I. 4 - Rencontres à trois globes oculaires
" Incroyable, c’est incroyable, personne ne m'écoute jamais dans cette maudite horde !
— Baisse un peu ta voix, Nalric…"
Lui supplia son ami de toujours, Aeriphos. Les deux garçons n’avaient jamais connu la vie l’un sans l’autre. Du petit village perdu à l’Extrême Ouest, Draguinnet, ils vécurent une enfance simple et rêveuse. Tous deux voulurent, depuis enfant, s’engager dans une horde, quitter la morne vie qui s’offrait à eux ; l’un devait devenir forgeron, l’autre cueilleur. Alors, un beau jour, ils partirent, sans préparation, avec deux lames rouillées… et survécurent par miracle, avant de croiser la route des Lames et de s’y accoler.
Accompagnés par cinq bleusailles, les frères de Draguinnet pénétrèrent dans un bâtiment plus ou moins sphérique en onyx, comme quelques centaines d'autres dans cette cité de Saxia. L’intérieur se composait de quelques pièces, poussiéreuses, avec des meubles dévorés par l’humidité et les années, armoire comme table, comme chaise. Très vite, ils comprirent qu’ils se trouvaient dans une habitation Saxate.
Aeriphos, après un instant d’hésitation, emprunta une échelle en pierre menant à une partie en hauteur de l’habitation, pendant que Nalric fouilla le rez-de-chaussée. Le grand blond aux grosses mains d’artisan du métal, un peu candide, dut plisser les yeux pour voir dans l’obscurité des lieux. Les ténèbres ne s’étaient pas totalement imprégnées des lieux, des trous, sans aucun doute destinés à accueillir des fenêtres, étaient disposés ci et là de cette grande pièce vide. Enfin, vide, c’est ce qu’il pensait au début. Du fond de la pièce, s’approchait une masse, assez lente, Aeriphos retint son souffle, il n’eut même pas le réflexe d’attraper le manche de son épée… mais il eut cette étrange impression que la créature n’était pas agressive.
Il vit d’abord un œil, puis deux, et soudain trois. Gigantesques, brillants dans l’ombre. Puis il put décrire une forme humanoïde, assez petite, des cheveux, d’un noir brillant… et une fine petite fille, qui aurait pu paraître tout à fait normale et attendrissante, si elle ne disposait pas de globes oculaires anormalement grands, et d’un troisième à la place du nez. Elle ouvrait la bouche puis la fermait, comme un poisson un peu ahuri. Aeriphos resta pantois face à une telle apparition, devait-il hurler ? Se battre ? La rassurer ? Parce que la… chose parut être dans un état de confusion semblable au sien.
Il entendit quelqu’un monter derrière lui, il reconnut les bruits grognons de Nalric.
" Aeriphos, je peux savoir ce que tu… par la racine, c’est quoi ça ? "
Trynna ne pouvait alerter les autres en hurlant, elle attirerait bien trop l’attention. Elle espérait qu’ils finissent de trouver une entrée pour lui porter secours. Elle fit dépasser sa trogne par-dessus la commode où elle y avait apposé son dos. Immédiatement, elle le vit, ce qui venait vers elle. Des serpents, elle en avait vu, de pleins de sortes, de différentes tailles et compositions. Pourtant, celui-là n'avait rien des colubridés habituels. Déjà, chose la plus étonnante, ses trois yeux énormes et visqueux qui toisaient la pièce à la recherche d’une autre proie. La bête rampait, doucement, subtilement, dans un silence inquiétant. Trynna se mordit la lèvre inférieure pour ne pas se mettre à crier de terreur. Le seul bruit que cette créature émettait fut celui de sa langue qui sifflait. Se repérait-il par l’odeur ? Par la vision ?
Soudain, le reptile tourna son énorme tête squameuse vers sa direction. Trynna manqua de défaillir, mais, au lieu de se terrer et attendre la mort, elle bondit. De trois foulées, elle se dirigea vers un obstacle, d’instinct. La bête projeta sa gueule acérée de multiples crochets venimeux. L’armoire derrière laquelle Trynna s’était réfugiée tint bon. L’Ouestrienne sauta vers la fissure par laquelle elle était entrée. Cette fois, elle se permit de se lâcher :
“ Alerte ! Alerte ! Bête ! Grosse bête moche !”
Ce fut suffisant pour que les hordiers restés dehors comprennent. Elle vit une main passer par la faille pour lui donner un soutien. Cependant, cette soudaine intrusion de chair qui s’agitait par un trou donna à la bestiole un intérêt presque ludique. Elle se jeta vers le bras, poussant Trynna au passage qui tomba lamentablement par terre… et croqua le met qui s’offrait à lui, du majeur jusqu’au coude. Un déchirant braillement résonna alors à l’extérieur. Cela surpris la créature qui, sans aucune réflexion, jeta son lourd crâne contre la fissure… ce qui causa l’effondrement du mur. Trynna se jeta sous une table et se mit en boule, alors que tout s’effondrait à côté d’elle.
“ Non, hors de question, Aerif’, hors de question qu’on ramène ce petit truc horrible avec nous !
— Tu ne vois donc pas qu’elle est seule ? Qu’elle ne peut clairement pas survivre là ? Puis ne dis pas ce genre de choses, tu vas l’attrister !
— Mais elle ne nous comprend même pas, triple andouille !”
La petite créature aux allures de jeune fille les toisait de ses trois billes globuleuses, continuant son ballet de respiration inlassable. Bouche ouverte, bouche fermée, bouche ouverte…
" Je devrais surtout l’achever, regarde, elle peut à peine respirer correctement ! Elle a un œil à la place du nez !
— Elle est mignonne à faire le poisson comme ça, je trouve.
— Non mais ce n’est pas possible !”
En bas, les bleusailles s’impatientaient, ils avaient mieux à faire que de se disputer pour une question de petite fille à trois yeux à ramener ou non. Cependant, Nalric était d’un entêtement légendaire, mais il n’avait pas le niveau d’un Aeriphos qui se prenait d’affection pour une petite créature. Nalric lui rappela la fois où il avait ramené un rereophin juvénile, en soutenant que c’était comme un chat, qu’il pourrait l’éduquer comme n’importe quel félin… mais qu’il avait failli dévorer Jorrello deux jours après… ou cette fois où il s’éprit d’une femme soi-disant terriblement malade… Pour que la semaine suivante, elle tente de l’assassiner pour le voler. Rien à faire, Aeriphos demeurait incohérent.
" Tu me fais chier, tu me fais vraiment chier avec ta tête de simplet rongeur… De toute manière, Antorn ne voudra jamais.
— Pas si je la montre à Reynir d’abord. "
Puis ils entendirent un gigantesque fracas, là bas dehors, assez éloigné de leur position.
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