Chapitre 2
Amélie s’avança au centre des bougies. La terre empoisonnée semblait poisseuse sous son pas. A l'aide de ses ongles, elle ouvrit un peu plus la plaie de sa main gauche, la terre absorba avec gloutonnerie le filet de sang qui s'en écoula.
Il est toujours là !
Le sol vibra légèrement, le silence dans les bois devint assourdissant.
Et maintenant, il est éveillé et j’ai son attention !
Un sourire dément étira les lèvres de la jeune femme.
« MUTU ! Démon de Babylone !!
MUTU ! Démon de la maladie et de la mort !! »
Amélie versa le sang de sa victime tout autour d’elle en psalmodiant :
« Accepte cette humble offrande pour regagner des forces et venir à moi !
MUTU ! Fléau des temps de jadis, je t’invoque ! »
Amélie recula prudemment, le sol vibrait avec plus d’intensité et pourtant rien ne venait. Ils ont sacrément bien scellé son caveau… songea-t-elle avec ennui. Elle revint près du cadavre du jeune homme ; elle remarqua alors qu’il était mort les yeux ouverts, tournés vers elle. Elle s’en sentit flattée. Elle ramassa son couteau et revint face à ce qui semblait être l’emplacement du caveau, la terre avait absorbé tout le sang, il n’en restait pas une goutte.
Le manche du couteau était poisseux, elle parvint néanmoins à raffermir son emprise dessus et à dessiner une autre entaille, sous la précédente. Elle plaça sa main au-dessus du caveau et laissa couler l'essence de sa vie. Les yeux clos, déterminée à réussir, son esprit creusa la terre, quand soudain, il se heurta à une grande pierre froide. La magie qui s’en dégageait était ancienne, puissante, mais pas infaillible. Elle canalisa son énergie dessus, faisant appel à la puissance de Denise qui joignit aussitôt sa magie à la sienne. Sa main commençait à s’engourdir, sa tête lui faisait mal à force de se concentrer. L’exercice lui demandait plus d’énergie qu’elle ne l’aurait pensé. Pendant un instant, elle songea qu’elle avait peut-être surestimé ses capacités, c’est alors qu’elle sentit cette source de magie se dissiper, fondre comme neige au soleil. Denise se retira de son esprit. Elle rouvrit brusquement les yeux. Se focalisant sur ce qu’elle désirait, elle invoqua une nouvelle fois le démon.
« Mutu, viens à moi ! »
Des volutes de poussière et de terre émergèrent du sol, prenant forme devant elle, au centre des bougies. Amélie jubilait, elle y était arrivée ! Par ailleurs, elle avait fait d’une pierre deux coups : non seulement elle avait réussi à invoquer un très ancien démon, mais en plus, elle avait confirmation de l’une de ses théories ! Se retenant de rire, elle se mit à genoux face au démon et s’inclina brièvement.
« Qui es-tu, sorcière ? Comment as-tu réussi à me libérer ? »
Cette voix, c’en était trop, Amélie éclata de rire, les larmes aux yeux.
Ses recherches lui avaient appris que les démons babyloniens étaient éthérés : ils ne possédaient aucune apparence propre. Amélie avait donc développé la théorie selon laquelle ces êtres se matérialisaient à partir des craintes ou des attentes de ceux qui croisaient leur chemin. Amélie avait la prétention de ne rien craindre, aussi s’était-elle concentrée pendant tout le rituel sur l’image de Winnie l’ourson. Et c’est ainsi que le grand démon de Babylone, Mutu, lui était apparu. Un Winnie fait de terre et de poussière, mais les proportions et la voix étaient fidèles à l’imagination de la sorcière.
« QUOI ?! Comment oses-tu m’invoquer pour te gausser de moi ! »
Winnie semblait terriblement contrarié. Amélie se rappela les terribles pouvoirs du démon et se ressaisit.
« Pardonne-moi ! Ô grand Mutu ! Je me suis laissée emporter par l’émotion d’avoir réussi à te faire revenir !
- Réponds aux questions que je t’ai posées ! Je déciderai ensuite de ton sort.
La jeune femme retrouva son sérieux.
- Je me nomme Amélie, sorcière et nécromancienne. Je suis une descendante de l’un des sorciers qui t’a scellé ici, c’est pourquoi mon sang a permis de défaire le sort qui scellait ton caveau. En revanche, je suis au regret de t’annoncer que je ne suis pas assez puissante pour te défaire de celui qui te lie à ta carnation qui gît ici.
Winnie le démon fronça davantage les sourcils.
- Pourquoi avoir levé le sceau sur mon caveau dans ce cas ? Est-ce une nouvelle forme de torture, sorcière ? Me faire croire que je suis libre pour mieux m’emprisonner ? » Les yeux de l’ourson s’assombrirent, il frotta ses pattes l’une contre l’autre, créant une masse noire. « Tu vas le regretter ! Je suis peut-être scellé ici, mais toi tu es mortelle et je n’ai rien perdu de mes pouvoirs !
Amélie sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine, elle regrettait son fou rire. Ce n’était vraiment pas malin !
- J’ai un marché à te proposer, un marché qui te permettra de sortir de là. »
L’ourson ne changea ni son regard ni la formation de la masse obscure entre ses pattes. Amélie se rappela l’encas qu’elle avait apporté.
« Et j’ai aussi une âme à t’offrir, une âme vierge ! »
L’ourson cessa le mouvement de ses pattes, le regard intéressé. La formation noire se dissipa. Amélie se redressa, se rapprocha d’Elias et passa la main sur lui. Son marquage était efficace : l’âme était restée prisonnière de la dépouille, elle la sentait vibrer doucement à travers la peau. Elle attrapa la dépouille du jeune parisien par les épaules et le traîna avec peine jusque devant Mutu. Ce dernier se lécha les babines et se mit à quatre pattes pour renifler le corps. Les yeux brillants de malice, Amélie le vit ouvrir une large gueule hérissée de plusieurs rangées de dents acérées qu’il planta violemment dans le flanc du jeune homme. Elle ne vit pas l’âme passer de la dépouille au démon, mais elle l’entendit hurler et se déchirer dans la gueule du démon. Un son douloureux et désagréable. Semblable au son strident d'une dizaine de craies sur un tableau.
« Fade. Quant à sa virginité, elle laisse à désirer… Mais je vais me montrer indulgent, pour cette fois. » Le démon se laissa tomber sur ses fesses, croisant les pattes avant. « Je t’accorde une chance de me convaincre de pactiser avec toi, mais je te préviens, nul n’a réussi jusqu’à présent. Par ailleurs, je ne suis pas dupe, j'exige que tu changes ta perception de mon être, cette apparence ne me sied guère. »
Amélie déglutit et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle se trouva face à un acteur récemment vu dans une série, fait de terre et de poussière, le regard noir.
« Mieux. » dit-il d’une voix grave et profonde. « Je t’écoute.
- Comme je le disais, parmi les sorciers qui t’ont scellé ici figurait l’un de mes ancêtres. J’ai fait de nombreuses recherches, invoqué de nombreux esprits, dont celui de cet aïeul. Je l’ai… ingéré dirons-nous, il fait désormais partie de moi. »
Le démon afficha un sourire cruel, les nécromanciens étaient rares, mais ce n’était pas la première fois qu’il en croisait un sur son chemin. Il admettait néanmoins dans son for intérieur que celle-ci éveillait sa curiosité.
« Pour simplifier, si l’on pactise ensemble et que tu m’apportes ta protection tout au long de ma vie de mortelle, tu te seras amendé envers la communauté des sorciers et le lien existant entre ta carnation et ton éther sera dissous, tu pourras reprendre le cours de ton existence démoniaque. »
- Si j’ai bien compris, tu veux faire de moi ton familier ?
Mutu cracha les derniers mots plus qu’il ne les prononça. Ce n’était pas gagné, mais Amélie ne se dégonfla pas.
- Voilà presque 800 ans que tu pourris dans ton caveau, tu es immortel ; qu’est-ce que l’attente d’une vie mortelle contre la liberté ? Si je pars dès à présent, ton éther ne pourra aller plus loin que là où mon sang a coulé pour t’invoquer.
Le visage du démon était sombre, résolu.
- Je ne suis pas un vulgaire chien et je refuse de me réduire à cela, même contre la liberté ! La magie qui me lie à ma carnation a déjà diminué de puissance et tu as brisé le sceau. Il me faudra tout juste quelques centaines d’années, voire peut-être un millénaire pour me libérer par moi-même. Je n’ai rien à gagner en acceptant ton offre. »
Le regard sombre, plus résolu que jamais, le démon, déçu par l’offre de la nécromancienne, s’apprêtait à disparaître. Mais le sourire qui apparut sur les lèvres de la sorcière l’intrigua, il haussa un sourcil interrogateur.
- J’ai omis quelques détails, je le crains. Le premier étant ma soif de destruction de l’humanité tout entière. »
Une lueur d’intérêt sembla briller dans les yeux sombres de son interlocuteur.
« Enfin, je ne sais pas quel genre de nécromancien tu as déjà pu croiser. Mais sache que je ne suis pas du genre tendre. Depuis la découverte de mes dons, j’ai ingéré un grand nombre d’esprits, mais j’ai aussi fusionné le mien avec certains d’entre eux. J’ai brisé le sceau, mais nous sommes capables de le remettre. Alors, jamais tu ne ressortiras de ton misérable caveau. Accepte de devenir mon familier et tu seras libre. Accepte de devenir mon familier et lors de mon trépas, je t’offrirai toutes les âmes qui m'accompagnent, en plus de la mienne. »
Le visage du démon restait impassible, semblant peser le pour et le contre.
« Que dis-tu ?
- Je dis que tu es particulièrement effrontée pour une simple mortelle. Je dis que je peux t'occire avant même que tu aies le temps de bouger. »
Le démon la toisait, le regard méprisant. Amélie faisait face, même si elle devait mourir ici et maintenant, elle ne baisserait pas les yeux.
« Mais tu m’intrigues. Chose rare pour un mortel. J’accepte ton offre. »
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