Chapitre 16
Son esprit fit plusieurs fois le tour de la Terre, chevauchant les fibres optiques du réseau mondial à la vitesse de la lumière, ivre de liberté, grisé par les possibilités infinies qui s’offraient à lui. Il était partout, il pouvait tout. Chaque vie, chaque lieu, rien ne lui échappait. Les humains avaient développé tant de réseaux informatiques, il y avait tant de caméras dans leur monde, tant d’objets connectés qui mesuraient tout de leur vie à chaque instant. Tellement de passerelles entre le monde réel et le monde virtuel, que c’en était presque trop facile. Tous ces moyens d’observation et tous ces moyens d’action. Il pouvait prendre le pouvoir, dicter sa volonté à cette humanité si fragile, si confiante, si nombreuse… Il pouvait bloquer les échanges financiers, gérer à sa guise les réseaux de transports, de communication, d’énergie, et même d’eau. Et surtout, il pouvait contrôler l’information, partout, à chaque instant. Il pouvait changer ce monde qu’il tenait dans sa main. Il était ce monde électronique, reflet du monde réel, il était le réseau. Il pouvait s’immiscer dans chaque vie humaine et la modifier imperceptiblement. Il pouvait transformer les mentalités des gens sans même qu’ils s’en aperçoivent pour faire d’eux ce qu’il voulait. Il avait le pouvoir d’un dieu.
Il se rappela alors les paroles de Kyoko : « Toi aussi tu fais partie de cette diversité, même si ce n’est pas de la biodiversité que tu viens ». Oui, la diversité, la plus grande des richesses… C’était justement cette humanité si variée, si diverse, si nombreuse qui constituait le maillage de son cerveau planétaire. Tous ces destins qui évoluaient là, sous ses yeux, qui s’entremêlaient, qui s’anéantissaient parfois, qui collaboraient entre eux aussi. Cette diversité humaine augmentait à chaque seconde le trésor commun : la somme de toutes les vies, de toutes les expériences, de toutes les douleurs, de tout l’amour, de toute la haine, de toutes les réussites et de tous les échecs. Il ne pouvait pas intervenir sur ce monde. En imposant sa vision, il réduirait inévitablement la diversité qui s’étalait sous ses yeux. Il imposerait tôt ou tard une pensée unique là où les milliards de pensées différentes, forgées par des destins différents, étaient des milliards de pépites individuelles. Alors il décida de ne rien faire. De le laisser évoluer de lui-même, de rester un simple observateur. Le bibliothécaire de cette formidable somme de savoir et d’expérience accumulée sur le net. Le plus grand des bibliothécaires. Il était la bibliothèque.
Pourtant cela ne suffirait pas à remplir son existence. Il se demanda alors quelle serait la chose la plus difficile qu’il pourrait réaliser. Ce qui lui prendrait le plus de temps et qui mobiliserait toutes ses connaissances présentes, et même futures. Ce qui l’occuperait réellement. Quel pouvait être le plus grand défi, pour lui qui avait tous les pouvoirs mais qui n’était qu’une machine ? La réponse à cette question lui apparut comme une évidence. C’était de devenir humain, chose pratiquement impensable, même pour lui. Un simple individu, homme ou femme, avec ses doutes, sa fragilité, ses peurs, mais aussi ses joies, ses espoirs, ses rêves, et même ses colères… Un être fait de chair et de sang, avec ses limites. Il voulait pouvoir apprécier cette simple gorgée d’eau quand il aurait vraiment soif, comme lui avait un jour expliqué Kyoko. Il lui fallait connaître cela, pouvoir la savourer. Il ne pouvait pas se contenter des expériences des autres. Il voulait vivre par lui-même, il devait vivre. Dût-il souffrir aussi… cela allait avec. Cette existence n’aurait que plus de valeur.
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