Vous êtes debout

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Le roi Martial Cœur de Lion annonça des festivités le quatrième jour après la bataille de l’Anneau, suite au discours de la Lionne. La reconstruction de Koordie patienterait quelques jours. En ce début de printemps, il fut choisi d’installer des tables en bois entre les Mâchoires et la capitale, afin de profiter de l’extérieur et d’éviter que les invités ne se sentent à l’étroit entre les murs de pierre. Les soirs les plus froids, des tablées composées des personnes les plus fragiles et les plus frileuses se réunissaient sous des toits chauffés par des âtres rougeoyants.

Tous les peuples se mêlèrent au banquet qui dura une semaine entière. Sous le soleil ou sous les étoiles, la nourriture se montra inépuisable et l’alcool coula à flot. Les morts au combat furent honorés par la liesse générale. Koordie ne sombrerait pas, la gaieté et lumière l’habitaient encore.

Owen et Théodore avaient pris l’habitude de manger ensemble, comme durant leur voyage vers Forléo. Se joignaient régulièrement à eux Nicolas, Henry, Ambre, Bartholomé et les sœurs Iris et Violette ainsi que Morgane et les trois champions ayant arpenté le duché de Koordie avec eux. Même Darlii et Varliaa les avaient gratifiés de leur présence plusieurs soirées d’affilée. Ceux qui avaient une famille s’entouraient de sa présence lors de ces festins. Owen sympathisa avec la femme de Nicolas, qui lui parut tout aussi vaillante que lui. Cette dernière le remercia d’avoir ramené son homme en vie et, honteux, Owen avoua qu’ils avaient frôlé la mort de bien trop près, et ce, plus d’une fois. Ambre leur présenta sa sœur, une archère de l’armée régulière ; Théodore fut infiniment heureux pour son amie, qui avait craint de l’avoir perdue.

Même Morgane eut le droit de se joindre aux célébrations. Théodore dut insister pour qu’elle prenne une place à leurs côtés. Elle se retrouva en face de Nicolas. Avide de récits épiques, la femme du chevalier réclama l’histoire de leur rencontre à tous. L’ancienne Grande-Championne se montra avare en mots, mais fut claire sur un sujet : le courage d’Owen et de Nicolas avaient redoré le blason des Hyènes, dans son esprit comme dans celui de maints champions. « Cette épreuve aura prouvé que les conflits internes d’antan ne représentaient en réalité que des illusions ne demandant qu’à s’effriter », avait-elle conclut.

La Hyène borgne, quant à elle, ne s’intéressait guère à leur réputation, et ne quittait plus un seul instant sa fille des yeux. Durant sa longue conversation avec Arthur, quelques soirs plus tôt, Espérance et Oaïna s’étaient liées d’une amitié certaine. Après presque chaque repas, la petite demandait à son père de rejoindre son amie, si bien que la Hyène avait fini par proposer à Arthur et à sa femme de partager leur table. Une proposition que le couple accepta volontiers.

Un soir, Ambre prit les devants et proposa à Théodore d’aller danser sur le rythme frénétique des musiciens. Le Grand-Champion fut pris de panique mais Owen le poussa pour lui interdire toute retraite. La bière ingurgitée le libérant quelque peu de ses entraves de timidité, Théodore se laissa aller sur la mélodie entrainante des luths, des flûtes et des tambours. En l’observant gesticuler maladroitement, Owen rit aux larmes, comme ça n’avait pas été le cas depuis longtemps. Nicolas emmena sa femme dans la foule ondulante et même les irrévérencieux Loups, Iris et Violette, furent invitées par de jeunes soldats.

— Tu ne vas pas danser ? s’enquit une voix cristalline.

Assis en califourchon sur le banc de bois, Owen n’eut pas à baisser la tête pour voir son interlocutrice. Oaïna, les poings logés au-dessus de ses hanches, le fixait avec un air réprobateur. Le chevalier voulut répondre, mais il se ravisa. Parler des défunts durant ces heures de fêtes s’avérerait mal venu.

— Je serai ta partenaire !

— Toi ?

— Comment cela, moi ? C’est quoi cette tête dégoûtée ? Ce sera pour te racheter de m’avoir frappée au ventre, à l’école.

Owen s’esclaffa, réalisant le ridicule de la situation, puis prit la petite par la main. L’apprentie magicienne et la Hyène tournoyèrent au milieu des danseurs, durant toute une chanson. Puis, remarquant qu’Espérance patientait sur le banc, les bras croisés et les joues gonflées, le chevalier prit congé d’Oaïna pour poursuivre avec sa fille.

Pendant ce moment de folie égayante et de partage, Owen oublia ses maux. En fond de lui, il remercia le destin d’avoir épargné sa fille.

Lorsque la nuit fut plus proche des aurores que des étoiles de minuit, les derniers festoyeurs et les noctambules décidèrent de rentrer chez eux, afin de profiter des ultimes heures d’obscurité pour se revigorer. Des serviteurs désignés à l’avance débarrassèrent les tables et rapportèrent les restants de vivres et les surplus de boisson au château.

Presque infatigables, Théodore et Owen demeuraient éveillés. Leurs amis et parents dormaient pour la plupart assis sur les bancs, la tête posée dans les bras ou à même la table. Les deux frères marchèrent un long moment, se laissant bercer par la brise printanière et le silence nocturne envoûtant. Ils escaladèrent l’un des rochers saillant du sol qui parsemaient l’Anneau. Au sommet, ils prirent de grandes inspirations et profitèrent de la quiétude qui occupait ces lieux.

— Quel âge à Espérance ? demanda Théodore, d’une voix douce, pour ne pas contrarier le calme ambiant.

— Neuve ans.

— D’accord. Tu sais, je ne me suis pas trompé quand je l’ai vue pour la première fois. Ton enfant possède une sensibilité forte à la magie de lumière. Dans un an, les racoleurs de l’Ordre viendront chez toi. Espérance devra les suivre et entamer son apprentissage pour devenir une championne. A moins que tu ne décides de la confier à l’Ordre dès maintenant.

— A quel âge as-tu rejoint l’école des champions de la foi ?

— Je n’en ai aucun souvenir. C’est la seule maison que j’ai connue. Mon frère de sang me rendait visite régulièrement, mais c’était à l’Ordre que j’appartenais.

— Et cette maison a fait de toi quelqu’un de bien.

Théodore l’observa d’un œil inquiet, prêt à encaisser un sarcasme virulent de la part de son ami. Il n’en fut rien.

— Quand un père connaît un homme droit comme toi, Théodore, il ne peut espérer meilleur école pour sa fille. Si championne elle doit devenir, championne elle deviendra. Sa voie suivra la tienne.

— A plus forte raison que nous sommes liés, elle et moi.

Owen l’interrogea sans ouvrir la bouche.

— Par ton biais. Tu nous connectes, Espérance et moi.

Tout cela paraissait cryptique pour la Hyène, mais elle n’exprima pas ses doutes.

— Donc c’est à toi que je dois la confier.

— Eh bien, oui ! Dans l’ordre logique, du moins magique, des choses. Par ailleurs, j’en serai honoré.

Owen opina lentement du chef.

— Oui. C’est une idée qui me convient… et qui lui conviendra, je l’espère, ajouta-t-il en lançant un regard vers la table où se reposait sa fille.

— Je n’en doute pas un seul instant, fit une voix féminine dans leur dos.

Regardant par-dessus leur épaule, ils trouvèrent Aurore. Elle ne rayonnait pas comme lorsqu’elle leur été apparue au sommet de la Tour de Lion, ou lorsqu’elle avait discouru devant l’ensemble du peuple koordien. Non. Ses cheveux courts et cramoisis se lovaient autour son visage lumineux et dans ses yeux chatoyait un lueur de tendresse et d’humanité. Elle était de nouveau Aurore la messagère.

— Ta fille fait preuve d’autant de bravoure que toi, Owen. Suivre la voie du guerrier et de la droiture lui semblera naturel.

— Je suppose qu’il est inutile de te demander comment tu connais le caractère de ma fille.

Aurore lui sourit, et de ce sourire plurent les réponses. Aurore, parangon de la Lionne, se trouvait partout et en chacun.

— Je vous ai remerciés en tant qu’Aurore, je viens vous féliciter en tant que Lionne. J’ai également visiter mes parents. Vous serez récompensés en or et en honneur pour tout ce que vous avez accompli.

— Ce n’est pas l’or qui a motivé notre voyage, objecta Théodore.

— Je le sais, Grand-Champion Théodore. Mais vos noms entrerons dans la légende koordienne, aux côtés de ceux des héros d’antan. Vos héritiers bénéficieront ainsi de vos titres et de vos possessions. Et la gratitude de Koordie à l’égard de vos familles sera ainsi éternelle.

Les deux hommes froncèrent la sourcils, bien incapables d’entrevoir tout ce que désirait leur transmettre la Lionne.

— Votre histoire à tous les deux a fait resurgir en moi une phrase. Elle appartient à un maître des sciences de la sagesse, qui vit sur les îles loin vers l’orient. Il me répétait souvent : « La plus grande gloire n'est pas de ne jamais tomber, mais de se relever à chaque chute. » Combien de fois êtes-vous tombés ? Combien de fois vous êtes-vous relevé ? Aucun de vous deux ne saurez le dire. Mais aujourd’hui, vous êtes débout. Avec vous, Koordie redresse la tête. Votre gloire fera celle de votre royaume.

Owen et Théodore demeurèrent cois. Jamais ils n’avaient songé à la gloire durant ce voyage exténuant. Ils l’avaient entamé pour des raisons bien différentes et avaient poursuivi pour d’autres encore. La gloire… Était-ce ce qu’ils avaient atteint, après tout ?

— Bien, fit-elle pour clore le sujet. Je dois maintenant m’en aller. Maints devoirs m’attendent ailleurs.

— Ailleurs ? s’enquit Owen, un sourire badin sur les lèvres.

— Vous ne comprendriez pas.

— Sûrement. Nous ne sommes que d’ignares humains.

— Hyène Owen… Jamais je n’oublierai votre sarcasme. Sur ce, je vous fais mes adieux.

Puis Aurore s’enflamma avant de disparaître, étincelle soufflée par la turbulence du vent. Les deux hommes restèrent immobiles, tentant de faire le tri dans tous ce que venait de déclarer Aurore.

Owen fut le premier à revenir à la réalité. Il marcha jusqu’au bout de la corniche en surplomb et s’assit, les pieds dans le vide. Bientôt, Théodore le rejoignit. Il paraissait autrement leste sans son armure lourde, mais son genou continuait de le meurtrir. Tout comme pour l’œil d’Owen, aucun magicien n’avait pu soigner complètement sa blessure.

— Avec Espérance, nous regagnerons l’Orion pour enterrer convenablement Marie. J’envisage ensuite d’emmener Espérance faire le tour du monde, pendant un an. A bord d’un bateau, comme l’a fait notre princesse. Sans sa mère, ma fille aura besoin de se construire autrement. Cela lui fera du bien avant d’intégrer l’Ordre des champions.

— Cela te fera du bien à toi aussi, mon frère.

— Oui. J’ai besoin de passer ce temps avec elle.

— Et d’évacuer toute cette inquiétude que nous avons accumulée durant notre périple.

Owen rit doucement, fixant le firmament à l’horizon.

— Je viendrai te saluer au port, avant ton départ, reprit Théodore. Et j’attendrai au même endroit à votre retour, pour accueillir mon apprentie.

Owen rit un peu plus fort, amusé par l’humour presque cinglant de son compagnon.

— Tu me manqueras, Théodore.

— Tu me manqueras aussi, Owen. Mais ce ne sera que provisoire. Et nous n'y sommes pas encore. L’heure est à la célébration. Alors retournons célébrer auprès de ceux qui nous attendent.

Owen et Théodore se relevèrent. Après un ultime regard vers l’immensité endiamantée d’étoiles, ils quittèrent l’obscurité, pour rejoindre les lumières déclinantes de la fête.

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