Kahlaar
L’amas organique difficilement identifiable prit forme. Son corps, allongé sur quatre pattes, musculeux et haut d’au moins trois mètres, surplombait Owen, l’écrasant de son intransigeante présence. Sous ses oreilles pointues, deux yeux obliques et iridescents brillaient d’une telle énergie qu’ils auraient pu faire fondre la peau du chevalier. De ses mâchoires assurément fortes, de grandes et lourdes dents débordèrent, suivies par un grognement haïssable.
Le regard contemplatif d’Owen s’achoppa sur les pics de glace hérissant sa fourrure végétale. Une glace reluisante, d’une teinte violette. La couleur rappela au chevalier ces pierres religieuses utilisées lors des cérémonies de magie. L’améthyste.
Était-ce l’œuvre d’un Worgro ?
Celle qui chasse approcha son museau arrondi du chevalier errant ; humant son courage et sa volonté, à n’en point douter. L’heure de la contemplation s’achevait. L’affrontement cérémonial débutait.
Owen se leva. Cependant, avant même qu’il n’amorce son premier coup, un cor de guerre rugit dans les ténèbres invisibles de la forêt. Un son d’une stridence jamais équivalue. Le bruit abominable s’insinua sous la peau du chevalier et crispa ses muscles. Même la bête laissa échapper un couinement plaintif.
Pourtant, l’instant d’après, Celle qui chasse se ruait dans la direction d’où provenait le son. Emporté par une fougue qu’il ne se connaissait plus, Owen talonna la bête. Son unique œil lui suffisait pour suivre la colossale prédatrice. D’ailleurs, à bien y réfléchir, la vitesse de course de la chasseuse n’atteignait assurément pas son sommet. Elle semblait presque l’attendre.
Le cri assourdissant tonna une fois de plus. Tout proche. Puis, Celle qui chasse fut propulsée contre plusieurs troncs, qu’elle coucha sous son poids. Owen en resta bouche bée. Qu’est-ce qui avait bien pu la heurter avec autant de vigueur ? Le chevalier demeura là, immobile, interdit, incapable de prendre la moindre décision.
La bête impétueuse rugissait et se battait, tous crocs sortis, contre une entité qui n’existait pas. Était-elle prise de folie ? Touchée par une maladie répandue par l’armée worgro ?
Celle qui chasse se dressa sur ses pattes arrière, dépassant ainsi de loin la hauteur des masures du village d’Owen, avant de se rabattre vers l’avant, les babines retroussées. Ses mâchoires ne se refermèrent pas et ses pattes avant restèrent en lévitation. Une force indiscernable luttait ardemment contre les muscles maxillaires dévastateurs de la bête.
Une scène étonnante, qui dénotait de la sorcellerie worgro. Un suzerain-sorcier ? Ici ? Owen inspira profondément. « Vas-tu, un jour, cesser de te questionner autant ? »
Le chevalier errant s’élança.
Sa lame taillada un morceau de chair avant de percuter le métal d’une armure interne. Un Worgro ; cela ne faisait plus aucun doute. Un fluide noir dégoulina de la plaie, dessinant l’épure d’un corps humanoïde. « Tu ne pourras dorénavant plus te dissimuler, couard. »
Le Worgro relâcha sa prise sur la bête, lui planta le museau dans les racines d’un arbre, puis pivota vers Owen. Ce dernier ne voyait pas son faciès, mais un frisson le parcourut tout de même. L’imagination se montre parfois plus perverse que la vue.
Le chevalier se tint prêt. Face à lui, un grincement entrecoupé d’expirations le tourna en dérision. Le Worgro persiffleur progressait dans sa direction. « Kahlaar, souffla une voix avec plus d’aspérités qu’un rocher. Le Un-Œil. Virrtah irdrlieh ? Où est le Courbé ? Toi, Kahlaar, et Virrtah, vous avez tué Kouroukaiya. Nous l’avons tous vu. Nous, les Sarliia, voyons ce que les autres Sarliia voient. Vous êtes attendus. » Puis le rire grinçant reprit de plus belle.
Owen, qui fixait le néant juste au-dessus de la lésion suintante, garda son sang-froid. « Nous ne vous craignons pas. » Sur ces mots, il chargea, la pointe de son épée le précédant. Il feinta une frappe d’estoc, fit une virevolte fulgurante et cingla à l’horizontal tout en pliant ses genoux. Sa lame s’enfonça profondément dans la jambe du Worgro. Mais l’armure interne, dont le maillage se montrait moins dense que pour les parties hautes du corps, finit par l’arrêter.
Un cri sifflant troua les tympans d’Owen. Mais la souffrance discernable dans sa tonalité égaya le cœur du chevalier.
Celle qui chasse reparut à cet instant. Elle planta ses crocs dans l’abdomen du Worgro, l’avalant à moitié et le projeta au loin. Cramponné au manche de son épée, Owen fut emporté par l’élan, avant que la lame ne daigne se déloger de sa prison de chair et de métal.
La bête partit sur les traces de sa victime, s’évanouissant dans la brume épaisse.
Owen, quant à lui, s’épousseta. « Je crois que Kahlaar a accompli sa part dans ce combat. » Le chevalier ricana à sa propre facétie, se croyant seul. Il n’avait pas encore remarqué que trois Liniens l’avaient rejoint.
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