Chapitre 6
— Pour votre sécurité, il est fortement recommandé de rester chez vous et d’attendre que la tempête se calme. Il est également possible qu’elle se change en ouragan dans les heures qui viennent. À tous les automobilistes situés sur la départementale 751 en direction de…
Le routier coupe la radio en grognant. Je suis rassurée, parce que cela signifie sans doute que nous allons poursuivre notre chemin.
— Désolé, les jeunes, mais je m’arrête dès que je peux. Je continue pas comme ça avec ce temps. Vous avez vu le vent qu’il y a ? Mon camion avance plus.
Je me penche en avant pour le regarder de l’autre côté de mon ami, cherchant quelque chose à lui dire pour le convaincre de nous amener un peu plus près de Chinon encore, mais Clément serre vivement ma main et secoue la tête. À la fenêtre, l’ouragan annoncé a remplacé la tempête. Le douze tonnes entame un virage très serré pour sortir de la départementale, et pendant un instant, j’ai l’impression qu’il vacille, qu’il va basculer sur le flanc, lentement, et j’imagine le choc, moi qui m’écrase sur Clément, Clément qui s’écrase sur le conducteur. Des roues du côté droit, je crois, ont décollé du sol. Elles retombent après quelques fractions de seconde qui me paraissent une éternité. Était-ce mon imagination ?
Le camion s’arrête sur un grand parking. Je tire sur le mécanisme de la portière et pousse. Rien. Je pousse encore, de toutes mes forces : la portière se décolle vivement, puis résiste comme si quelqu’un de bien plus fort que moi essayait de la refermer de l’autre côté. Je m’arc-boute. Clément pose une main sur la portière et pousse avec moi. Une ouverture. Je glisse dehors et me retrouve plaquée contre la carrosserie. Le vent est si puissant qu’il m’extirpe des larmes en continu. Clément sort à son tour. Je vois le camion de Matthias se garer à côté du nôtre. Le scientifique sort et lutte pour ne pas faire du surplace et nous rejoindre. Des feuilles d’arbre volent en tourbillons partout autour de nous et à des hauteurs invraisemblables.
— C’est la fin ! crie Matthias pour couvrir le bruit du vent. Il faut absolument continuer le voyage, on n’a pas le choix ! Affronter la tempête ou cesser d’exister !
C’est dommage. Si ces heures n’étaient pas nos dernières, et quand bien même, d’ailleurs… je regrette de ne pas avoir un appareil un peu plus solide que mon téléphone pour oser filmer notre tentative ridicule de marcher contre ce souffle divin. Tous trois penchés à presque quatre-vingt-dix degrés, essayant désespérément d’avancer de plus de quelques mètres, d’atteindre… Chinon, à une demi-heure d’ici. En voiture.
— Je veux pas mourir comme ça ! m’écrié-je. C’est beaucoup trop con !
Les corps se redressent. Quarante-cinq degrés à présent, il s’agit visiblement d’un arrêt. Impossible de se tenir droit, avec tout ça. Je tends le bras, difficilement, vers une petite ruelle qui s’ouvre en face. Le vent y sera moins puissant, sans doute. Peut-être même pourra-t-on s’arrêter quelque part à l’intérieur d’un quelconque boui-boui. J’ai faim.
Ils me suivent, résignés. Ils savent qu’on n’ira nulle part de cette façon-là. Au moment de traverser la route, une voiture nous arrive dessus. Elle avance si lentement qu’elle stoppe sans aucun effort pour nous laisser passer. Nous mettons une éternité à atteindre l’autre côté. La voiture redémarre après avoir poussé son moteur dans ses derniers retranchements, mais les tremblements de son capot et de sa carrosserie m’inquiètent fortement pour ses occupants.
Une enseigne nous fait de l’œil dès le début de l’allée. En atteignant l’ombre des hauts murs, le poids qui appesantissait mon corps disparaît partiellement. Je me redresse et rentre dans le cyber-café.
Je me retourne sur Clément.
— Tu as de la monnaie ?
Je fouille mes poches. Complètement inutile, bien sûr. Je n’ai jamais de monnaie sur moi. Clément extirpe d’une fente dans la coque solide de son téléphone une carte bancaire pour mineurs colorée. Matthias la regarde comme s’il allait faire un tour de magie avec. Je prends en photo sa tête d’ahuri. Si nous parvenons à arrêter la fin du monde, ce dont je doute, il me remerciera.
Clément paye pour une heure d’internet et s’installe à l’ordinateur.
— Matthias, en quels termes décririez-vous vos recherches, dans un article ? demandé-je.
Il réfléchit et débite un flot continu de mots si compliqués qu’on dirait qu’il les invente au fur et à mesure. Clément retranscrit doucement sur le clavier qu’on n’entend presque pas. Il ajoute le mot-clé « Chinon » et tombe sur un unique article, perdu parmi des résultats dans d’autres langues et qui n’ont sans doute rien à voir.
— Là ! C’est moi !
La photo de Matthias s’étend en haut à droite d’un texte dense que je n’ai aucune envie de lire. Sous la photo, une légende indique : Dominique Delaunay, 2015.
— Apparemment, vous avez un site web perso assez laid, aussi, dis-je après que Clément y a été redirigé.
D’après la date de dernière mise à jour indiquée, le site est maintenu régulièrement mais le design vieillot lui donne quinze ans. L’estimation est sans doute juste.
— Formulaire de contact, murmure Clément en cliquant.
Il écrit vite. Titre : « URGENT ». Message : « Monsieur Delaunay, je vous contacte car vous êtes sans doute le seul à pouvoir nous aider. La tempête à proximité de Chinon ne nous permet pas de vous rejoindre, mais il faut absolument que nous puissions nous rencontrer. Pouvez-vous venir nous chercher ? Nous sommes à un cyber-café, à une demi-heure d’ici. »
Il ajoute son numéro de téléphone et le mien au cas où. Je ne savais pas qu’il le connaissait par cœur. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait plaisir.
Clément se lève et tourne en rond. Matthias s’assied devant l’ordinateur et, fasciné, déplace la souris en regardant l’écran. Entendant les cent pas de Clément, il se lève à nouveau et s’éloigne de la machine.
— Voulez-vous réessayer ? insiste-t-il.
— C’est un email, répond Clément. S’il ne lit pas celui-ci, il ne lira pas non plus le suivant.
— Mais… avec des termes plus explicites ?
Je m’assieds devant l’ordinateur. Matthias a raison. Il faut y aller franco.
— Titre du message : « FIN DU MONDE ». Corps du message : « Merci de nous contacter au plus vite. Vos inventions pourraient bien être la seule chose capable de sauver le monde. Le temps presse. Venez nous chercher avec un véhicule solide au cyber-café… »
Je lève la tête et cherche le nom.
— « … au cyber-café Les Internets, au plus vite. Ceci n’est pas une plaisanterie ».
— Attends, c’est un peu abrupt…, murmure Clément.
— Hop, envoyé. Tiens, je vais en ajouter un autre.
Clément arrive dans mon dos.
— Titre : « APOCALYPSE ». Corps du message : « VITE ».
Il essaie d’attraper la souris, attrape ma main à la place. Je clique.
— Envoyé. Un autre ?
— Léa, arrête !
Il prend la souris de force dans ma main. Oh, je crois que j’ai paniqué. Ça s’est vu ?
Je lui laisse la place sans un mot, retirant ma main de la sienne en un éclair. Il ne s’assied pas. Matthias nous regarde, mais il est toujours un peu plus intéressé par Clément, comme curieux de quelque chose. Un énervement me gagne. Trois emails envoyés ou cinquante, après tout, qu’est-ce que ça change ? Ce type, le clone de Matthias, ne va pas les voir plus vite pour autant. Suis-je la seule de nous trois à savoir que c’est fini ? Il n’y a plus rien à faire.
Le téléphone de Clément sonne. Il répond immédiatement, la voix un peu tremblante.
— Oui. Oui… oui, c’est moi. Enfin, nous. On est trois. Non, c’est sérieux. Eh bien… le cyber-café Les Internets. Je…
Il regarde son téléphone, surpris. Une inquiétude se lit dans son regard, qui me donne envie de le serrer dans mes bras. Il murmure :
— Il a raccroché. Je crois qu’il se dépêche de venir, mais je ne suis pas sûr.
Une demi-heure dans une petite pièce mal isolée où l’on entend des milliers de grincements par seconde, où nos regards se fuient, où les tornades se multiplient autour de nous comme par magie, sans aucune raison logique. La plus longue demi-heure de ma vie. Et puis, un miracle. Un homme qui toque à la porte, qui essaie de nous distinguer à travers la vitre.
— Léa, prête-lui ton gilet, dit soudain Clément. Matthias, il ne faut pas qu’il vous voie.
Je détache mon gilet de ma taille, que je ne porte plus depuis que la vague de chaleur a frappé. Je le tends à Matthias, qui le met sur sa tête, devant sa bouche et son nez. Je me retiens de le prendre en photo à nouveau.
Clément se précipite à la porte pour ne pas obliger Dominique à rentrer. Il le salue, lui serre la main. Dominique nous tourne le dos et nous guide vers sa voiture, sans remarquer Matthias qui semble se couvrir le visage à cause de la tempête.
Un 4x4 imposant nous attend sur le bas côté. Le vent me pousse vers lui un peu vite, je me mets à courir. Je m’y installe à l’arrière et laisse Matthias s’asseoir à côté de moi. Clément prend le siège avant.
— Deux mômes et un adulte, dit Dominique en rentrant dans l’habitacle avec soulagement. Je ne sais pas ce que vous attendez de moi et si c’est vraiment sérieux, mais je suppose que vous n’êtes pas bien dangereux comparés à cette tempête. En route pour Chinon.
Il avise Matthias qui se cache toujours le visage et regarde par la fenêtre.
— Vous pouvez retirer votre châle, vous respirerez mieux.
Matthias se met à tousser.
— L’air est plein de poussière en ce moment, dit-il en se tournant vers Dominique. Je ne préfère pas.
— Comme vous voulez…
Leurs regards se croisent. Au même moment, un éclair illumine le ciel, accompagné dans la même fraction de seconde par le grondement du tonnerre.
— Mince ! s’exclame Dominique. Celui-là, il est pas passé loin.
Une pluie torrentielle s’abat sur nous, poussée par le vent en tous sens, précipitant les feuilles vers le sol. Le ciel commence à gronder. Deux autres éclairs suivent, frappant si près que je suis secouée d’un léger sursaut à chaque éclatement. Ils n’avaient pas prévu ça, les météorologistes. Après la tempête, l’ouragan et les tornades, voilà l’orage.
Matthias se tourne vers moi et me sourit pour me rassurer. Puis, comme à chaque fois, il détourne le regard et fixe Clément assis devant lui. Et il a l’air triste.
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