- La voilà, dit le professeur.

Une petite lumière rapide entrait sur le parking de l’université, il était déjà tard en cette soirée de mai. C’était une moto. Une grosse cylindrée, avec une minuscule silhouette couchée dessus. La moto s’arrêta, la silhouette descendit, enleva son casque pour libérer une abondante chevelure noire coupée au raz des épaules.

- Le petit génie est arrivé, lança Takumi l’assistant du professeur Osada, avec un brin de moquerie dans la voix. Et que va-t-elle apporter que nous n’ayons pas déjà essayé ?

Takumi faisait allusion aux onze mois passés depuis la conférence de presse de présentation du robot. Certes les fonctions de Masato avaient évolué et il se montrait de plus en plus habile face à chaque situation nouvelle. Mais les ambitions du professeur ne s’arrêtaient pas là. Il rêvait d’un robot capable d’une adaptation totale. Et cela quelles que soient les circonstances. Une intelligence pouvant intervenir sans ordre direct d’un humain. Sans avoir besoin de sa présence et de son jugement. Une intelligence capable de libre arbitre. Ceci afin de pouvoir évoluer en milieu hostile par exemple. Comme pour travailler en zone de radioactivité élevée, loin des hommes. Ou lors d’une mission spatiale à l’autre bout du système solaire. C’était son rêve, et aussi son objectif principal depuis les évènements de Fukushima. Cette catastrophe qui avait vu des centaines d’hommes sacrifiés par le gouvernement pour refroidir des réacteurs nucléaires devenus incontrôlables par suite du terrible raz-de-marée qui avait frappé la centrale. A l’époque, son pays ne disposait pas de telles machines, et des hommes en avaient payé le prix.

- Je pense qu’elle peut nous proposer une approche nouvelle, donc enrichissante. Elle l’a déjà prouvé, en d’autres lieux, et en d’autres circonstances. Elle a un doctorat en informatique appliquée à la robotique, et sa thèse lui a value directement la reconnaissance des milieux scientifiques pour ses qualités novatrices. Ce qui est rare pour une simple étudiante.

Il faisait allusion à ses travaux sur les prothèses robotisées. Prothèses qu’elle avait contribué à faire progresser de manière exceptionnelle en intégrant les données des capteurs situés dans la prothèse et en les envoyant dans le système nerveux du porteur par l’intermédiaire d’un implant rachidien. Le patient était désormais capable de ressentir directement les sensations en provenance de la prothèse. Le concept venait certes de l’équipe de son laboratoire de recherche, mais son idée à elle avait été d’intégrer la notion de douleur dans le programme. Une chose simple, mais pas facile à réaliser via un membre synthétique et une liaison artificielle vers le cerveau. L’adaptation était telle que le patient ne sentait plus aucune différence entre son membre électronique et l’autre bien réel. Il pouvait avoir mal aux deux mains en cas de choc ou d’effort intense. La prothèse était conçue pour avoir la même fragilité qu’une main réelle. Ainsi il risquait de « perdre » son nouveau membre. Et paradoxalement, cela s’était avéré un progrès et non un handicap. Loin du mythe de l’humain augmenté et de ses nouveaux organes aux pouvoirs extraordinaires. Cela donnait au membre remplacé toute sa valeur, cela lui donnait vie. Elle avait donné « vie » à des morceaux de robots greffés sur des êtres humains et elle avait été la première à réussir ce tour de force… Elle avait donc quelque chose de différent. Elle n’avait pas créé des surhommes, elle avait fait mieux : elle avait réparé des hommes et des femmes.

Tout cela Takumi le savait aussi. Il avait pris connaissance de ses travaux avec le plus grand intérêt, comme toute l’équipe de robotique de l’université d’Osaka.

- Et puis, elle a quelque chose de plus, renchérit le professeur.

- Et quoi donc ?

- C’est une femme !

Takumi resta la bouche ouverte, stupéfait par la réponse du professeur, tout en regardant la frêle silhouette gravir les marches de l’université le casque à la main.