Communauté discordante
Le Lion avait cessé de rugir. La raison d’une telle folie ne pouvait être hélas qu’imaginée. Mais Théodore avait assidûment étudié l’histoire du royaume durant son apprentissage. Si la magie avait été neutralisée, le Lion était plausiblement mort. On l’avait assassiné. Si la capitale Forléo tombait, les îles avoisinantes et leurs royaumes la suivraient irrémédiablement dans sa chute. La colonisation worgro serait alors irrépressible.
Théodore se démenait, mais son boitement le freinait cruellement. Il piétinait à l’instar d’un vieil ivrogne et ahanait comme un bœuf moribond. Tout l’incitait à laisser tomber. Mais il avait prêté serment, et parjure il ne deviendrait pas.
Il progressa ainsi d'éternelles minutes, peut-être même des heures. Fixant invariablement l'est, le champion quitta la plage et dépassa le plateau septentrional. Les corps sous ses pieds se firent moins nombreux, et les éviter se révéla plus aisé.
Puis, alors qu'il voyageait les yeux dans le vide, une silhouette ambulante attira son attention. Non pas un fantôme ou quelque spectre venu hanter le cloaque d’après-guerre. Mais bel et bien un être vivant. Un homme, a priori. Un soldat armé. Mieux, un chevalier. Il ne portait pas de heaume, mais son surcot aux couleurs de l’ordre des chevaliers errants signalait son allégeance.
La célérité n’animait aucunement ses pas et Théodore, malgré sa claudication, parvint à le rattraper. Une idée fusa alors dans l’esprit du champion. Au vu de son parcours, cet homme descendait du plateau. Ainsi, il faisait indubitablement partie des couards ayant déserté leur poste après la disparition de la magie. Pourtant, il n'arrivait que maintenant... S'était-il caché en attendant que le mascaret sanguinaire ne passe ?
Théodore le héla, décidant de mettre un terme à ses expectatives. L’homme en vis-à-vis fit mine de chercher la provenance de l’appel avant d’ancrer son regard dans celui du champion. Ou plutôt… son demi regard. Une horrible balafre rougeoyante barrait la moitié droite de son visage, puis se poursuivait au travers de ses cheveux bruns mi-longs.
Il faisait peine à voir.
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Il faisait peine à voir.
Owen avait marché au moins deux heures avant de quitter le plateau. Sur l'ensemble de ce trajet, cet homme incarnait la seule présence vivante qu'il avait croisée, hormis les charognards volants. En dépit de tout le mépris qu’Owen nourrissait pour les champions de la foi, de la pitié serra sa gorge à la vue de ce grand énergumène.
Un survivant, tout comme lui.
Son armure, pleine de boue, portait les stigmates du conflit passé et il avait attaché son casque à son ceinturon. La pluie s’était interrompue depuis quelque temps, mais des perles luisantes serpentaient encore sur son crâne chauve.
Exténué mais empli d’animosité : ses traits tirés exprimaient pleinement son état actuel.
— Nous avons perdu, entama Owen.
— Nous avons perdu, répéta l’autre d’une voix éraillée. Tu fais partie des déserteurs qui ont permis aux Worgros de prendre l’avantage, n’est-ce pas ?
— La bataille tendait déjà vers le désastre lorsque le flanc nord s’est replié. Nous…
— Vous nous avez abandonnés ! Lâches. Traitres. Vous êtes pires que ces infâmes barbares.
— Pire ? Monte sur le plateau septentrional et vois ce qu’ils ont fait de nos villages et des innocents. Ose ensuite revenir et me dire que je suis pire que ces monstres.
— Je sais pertinemment ce que font les Worgros à leurs victimes. Si tu étais resté sur le champ de bataille, tu les aurais vus à l’œuvre. Je comptais talonner ces meurtriers et leur offrir un splendide baroud d’honneur. Tout compte fait, je vais d’abord prendre le temps de punir un déserteur, au nom de la justice du Lion.
— Je n’aurai aucun remords à abattre un chien de la foi, cracha Owen tout en dégainant. Mais ne me parle pas de justice.
Les deux guerriers se toisèrent. Le combat ne serait que peu glorieux. Tous deux en avaient pleinement conscience. Un borgne et un boiteux. Même le plus morose des acariâtres aurait souri devant un si pitoyable spectacle.
Owen s’apprêtait à amorcer l’offensive lorsqu’une voix cristalline lui somma d’arrêter. Une jeune fille se tenait là, entre les deux pans sablonneux du chemin sur lequel ils se trouvaient. Elle portait une tenue de voyage ainsi qu’un baluchon sur l’épaule et avait sans aucun doute suivi le même chemin que le champion. Elle paraissait alarmée, ou courroucée.
— Que faites-vous ? s’enquit-elle. Etes-vous sous le charme d’un maléfice ?
Owen rétorqua, à l’égard du champion, que le seul maléfice à l’œuvre se nommait l’imbécilité. Immédiatement, celui-ci se justifia auprès de la jeune fille en arguant qu’il rendait justice à ses défunts camarades. Le châtiment réservé aux félons, rajouta-t-il.
— Le Lion vous a sauvegardés de la mort et vous comptez gaspiller cette opportunité en vous affrontant l’un et l’autre ? L’ennemi se trouve là-bas, à l’est. Il progresse avec diligence. Ici, il ne reste que le chagrin. Je le sens. Il est partout.
Owen relâcha sa posture de combat et étudia la fille. Elle n’avait pas plus de quinze ans, arborait un joli minois constellé de taches de rousseur et portait de courts cheveux semblables à des tourbillons de flammes. Sans ambages, le chevalier la sonda sur son identité.
— Je suis une messagère. J’étais en mission en territoire allié et suis revenue aussi vite que possible, malgré des vents capricieux.
— Pourquoi cet empressement, s’enquit Théodore qui s’était détendu à son tour. Il ne subsistera bientôt plus que le néant ici.
— Je porte un message d’une importance capitale. Si je le livre à temps à Forléo, nous pourrions sauver le royaume de la menace Worgro.
— Quel est-il, ce message ?
— Je ne peux vous le transmettre. Seul le roi doit l’entendre.
— Bah voyons ! s’emporta Owen. Et pourquoi une gamine toute frêle comme toi serait chargée d’un message capable de sauver tout un royaume ?
— Ah ! Vous êtes bien un chevalier errant, vous. Toujours prétentieux. Toujours hautain. Figurez-vous que le roi en personne m’a accordée sa confiance et que ma rapidité n’est plus à prouver.
— Ce n’est pas de rapidité dont vous aurez besoin, en priorité. Mais de compétences en art martial. Jamais vous ne passerez indemne de l’autre côté des lignes ennemies. Encore faudrait-il que vous parveniez à les atteindre.
— Quel sont vos noms ? le coupa la jeune fille.
— Owen.
— Théodore.
— Eh bien ! Owen, Théodore, je vous laisse à votre rixe idiote et m’en vais pour Forléo.
— Attendez ! s’exclama Théodore. Vous ne pouvez pas partir seule. Le chemin sera périlleux. Laissez-moi vous accompagner dans cette quête. Je serai votre armure et votre épée.
La jeune fille, qui avait déjà pris de l’avance sur les deux soldats, fit brusquement volte-face.
— Je vois bien comment vous vous tenez. Vous tremblez sous votre propre poids. La diligence est ma seule arme. Je ne vous attendrai pas.
— Je ne vous ralentirai pas, promis Théodore. Vous aurez besoin de mon savoir-faire, j'en suis convaincu.
Non sans entrain, elle accepta le concours du champion de la foi. Elle était heureuse qu’au moins l’un des deux guerriers soit assez perspicace pour évaluer l’importance de sa mission. Avec sa nonchalance d’adolescente, elle questionna Owen :
— Vous, le grognon, nous épaulerez-vous ?
— J’emprunte la même route. Mais ma destination n’est pas la tienne. Je m’arrêterai aux lignes ennemies. Ma vie contre la leur. Voilà tout ce que je peux t'offrir. Et si tu veux mon avis, déleste-toi du boiteux si tu veux atteindre ta destination à temps.
La jeune fille plissa les yeux, irritée par les réflexions du chevalier. Sans transition, elle leur tourna le dos et reprit sa marche soutenue. Un instant, Owen se demanda si elle ne venait pas de lui sauver la vie. Un chevalier ne rivalisait aucunement contre un champion de la foi, en combat singulier. Mais peut-être était-ce ce qu’il avait désiré : périr ici.
Les deux hommes échangèrent un regard. L’adversité n’y scintillait plus. Mais pour combien de temps ? Avant de se faire l’ombre de l’adolescente, Théodore l’interpella et se renseigna sur son nom. Ne leur offrant que son dos, la jeune fille répondit : "Aurore".
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