Chapitre 10
Kyoko et Masato voyageaient en train à la sortie de la ville. La jeune chercheuse avait prévu de faire une randonnée durant deux jours. Le Japon étant un pays de montagne et de nature, il suffisait de quitter les villes surpeuplées des côtes pour se retrouver entouré de hautes cimes et de paysages grandioses, difficiles d’accès. Les deux voyageurs formaient un drôle de couple : une jeune femme et un robot presque humain, se baladant tout naturellement au milieu de la foule. Ils ne passaient pas inaperçus. Mais cela n’avait pas l’air de déranger les japonais, bien plus tolérants envers l’innovation et la technologie que la population du reste du monde. Sans doute cette tolérance à l’égard du progrès était-elle ancrée dans les fondements de leur culture, mélange de tradition et de besoin de renouveau perpétuel. Une philosophie inspirée du shintoïsme.
Elle voulait imprégner le robot de cette nature, de cette planète qui l’avait rendu possible. Aussi artificiel qu’il ait pu être, il venait de l’esprit humain, de la nature et de l’ordre des choses à un moment donné.
Le voyage dura plusieurs heures, le temps de s’éloigner d’Osaka et de rentrer dans les montagnes, d’abord en train, puis en car. Kyoko semblait absorbée dans ses pensées et parlait peu. Elle avait prévu de marcher deux jours, en passant la nuit dans un refuge très modeste dépendant d’un temple shinto isolé. Un lieu empreint de nature et de silence. L’un des plus vieux édifices de la région.
- Cela fait du bien de se retrouver loin de cette agitation de la ville, la nature me manquait, dit la jeune femme.
- Allons-nous devoir marcher plusieurs heures pour rejoindre les hauteurs ?
- Oui. Et c’est pour cela justement que j’ai tenu à faire cette excursion avec toi.
- Tu peux préciser ta pensée ?
- Pour avoir le temps de parler et aussi le temps de se taire. La randonnée est un moyen de communiquer paisiblement. Tout le contraire d’internet. Les gens se parlent parfois en marchant, et quand le rythme de la marche prend le dessus sur celui des mots ils n’ont plus besoin de parler. Ils partagent déjà quelque chose ensemble par l’enchaînement de leurs pas, par leurs sensations, par les odeurs qu’ils respirent en même temps, par les paysages qu’ils découvrent. Cela fait partie des plaisirs simples de la vie. Coexister. Vivre les mêmes découvertes, le même effort au même moment, bien loin de l’illusion des relations sur les réseaux sociaux. Se retrouver avec soi-même et avec les autres, sentir aussi ses muscles et tout son corps en action. Ressentir la fatigue, puis l’accepter, et continuer quand même, presque machinalement. Apprécier surtout une simple gorgée d’eau quand on a vraiment soif, en découvrir toute la valeur. Nous faisons trop souvent abstraction de notre corps dans le monde moderne. Le confort et la technologie sont là pour nous aider. Mais cela fait du bien à notre organisme ainsi qu'à notre esprit de marcher longtemps, de retrouver les milliers d’années de déplacement à pied.
- Je ne peux pas ressentir cela, la fatigue m’est étrangère.
- C’est pour cette raison que je vais te la décrire. Moi aussi il y a plein de choses que je n’ai pas vécues par moi-même, mais que j’ai pu entrevoir à travers les récits des autres. Les mots, les sons, les images permettent de faire partager ce que l’on vit aux autres. Les sensations et les émotions peuvent se transmettre.
- Je vais devoir être attentif au langage de ton corps alors, pour percevoir ce que tu ressens ?
- C’est tout à fait ça.
- D’accord, je vais essayer, en calquant mes capacités physiques et mentales sur les tiennes.
Arrivés au terme des moyens de locomotion civilisés, ils cheminèrent à pied durant de longues heures, le sac sur le dos. Se penchant en avant quand la montée devenait plus forte et la pression dans les jambes plus intense. Et d’un pas plus alerte dans les portions de chemin redevenu plat. Le rythme de la marche remplaçait leur conversation. Jusqu’à arriver à un sommet où le paysage s’élargit d’un seul coup devant eux pour dévoiler toute sa majesté.
- Je voulais te montrer cela Masato. Le monde vu d’en haut. Depuis le sommet des montagnes que l’on a gravies à pied. De savoir que ce sont nos jambes qui les ont escaladées, qui ont permis d’admirer ce qui s’étend devant nous. Quand l’approche a été longue, la récompense est souvent à la hauteur de l’effort.
Assise devant le panorama, Kyoko reprenait son souffle.
Lorsque j’étais une enfant, j’étais fascinée par les photographies et les films d’un homme qui prenait des images aériennes. Un écologiste, et un humaniste aussi, témoin de son temps. Il pensait qu’en prenant de la hauteur on pourrait mieux comprendre le monde et le raconter aux autres. Il avait raison. Il faut prendre du recul, voir les choses de loin pour discerner ce qui est vraiment important. Il répétait souvent que tout est lié : les hommes, la nature, le climat, l’agriculture, les peuples entre eux, notre consommation d’énergie, tout. On ne peut pas considérer chaque chose indépendamment. Vu du ciel nous faisons partie d’un tout. Ses photos et ses films en témoignent. Tout est équilibre. Il y a forcément un équilibre qui se crée… Même pour la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986. Ainsi, vingt ans après, la radioactivité tout autour de la centrale était encore énorme, et les hommes avaient déserté les lieux. Les quelques scientifiques qui se rendaient encore sur place pour faire des mesures et observer la nature s’attendaient à voir des animaux malades ou difformes. En réalité, pas du tout, ils étaient en parfaite santé malgré la radioactivité presque palpable. Ceux qui avaient des problèmes étaient éliminés par les prédateurs qui avaient recolonisé les lieux. La nature avait retrouvé un équilibre, sans l’homme, sans le super-prédateur. Tout est lié Masato, tout est équilibre, ne l’oublie jamais. L’espoir renaissait dans cette région de l’Ukraine souillée par la radioactivité. A nous de décider dans quel monde nous voulons vivre, quel équilibre nous désirons. Ce photographe, Yann Arthus Bertrand, se battait pour faire passer son message de respect. Ce qu’il faut protéger en préservant la nature, c’est en réalité l’humanité. Pour qu’elle soit apaisée, harmonieuse, et non à la limite du chaos.
Ils restèrent ainsi longtemps à contempler le paysage avant de redescendre un peu plus bas pour arriver au temple shinto. Et y passer la nuit, à dormir d’un sommeil réparateur. Seule Kyoko dormait. Masato ne faisait que mimer le sommeil. Les images de la journée repassaient dans sa conscience électronique. Des moments qu’il avait réellement vécus, et non puisés dans la vie des autres. Il décida de faire de ces moments authentiques les éléments clés de sa pensée, de sa personnalité, loin des expériences multiples que son accès permanent au réseau lui permettait. Il se demanda alors si les rêves de Kyoko pouvaient ressembler à ces pensées-là, issues d’une belle journée. Et il se sentit pour la première fois presque humain.
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