Les Passeurs

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La voût céleste, endiamentée par les étoiles, trônait au-dessus de la mer. Théodore les observait depuis l’entrée de la grotte, l’air renfrogné. Les nuages s’abstenaient de franchir la plage, mais ils s’accaparaient volontiers toutes les terres d’Orion. La suite du voyage se ferait au rythme des clapotements de la pluie.

Les enfants et les maîtres magiciens colonisèrent la moindre alvéole du passage souterrain. Certains apprentis, dont une en particulier, persécutaient le chevalier éborgné. Mais il ne s’en plaignait pas. Au fond, cette chaleur humaine devait le réconforter. Théodore s’en voulait. Durant l’entrainement, il… Il avait fait honte au code de l’Ordre.

Le champion en eut assez de stagner sans rien pouvoir faire. Aurore avait quitté la grotte depuis quelque temps déjà ; elle désirait être seule. Pourquoi ? Théodore n’avait pas cherché à le savoir. Elle allait simplement alerter les Passeurs. En quoi s’isoler l’aiderait à accomplir cette tâche ?

Intrigué, Théodore s’aventura sur la plage, en quête de l’adolescente. Déplacer son genou lamentable et son corps fourbu s’avéra éprouvant. Une sorte d’ordalie singulière, se dit le champion en touchant son médaillon brisé. Rester immobile avait envenimé ses maux. Il espérait que cette marche anesthésie les plus aigus ; ou les lui fasse oublier pendant un temps, au minimum.

En son for intérieur, Théodore savait qu’il se mentait à lui-même. Son impatience ne pesait pas dans son choix de partir à la recherche de la jeune fille. En réalité, un sentiment plus viscéral l’animait. Un besoin de repentir. Le devoir d’avouer sa faute et de demander son absolution. Pourquoi ? Que devait-il à cette messagère ? En quoi obtenir son pardon l’aiderait-il à se sentir mieux dans sa peau ? Théodore ne possédait aucune de ces réponses mais alla quand même la retrouver.

Elle se tenait là, au bord de l’eau. Sa silhouette barrait le globe opalin miroitant dans l’eau noire. Lorsqu’il fut proche, Aurore lui signifia qu’ils arrivaient. En effet, Théodore perçut l’énergie écrasante qui sillonnait les fonds marins et venait à eux. Jamais, de toute sa vie, il n’avait eu la chance d’admirer les Passeurs ; à part dans les ouvrages exposant des esquisses.

L’excitation grouilla jusque dans ses doigts.

Mais alors, une question survint.

— Avez-vous utilisé le cor ? Je n’ai entendu aucun son.

— Parfois, il n’est pas nécessaire de les appeler. Ils ressentent.

Théodore n’était pas satisfait. Cependant, il n’insista pas. L’attitude d’Aurore l’en dissuadait. Rien dans sa posture, son regard ou son parler ne paraissait comme d’habitude. On aurait dit une autre personne. Etait-ce justement devant cette âme indéchiffrable qu’il se sentait contraint de se confesser ?

— Aurore, à propos de mon combat avec Owen, je…

— Chut ! Plus tard. Ils n’ont que faire de nos disputes d’humains. Ne les rebutez pas avec cette histoire. Laissez-vous plutôt transporter par leur majesté.

Des formes grossirent sous les eaux sombres. Des vagues se formèrent à la surface. Au lieu de rapetisser en approchant de la plage, les flots s’amplifiaient à chaque seconde. Finalement, trois créatures titanesques émergèrent de la mer, déversant des cascades d’eau tumultueuses.

Ne pouvant plus nager à cause du manque de profondeur, les Passeurs usèrent des deux colonnes massives qui leur servaient de bras pour progresser vers le bord. C’était d’ailleurs sur ces appendices, plus durs que la pierre, que les passagers se juchaient. Hérissés d’une couronne de pics pour se défendre des prédateurs nageant plus en hauteurs, ces bras sécurisaient les voyageurs.

Derrière eux, trainait leur longue queue. Recouverte d’une carapace, à l’instar de celle d’une écrevisse, elle leur permettait, selon les ouvrages que Théodore avait lus, de se mouvoir dans l’eau à une vitesse prodigieuse. De leur crâne ovale au bleu lapis-lazuli, pendaient d’innombrables tentacules plus épaisses qu’un cheval et d’une envergure supérieure à celle d’un bélier de guerre.

Théodore resta médusé devant la marche ineffable de ces monstres suprêmes. Leur unique œil au milieu de leur front sondait les alentours, projetant un rayon rouge luminescent.

— Théodore ! fit Aurore en claquant des doigts.

Le champion ferma la bouche et se frotta les yeux.

— Pourriez-vous prévenir les magiciens. L’heure de quitter Koordie et d’aller en Kirithe est venue pour eux.

Théodore s’exécuta et se fit la réflexion, tout en allant vers la grotte, que ces titans marqueraient inévitablement l’histoire de l’homme et ses légendes. Un jour ou l’autre, si cette espèce venait à s’éteindre, on en parlerait comme d’anciens dieux provenus des profondeurs inexplorées.

Sur le chemin du retour vers Aurore, Théodore nota la même stupeur chez les enfants, les magiciens et le chevalier. Etait-ce pour eux aussi la première fois ? Ou la stupéfaction devant tant de magnificence frappait-elle à chaque rencontre ?

Un grisement inexpliquable manipulait la lucidité de Théodore, le rendant incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Mais il n’était pas seul dans ce cas, puisque des yeux hagards croisaient les siens quand il balayait le groupement des cents magiciens.

L’émotion nimba les aurevoirs. Théodore capta une partie du dialogue entre le chevalier et l’apprentie magicienne turbulente. Ils échangèrent une promesse.

— Je les aiderai à porter ce message, aussi loin que je le pourrai, certifia Owen.

— Non. Tu iras aussi loin que tu le devras. Moi, je reviendrai quand nous récupérerons la magie et je vous soignerai avec mes pluies de soin.

— Pouvoir est une excuse pour ne pas faire son devoir, déclara Théodore en passant à côté d’eux.

L’éclopé n’osa pas regarder le chevalier dans les yeux, mais il entendit la jeune fille affirmer que son papa répétait souvent cette phrase quand il la réprimandait. Son père devait donc également servir sous l’Ordre. Car cette maxime appartenait à Gérald, l’un des plus éminents et des plus respectés champions de la foi.

Face à Maitre Grégory, Théodore tenta de se mettre droit, pour effectuer le salut militaire. Mais son dos le tirailla, son genou le tourmenta et sa cheville le lança. En grimaçant, il abandonna l’idée de paraitre noble et résistant. Le magicien de guerre lui tapota l’épaule et lui dit de ne pas s’en faire : tant qu’il demeurait droit dans son cœur, il resterait un homme honorable et un porteur des valeurs de l’Ordre. Théodore sut que le maître faisait référence à son duel contre Owen.

Les adieux terminés, les enfants et les mages escaladèrent les montagnes de pouvoir vivantes. Ils se logèrent entre les pics, au-dessus des appendices en forme de colonne. Ensuite, le trio observa les trois entités aquatiques disparaitre à l’horizon.

Théodore se sentit à nouveau maitre de son esprit et de ses pensées. Les Passeurs avaient emporté au loin leur charme irrésistible et impitoyable.

Aurore leva la tête : « Il va pleuvoir. »

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