Chapitre trois : Je suis enchaîné./Vincior.
La matinée s'était déroulée sans souci particulier. J'avais fait la connaissance du majordome qui dirigeait les trois domestiques pour le ménage et l'entretien de la maison. Apparemment, l'homme qui m'avait acheté n'avait qu'un chef cuisinier, un majordome, trois domestiques composés de deux femmes et d'un homme, tous d'âge moyen, et un jardinier qui devait avoir la trentaine, c'était tout. Et lorsque Wolf organisait un banquet, il engageait une équipe, toujours la même, pour aider le chef cuisinier et les domestiques. J'avais l'habitude de travailler dans des demeures remplies de membres du personnel bien plus nombreux pour une maison aussi grande et avec autant de terrain, alors cela me surprenait énormément !
En puis, ce qui était également étonnant, le personnel n'était là que quelques heures par jour et ils rentraient tous chez eux lorsqu'ils avaient terminé leur travail car je cite, « monsieur Wolf aime sa tranquillité et se sentir chez lui », ce qui ne serait pas le cas en étant constamment entouré de son personnel. Et ce qui m'avait le plus stupéfait, avait été d'apprendre qu'il n'avait aucun autre esclave que moi et que j'étais le premier qu'il achetait ! Comment était-ce possible ? Lui qui était membre de la famille Wolf, un proche du Gouverneur lui-même, l'homme qui avait rétabli l'esclavage ! Oui, cet homme qui m'avait acheté, était réellement étrange... Qu'est-ce qui avait bien pu le décider à acquérir un esclave ? Et pourquoi moi en particulier ?
-Nathan !
Je sursautai en entendant la voix du chef cuisinier. Ce midi, je l'assistais. En tant qu'esclave, je devais donner un coup de main à tous. J'avais donc passé la matinée à aider les agents d'entretien dans le nettoyage et maintenant, j'aidais comme je le pouvais au repas.
-Oui, monsieur ?
-Surveille la cuisson en touillant régulièrement. Je vais donner le premier plat à servir.
-Bien, monsieur.
Ca sentait bon, pensai-je en humant cette délicieuse odeur de légumes mijotés. C'était agréable d'être en cuisine. Jusque-là, j'avais plutôt été assigné à des tâches ménagères, alors j'appréciais de faire autre chose que du nettoyage.
-C'est bien, tu peux arrêter et sortir le dessert pour qu'il ne soit pas trop froid.
Je fis ce qui m'était demandé et le reste du temps que durait le repas de Wolf se déroula ainsi, à donner un petit coup de main et à surveiller les plats en cuisine.
-Nathan ! Monsieur Wolf te demande, me dit la servante qui venait d'arriver en cuisine.
Quoi ? Qu'est-ce qu'il me voulait ? Je ne l'avais pas revu depuis hier soir et ça m'allait très bien. Un peu anxieux, je suivis la domestique qui avait été envoyée pour venir me chercher. Après avoir traversé un long couloir, elle ouvrit une porte qui donnait sur un salon et me fit entrer en me disant que monsieur Wolf allait me rejoindre dans une minute. Je regardai alors la pièce dans laquelle je venais d'entrer et je pus voir qu'il s'y trouvait deux sofas, des fauteuils, une bibliothèque avec de nombreux livres et surtout, cette pièce était très lumineuse car elle contenait de grandes baies vitrées dont la vue donnait sur un jardin de fleurs ! Je ne pus m'empêcher de m'approcher de la vitre pour regarder de plus près. C'était magnifique ! Tellement de couleurs et de formes !
-Je savais que tu aimerais.
Je sursautai et me retournai. Wolf était derrière moi, je ne l'avais même pas entendu approcher ! Il leva sa main et me caressa brièvement la joue, si brièvement que je n'eus pas le temps de m'éloigner de son toucher, puis il se recula afin de me montrer de la main, les sofas.
-Viens, allons nous asseoir.
En m'approchant, je vis que sur la petite table basse qui se trouvait entre les deux sofas, étaient posées deux petites assiettes contenant une part de gâteau chacune et deux tasses de ce qui devait être du café. Il attendait une autre personne ?
Il s'assit sur un des sofas et je pris place en face de lui, la table nous séparait.
-Ta matinée s'est bien déroulée ?
-Heu... Oui.
Je me sentais mal à l'aise. Je me demandais ce que je faisais dans cette pièce, seul avec lui qui devait vraisemblablement attendre une autre personne. Je l'entendis rire et je relevai alors la tête que j'avais baissée. Il avait l'air... amusé.
-Tu n'es pas très bavard ! s'exclama-t-il. Tu n'as pas à être aussi anxieux, je ne vais rien te faire. Je t'ai fait venir ici pour que tu m'accompagnes pour le café et le dessert, je n'avais pas envie de finir le repas, seul.
Quoi ? C'était pour moi ? Je regardai alors avec incrédulité, l'assiette sur laquelle reposait une part de gâteau au chocolat tout crémeux et la tasse de café fumant qui m'étaient destinés. Il me fallut un moment avant de réaliser que je pouvais y toucher. Je n'osai d'ailleurs rien faire jusqu'à ce qu'il commence à manger. Je pris alors la petite fourchette et la plongeai dans l'onctuosité chocolatée qui s'offrait à mon regard. Une fois dans ma bouche, je pus constater avec délice que ce gâteau était aussi beau que bon ! Comme la veille, ma réaction fut encore une fois de fermer les yeux pendant que je savourais cette bouchée. Moi qui, généralement, n'avais le droit qu'aux restes, à de la soupe au goût infâme ou encore à du pain chez mon esclavagiste, j'avais l'impression d'être au septième ciel, je me sentais sur un nuage de douceur. Habituellement, chez mes dominis[1], je ne mangeais pas non plus aussi bien, mes repas étaient constitués de surgelés ou de repas préparés achetés pas chers.
Totalement concentré sur les saveurs de ce gâteau, je dus avoir les yeux clos trop longtemps car quand je les rouvris, je me figeai en voyant cet homme, mon... dominum[2], en train de me fixer, sa fourchette dans sa main suspendue au-dessus de son assiette. Merde... C'était la deuxième fois que je me faisais avoir ! Nathan, ressaisis-toi ! Mes joues se colorèrent de gêne et je le vis sourire face à ma réaction. Il se remit heureusement à manger sans rien dire, me lâchant enfin du regard à mon plus grand soulagement. Avec cet homme, je me sentais un peu moins sur mes gardes que les autres fois où j'avais été acheté parce qu'il se conduisait d'une manière différente et ça me déstabilisait complètement. Il fallait vraiment que je fasse attention.
J'avais terminé de manger mon dessert et je buvais ma tasse de café dans un silence gênant. Il ne disait plus rien et moi non plus. Une fois la dernière gorgée avalée, je me levai, prêt à demander si je pouvais y aller mais avant que je ne dise quoi que ce soit, il m'attrapa brusquement le bras.
-Je ne t'ai pas dit de partir. Assieds-toi, je dois te parler de quelque chose.
Je me rassis donc, le ton de sa voix était dur, soudainement. Il n'avait pas dû apprécier que je me lève, prêt à m'enfuir...
-J'ai organisé une soirée qui aura lieu demain soir en ces lieux. En tant qu'esclave travaillant pour moi, tu y serviras. Le majordome t'expliquera les tâches qui te seront assignées plus en détails mais je voulais commencer par te débriefer rapidement.
"Une soirée" ? Je détestais ce genre d'événements. Les gens s'y montraient tellement répugnants... Il s'agissait de soirées à l'antique avec alcool, drogue, aphrodisiaque et nourriture en abondance mais surtout, elles se terminaient toujours de la même manière dégoûtante puisqu'une fois que tout le monde était bien détendu, les orgies pouvaient commencer... Finalement, cet homme était peut-être bien comme les autres...
-Tu y serviras, te souciant que les invités ne manquent de rien. Evidemment, ai-je besoin de souligner que ton attitude devra être irréprochable ? Tu devras être discret tout en étant disponible. Est-ce clair ?
Je hochai la tête, les poings serrés. Je ne devais pas me faire remarquer si je voulais avoir une chance de m'enfuir lorsque le moment se présentera mais lui obéir me coûtait, surtout pour cette soirée à laquelle je n'avais aucune envie d'assister. Je savais qu'il y aurait encore des mains baladeuses et des invités qui voudraient sans doute que je leur fasse... plaisir et je refuserai, et je serai puni. Toujours le même schéma, pensai-je en soupirant d'agacement, ce que remarqua cet homme si j'en jugeais par son regard devenu encore plus sévère.
-Tu te souviens de ce que je t'ai dit, hier ? Tu auras une vie assez agréable ici si tu m'obéis. Je suis un homme exigeant alors garde cela en tête, Nathan. Je n'ai aucune envie de te faire du mal mais s'il le faut, je n'hésiterai pas à te donner une leçon.
Il fit une pause, son regard froid plongé dans le mien, puis je vis ses yeux s'adoucir un peu et il reprit :
-Si tout est clair, détends-toi et suis-moi. Je vais te faire visiter le Jardin aux fleurs.
"Le Jardin aux fleurs" ? Mes yeux s'écarquillèrent alors et je me levai précipitamment, si précipitamment que je trébuchai et tombai... dans les bras de Wolf ! ! Il m'avait rattrapé de justesse et nous étions tombés sur le sofa. Je me retrouvais ainsi allongé de tout mon long sur son corps, ma tête dans son cou et ses bras autour de moi, me tenant fermement. Même si j'avais voulu m'enfuir, je n'aurais pas pu, cet homme était réellement fort. En sentant son corps contre le mien, j'étais tétanisé, je n'arrivais pas à bouger. Comment la situation avait-elle pu évoluer de cette manière ? !
Je sentis alors sa main venir caresser doucement mes cheveux. Il jouait avec mes longues mèches brunes et son autre bras me maintenait toujours contre son torse. Moi qui n'osais jusque-là, pas relever la tête, je finis pas le faire et nos regards se croisèrent. Je ne vis étonnamment, rien de dégoûtant dans son regard. Non, il me regardait... tendrement ? Face à mon interrogation, je n'avais pas remarqué que sa main ne caressait plus mes cheveux et je sursautai lorsque je sentis son pouce passer sur mes lèvres. Ce fut le déclic qui me réanima face à ma sorte de tétanie soudaine due à la surprise et la peur en sentant son corps contre le mien, et de toutes mes forces, j'essayai de me détacher de lui mais son bras me tenait toujours fermement. Après quelques longues secondes durant lesquelles il me retenait contre lui alors que j'essayais de le repousser, il finit par me lâcher soudainement, si soudainement que lorsque je me détachai enfin de lui, j'en retombai de l'autre côté du sofa. Mon cœur battait si vite qu'il me fallut un moment pour me ressaisir et reprendre une respiration normale. Il se leva avant moi et je n'osai pas le regarder. Il attendait sûrement que je me calme.
Lorsque je relevai enfin la tête et que je croisai son regard, je pus remarquer qu'il avait l'air irrité. Il n'avait pas dû aimer mon rejet. Il devrait pourtant s'y faire parce que jamais je ne le laisserai s'amuser avec moi de cette manière !
-Je ne suis plus d'humeur à visiter le jardin, nous le ferons une autre fois si tu te tiens bien. Tu peux disposer, me dit-il froidement.
Et c'est ce que je fis. Je ne voulais pas rester auprès de lui plus que nécessaire mais mon cœur regrettait de ne pas avoir vu toutes les belles fleurs que devait receler le jardin. À quoi est-ce que je m'attendais, franchement ? Cet homme était comme les autres, je ne devais pas l'oublier ! Après tout ce que j'avais vécu, comment pouvais-je encore être si naïf ?
Je passai devant lui sans le regarder. Et ce fut donc énervé et déçu que je repartis aider ses employés de maison en décidant d'éviter cet homme autant que possible...
[1] Datif pluriel de « dominus »=maîtres.
[2] Accusatif singulier=maître.
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