Quand le temps revient
Il ne faut pas longtemps à Ninon pour maîtriser la technique des flammes.
Alors, ceci fait, elle emprunte le chemin d'un autrefois si proche et retrouve le jeune chêne dont elle étreint le tronc :
« Merci pour l'espoir, merci de ton aide…
— Va Ninon, sous tes pieds, dans le sol, je te suis… N'oublie pas : lorsque tu auras appelé le dieu Brûlant, sauve-toi vite ! »
Au pied du géant, contre la montagne de roches, Ninon rassemble quelques branches sèches et pousse l'audace jusqu'à en casser une du tronc du vieux chêne….
Allumant adroitement l'étoupe, elle regarde le feu embraser les branches mortes.
Ce n'est alors qu'un petit feu, un cheveu du dieu Brûlant…
La danse du vieux chêne change de nature, toute sa personne, toutes ses fibres ligneuses ressentent le danger. Il s'agite violemment :
«— LE FEU ! ICI ! COMMENT EST-CE POSSIBLE ? »
Le vent tourne et gonfle, anarchique dans le ciel vert. Il parle de peur et de colère. Sentant la menace, Ninon crie de toutes ses forces :
«— LE FEU COMMANDE ET J’OBÉIS ! »
Un instant suffit au chêne pour s'éveiller au présent et comprendre ce qu'il se passe ; la nature des relations entre les Hommes et le feu. Sorti brutalement de son rêve, l'arbre sollicite tout le réseau de ses racines et découvre ce qu'autrefois le jeune chêne avait compris…
L'Aïeul devine le rôle de son descendant et s'attriste de la trahison, son courroux grandit. Il s'adresse à Ninon. Dans tout son corps vibrant, la jeune femme perçoit une voix âpre et rageuse :
«— ABJECTE CRÉATURE, JE VAIS T'ÉCRASER ! »
Mais Ninon n'a pas attendu que l'arbre se venge : elle court à perdre haleine.
Elle sent sous ses pieds comme un courant, elle touche à peine le sol.
De ses racines affleurant la terre, le jeune chêne appuie et accélère la course de la jeune fille…
D'une flamme fragile comme un cheveu, le feu enfle, se densifie. Il grandit trop vite pour que le vieil arbre l'anticipe et le noie de sève. Au contraire, la danse de peur et de colère qui secoue le géant, attise la puissance d'un appel. Alors, le dieu Brûlant ne peut résister, la chaleur le happe et son âme habite le brasier.
Le feu, surpris, découvre qu'il est à l'entrée de son enfer !
Ses flammes, déjà, lèchent le tronc du gardien de sa porte. Le Brûlant calme son ardeur et interroge le vieux chêne :
«— C'est toi qui m'appelle ?
— JE NE ME RISQUERAIS JAMAIS À T'APPELER ! C'EST UNE DE TES SERVANTES QUI L'A FAIT ! HYPOCRITE ! ET TU SIMULES LA SURPRISE ? JE SAIS QUE LES HOMMES TE SERVENT ET JE SAIS LA NATURE DE CES SACRIFICES IGNOBLES ! TU AS ROMPU LE PACTE ! QUE LES DÉMONS M'ENTENDENT ! »
Le brûlant, à son tour, se laisse gagner par la colère. Il se contracte pour mieux exploser de rage et d'incendie. L'aïeul est en perdition.
Le jeune chêne, qui suit tout cela de près, alerte immédiatement tout le noyau de la forêt. Il ordonne que les arbres cessent de danser : leur vent gonflerait la puissance du dieu ardent.
Il ordonne le sacrifice de sève des feuillus. Il appelle les castors à détourner un torrent et menant la bataille, il gagne le droit de s'expliquer quand le feu recule et se réfugie dans son enfer…
*
La porte de l'enfer du Brûlant est dans la roche sur laquelle s'appuie la cime de l'arbre géant.
Une grosse racine du vieux chêne en dissimule l'entrée. À cet endroit dans un tunnel assez large, la proximité du vieil arbre nourrit un lichen aux essences hautement inflammables ; cela permet au Brûlant de rejoindre très rapidement l'abri de son foyer éternel, une vaste grotte enfouie. Cela permet au geôlier de conduire ses prisonniers.
Dans cette antre, un peuple d'hommes et de femmes hypnotisés retiennent un démon contre la paroi de pierre. En un âge reculé, le feu l'avait trompé pour le capturer.
Hors du temps, des besoins, du désir, les prisonniers ont leur volonté rivée au démon.
À leur insu, ils servent le feu. Ensemble, la terreur de l'un touchant la terreur de l'autre, une vague d'énergie contient le seul captif qui compte : le démon….
La créature vocifère depuis mille ans. Sa rage, ourdie de maléfices, nourrit la puissance du dieu Brûlant.
Les démons arrachent sans mal l'entrave tissée de sortilèges qui figeait leur pair. Dans un tourbillon de folie, ils aspirent dans leur carcasse le feu fuyant. Le piégeant, ils le domestiquent cette fois encore.
Le Feuseur tait enfin sa rage et les démons retournent posséder leurs cercles.
Le vieil arbre n'attend aucun remerciement des maudits, content en somme, lui qui fut un complice complaisant, de ne pas avoir à souffrir de leur vengeance.
La forêt enchantée, dès lors, ne l'est plus. Le bois est visible de tous, vulnérable.
Un temps pour souffler, un autre pour se rappeler la trahison.
Le vieux chêne reconnaît l'aide salutaire de son descendant mais ne peut toutefois lui pardonner :
«— Mais que t'a-t-il pris ? Tu m'as livré au feu !
— Ton accord avec lui était contre nature. Tu as isolé la famille de tous les autres bois. Tu as autorisé le feu à faire ce que bon lui semble. Et tandis qu'ils nous épargnait, avec l'aide des hommes, il a ravagé des territoires partout autour de nous. Nous ne sommes plus protégés et certes nous subirons les Hommes mais ainsi nous partagerons le fardeau de nos frères. Et le feu revenu sous contrainte, épargnera le plus grand nombre. »
«— Nous protégeons le plus grand nombre… Nous protégeons le plus grand nombre... »
Ainsi bruisse la forêt et le vieil arbre au tronc noirci doit renoncer à son rêve tranquille.
Ninon des Brumes est assise à l'orée du bois ainsi que lui a demandé son ami végétal.
Il semble qu'un temps long se passe.
Le sortilège du feu déferle de l'enfer vers le cœur du monde. Balayant la forêt, il emporte avec lui les décalages du temps.
Un homme et une femme hébétés se regardent surpris de ne pas reconnaître la clairière où leur maison vient de brûler. Ils sont noircis de fumée, épuisés, effrayés.
Sur le chemin qu'ils suivent, au loin, ils distinguent la silhouette d'une jeune femme courant vers eux les bras tendus. Elle semble rapetisser peu à peu… Elle n'a pas plus de huit ans quand ils peuvent voir ses traits. Un soulagement sans mesure les submerge lorsqu'ils serrent enfin Ninon contre leur cœur.
Sur la Terre Lointaine agacée parfois par un incendie piquant, un jeune chêne majestueux est tout à sa tâche : il danse le vent qu'il offre aux oiseaux et au ciel.
Il danse et tout un peuple se joint à lui.
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