longues), ponctuées de « comme par ailleurs », « car » et autres « qui-que-quoi ». Il se dégage de tout cela une impression artificielle qui empêche l’immersion et rend la compréhension assez ardue. Le manque de rythme de ces phrases à tiroirs leur confère un effet narcotique, et bien que le roman soit court, j’ai eu beaucoup de mal à ne pas m’endormir en le lisant.
Et que dire de ce peu harmonieux « comme de bien entendu » (une traduction de mochiron?), revenu m’embêter plusieurs fois dans le roman, comme une vilaine mouche ? Vous pouvez trouver que je pinaille : après tout, cette locution existe (elle est classée dans le registre « populaire » et considérée comme un peu ringarde). Mais vraiment, la saveur trop brute de cette traduction m’a beaucoup dérangée. C’est peut-être fait exprès, et mon jugement est sûrement exagéré et présomptueux. Après tout, la traductrice est une professionnelle reconnue et bien établie, qui a fait cet effort énorme et peu gratifiant de traduire un roman écrit dans une autre langue par une autre personne. Je reconnais que traduire est l’un des travaux intellectuels les plus durs qui existent. Mais la langue était clairement l’un des points qui m’ont le plus dérangé dans ce roman, et malheureusement, à défaut de pouvoir pointer le texte, la responsabilité en retombe sur le traducteur.
Le mariage surnaturel avec un mari-plante
Le deuxième point qui m’a déplu, c’est l’intrigue en elle-même, qui m’a paru terriblement plate et ennuyeuse. Pour dire les choses clairement, il ne se passe rien. Je m’attendais à une réécriture moderne du motif de mariage avec un être « d’un autre genre », comme le titre le suggère (irui kon.in tan 異類婚姻譚), c’est-à-dire une histoire mettant en scène un ou une humaine qui rencontre et épouse sans le savoir un être surnaturel, comme dans Urashima Tarô, le mari serpent, la femme renard, etc. Dans ces contes, qui sont le substrat de très anciennes croyances de type chamanique qu’on retrouve aussi en Asie continentale, l’époux est toujours un animal (qui est en fait un dieu). Ici, il s’agit d’une plante… le motif est utilisé par l’autrice pour attaquer ces maris mous qui donnent tout à leur travail et deviennent de véritables légumes une fois revenus chez eux (ici, le mari se vautre devant des émissions débiles), et interprété de manière littérale. L’idée pourrait être intéressante et même amusante si l’écriture ou la narration la soutenait de manière plus claire, plus active. Encore une fois, c’est peut-être dû à la traduction. En tout cas, si je ne connaissais pas ce motif et que je n’avais pas fait mes recherches dans mon coin, je serais complètement passée à côté du message. Il est évident que la plupart des lecteurs japonais connaissent ce thème classique de leur littérature (orale et écrite) et parviennent à deviner en filigrane l’intention de l’auteur. Le japonais écrit est justement une langue contextuelle faisant grandement appel à l’intuition et la culture générale supposée du lecteur, ce qui complique encore plus l’exercice de la traduction et donne souvent au public français une fausse impression de platitude et de naïveté. Or, c’est justement le travail du traducteur que de transmettre ce substrat invisible tissé entre les mots au public français. De petites notes en bas de page n’auraient pas été de trop, notamment lorsqu’on parle de plats (souvent, la traductrice s’est contentée de laisser le mot japonais transcrit en alphabet latin : les aubergines mabô, les tentacules d’encornets aux oignons wakegi, qui, j’imagine, ne parlent pas du tout au lecteur français). Pour les rares éléments culturels cités expressément dans le texte, je pense d’ailleurs qu’il y a des problèmes : pour citer un exemple qui m’a hérissé, il ne s’agit pas de « statues jizô » (comme si c’était un type), mais de statues de Jizô, qui est un bouddha clairement identifié ! Le souci, c’est que c’est ce genre de petits détails qui permettent une immersion réussie. Ici, ça m’a sorti du texte.
Les personnages sont assez odieux. Je reviendrai sur Kitae, la voisine propriétaire du chat abandonné, dans le paragraphe suivant, pour me concentrer sur le mari. Il n’est pas surnaturel, mais particulièrement toxique. Outre l’abandon du chat dans la montagne, il y a deux scènes choquantes dans le roman, qui contribuent à instaurer un sentiment de malaise de plus en plus envahissant. En premier lieu, la scène d’humiliation publique dans la rue subie par San, la protagoniste. À la sortie d’un restaurant, le mari crache par terre, devant une riveraine en train de balayer son pas de porte. Elle lui saute évidemment dessus, mais au lieu d’assumer, l’affreux bonhomme appelle sa femme pour qu’elle se fasse engueuler à sa place, pendant qu’il attend à un coin de rue. Cette scène terriblement réaliste participe au dégout grandissant que ressent San pour son mari, mais elle la subit sans rien dire. Tout comme elle subit le viol conjugal (n’ayons pas peur des mots) du mari qui, en pleine nuit, lui baisse son pantalon de pyjama pour faire son affaire par-derrière, vite fait, alors qu’elle reste inerte. Cette scène, décrite en trois mots comme si c’était un simple détail, m’a tout particulièrement écœurée. Elle n’a rien d’érotique ni de violent : elle est tout simplement dégoûtante. Mais le coup de grâce a été donné plus tard, avec cette histoire d’abandon de chat dans la montagne.
La ballade de Narayama des chats et des maris
Avec cette histoire d’abandon de chat dans la montagne, on pense tout de suite à la ballade de Narayama. Là encore, il faut savoir d’où vient ce motif, qui a été très utilisé au Japon, notamment dans le cinéma : il y a eu adaptations de la ballade de Narayama, dont le dernier, de Shôhei Imamura, a choqué le public à l’époque pour son côté engagé (clairement identifiable, cette fois). Il s’agit à la base d’un motif de littérature orale, qui raconte une supposée coutume villageoise appelée obasute consistant à abandonner les vieux dans la montagne lorsqu’ils deviennent un fardeau pour la communauté. En réalité, il n’y a aucune preuve historique que cette coutume a réellement été pratiquée : ce motif littéraire trouve son origine dans les poèmes moraux bouddhiques et les pratiques funéraires anciennes au Japon, où l’on abandonnait les corps dans la montagne. Imamura s’en est servi pour critiquer la société japonaise des années 70-80 et dénoncer la pression du groupe sur les intérêts individuels. Dans le film, le protagoniste est littéralement forcé d’abandonner sa mère, notamment par cette dernière, résignée. Il y a aussi une scène très violente de punition collective sur une famille de marginaux qui a bravé à plusieurs reprises la loi du village.
Dans le roman, ce ne sont pas les vieux qui sont abandonnés, mais les chats incontinents… et les maris. Il est souligné au début du roman que le mari de Kitae, la maîtresse du chat Sansho, ressemble à son chat (qui ressemble lui-même à un Jizô – ce qui n’est pas anodin puisque Jizô est une sorte de Charon au Japon, un passeur aidant les âmes tourmentées dans l’au-delà bouddhique).
Ce personnage de Kitae, une bonne femme abominable qui fait la guerre aux propriétaires de chiens parce qu’ils ont un parc rien que pour eux, qui promène son pauvre chat « de force » en laisse et ensuite l’abandonne parce qu’il devient incontinent (au lieu de chercher la raison) est évidemment une façon détournée de critiquer un certain type de personnes procédurières, qui préfère abandonner son chat qu’affronter les voisins qui s’en plaignent. Une femme qui se ment à elle-même, et servira de miroir négatif à San, la protagoniste (celle qui est mariée à un mari-plante). C’est d’ailleurs l’abandon du chat qui servira d’élément déclencheur à l’abandon du mari – définitivement transformé en plante – par San à la fin.
Bilan
Vous l’aurez compris, je n’ai pas été sensible à l’humour supposément subtil du roman, et encore moins à la délicatesse de la langue. Je l’ai juste trouvé inutilement cruel, mal écrit et mou du genou. Je ne dis pas qu’il n’est pas intéressant (j’avais beaucoup de choses à écrire dessus d’ailleurs ! ), mais il n’a pas été du tout un moment de lecture agréable. Mais il a sûrement des qualités que je n’ai pas su repérer, puisqu’il a reçu le prestigieux prix Akutagawa ! Si vous le lisez, je serais curieuse de savoir ce que vous en avez pensé.
Annotations
Versions