Chapitre 15
Les jours qui suivirent, Mévina retrouva ses distances vis-à-vis d’Amélie, elle lui était certainement reconnaissante de ce qu’elle avait fait pour elle… Mais le pacte de silence avait refroidi toute forme de compassion ou d’amitié à son égard. Amélie ne s’en formalisa pas, convaincue qu’elle n’avait besoin de personne.
A chaque fois qu'une opportunité se présentait, Amélie vérifiait les faits et gestes de Mutu, mais à chaque fois elle était déçue… Elle le voyait tantôt aller au lycée, tantôt faire des recherches sur internet, voire parfois même aller en boîte de nuit ! Lorsqu’enfin arriva le vendredi soir, Amélie se précipita chez elle et une fois au calme de sa chambre, elle prit son téléphone pour appeler et demander des comptes à son démon personnel.
Pas de réponse.
Frustrée, elle projeta son esprit dans celui de Kévin. Il tombait des cordes sur la capitale, Amélie percevait très mal les alentours. Le corbeau se tenait sur un réverbère dans une ruelle sale et fixait un bar à l’allure miteuse. Amélie ordonna à son serf de se rapprocher, ce qu’il fit tant bien que mal avec le torrent de pluie qui l’assommait, finissant par choir devant la porte du bar. Amélie enrageait, songeant qu’elle aurait dû envoyer un corbeau en meilleur état pour espionner son démon. Alors que le volatile reprenait un peu le dessus sur la pluie, la porte s’ouvrit brutalement, projetant violemment le petit cadavre ambulant contre une poubelle.
« Qu’est-ce que… ?! » questionna la personne sortie.
Alors que cette personne se penchait pour ramasser le corbeau, Amélie reconnut les traits d’Elias. Elle fut surprise de voir son regard et même son visage si sombre… Sûrement l’éclairage et la pluie ! éluda-t-elle.
« Amélie, c’est toi ? »
Pour toute réponse, Amélie fit hurler son corbeau en secouant les ailes. Elias soupira, visiblement agacé. Il se saisit de l’animal et le mit dans son imperméable tout en reprenant sa route. Il pencha sa tête dans son col pour lui parler d’un ton sifflant.
« N’as-tu donc aucune patience ?! J’ai été piégé pendant plus de 700 ans ! Non seulement il me faut un peu de temps pour reprendre des forces, mais il m’en faut aussi pour saisir les subtilités de ce siècle ! Ce que tu as pu me raconter couvre tout juste un centième de tout ce qui caractérise votre monde !! »
Elias souffla, Amélie lut une expression sur son visage qu’elle n’était pas sûre de comprendre, était-ce de la peur ? Les propos qu'il lui tint vinrent confirmer cette supposition.
« Par ailleurs, je ressens d’autres puissances à l’œuvre sur Paris : pas une, mais plusieurs… Individuellement, elles ne sont pas aussi puissantes que toi, mais unies… Je ne tiens pas à retourner dans un caveau pour les prochains mille ans ! Alors, arrête de me harceler ! Je sais ce que je fais ! Dis-toi que je prends juste les précautions nécessaires au succès de la mission que tu m’as confiée, compris ? »
Amélie n’en revenait pas ! Elle ne savait pas ce qui la choquait le plus dans ce discours : l’existence d’autres sorcières, le fait que le grand Mutu ait peur ou bien qu’il ose lui parler sur un ton aussi méprisant ? Amélie quitta son corbeau et rouvrit les yeux dans sa chambre à l’éclairage tamisé, elle saisit son portable d’un geste brusque et tapa un message à la hâte, prenant néanmoins le soin de bien choisir ses mots :
[Tu as été piégé pendant un long moment, mais n’oublie pas qui t’a sorti de là et peut aussi t’y remettre ! Tâche de ne pas l’oublier quand tu t’adresses à moi, même si c’est par un intermédiaire ! Quant à te harceler sur ta mission, je suis en droit de savoir où tu en es ! Enfin : réponds au téléphone la prochaine fois que je t’appelle ! C’est un ordre !]
Amélie appuya avec rage sur le bouton envoyer de son téléphone tactile et attendit. Dix minutes plus tard, pas le moindre signe de réponse. Elle fut tentée de retourner dans son espion pour voir la réaction de l’intéressé… Mais elle se ravisa, songeant que cela ne ferait que l’énerver davantage et n’apporterait pas plus de résultats.
Étendue sur son lit, elle regarda le jour décliner par sa fenêtre. Elle scrutait le ciel gris, songeuse. Les questions se bousculant dans sa tête, questions auxquelles seul l’avenir pourrait apporter des réponses. Cela faisait longtemps qu’elle planifiait tout cela. Les démons étaient devenus tellement rares, il lui avait fallu faire preuve de patience et d’acharnement pour trouver Mutu, elle avait presque perdu la raison avec toutes ses séances de spiritisme et de torture sur les anciens esprits de sorcières, druides, chamanes, etc. Lorsqu’enfin elle avait eu connaissance d’un démon répondant à ses critères de recherche, elle s’était presque vidée de son énergie vitale pour soumettre ses parents adoptifs à sa volonté, les convaincre de quitter leurs travails, leurs amis, leurs proches pour venir emménager ici, loin de tout ! Enfin et surtout, elle avait scellé le pacte avec son âme, nul retour n’était possible sur cet engagement, la seule possibilité pour son âme de trouver la paix résidait dans la trahison du démon, cela était possible, mais très peu plausible. Amélie soupira, tout cela en valait-il la peine ?
« Cesse de t’agiter les méninges ma fille, ce qui est fait est fait. » murmura doucement sa mère.
Depuis le jour de son malaise, elle et Denise s’étaient montrées particulièrement silencieuses. Amélie eut presque envie de répondre à sa mère de continuer à rester muette, mais elle se ravisa. La solitude lui pesait et aussi étrange que cela puisse paraître, sa mère et Denise rendaient sa vie, certes plus compliquée et plus douloureuse par instant, mais elles la rendaient également plus agréable.
« Je vais prendre un peu l’air. J’étouffe. » déclara Amélie en se redressant.
« Couvre-toi, il y a du vent ! » conseilla sa mère.
Amélie maugréa en guise de réponse.
Au rez-de-chaussée, Chantal était en train de cuisiner tout en parlant au téléphone. Au son de sa voix, Amélie saisit rapidement qu’elle partageait ses craintes quant à l’intervention prochaine de Sergei. D’ailleurs, Amélie avait fini par saisir qu’il s’agissait d’une petite tumeur au cerveau, mais suffisamment grosse pour nécessiter une opération. Elle avait hâte que cette opération soit du passé, ses parents adoptifs étaient devenus particulièrement exubérants depuis les résultats d’examens révélant la nature de ces migraines répétées. Ils ne cessaient de s’embrasser, de se dire des mots doux, de se faire des promesses stupides… Pire, ces derniers jours ils semblaient tout mettre en œuvre pour se rapprocher aussi d’elle, lui proposant toutes sortes de sorties, des soirées télé « en famille », etc. Au fond, elle reconnaissait avoir toujours voulu une telle relation avec eux, mais elle l’avait désirée quand elle était petite, quand elle était vraiment seule, quand elle en avait eu besoin. Qu’il faille un cancer pour qu’ils réalisent sa présence et leur devoir d’affection envers elle la dégoûtait. Amélie profita que Chantal soit distraite et dos tourné pour rejoindre la porte d’entrée, elle attrapa d’une main ses chaussures et son écharpe, mit rapidement sa veste et prit ses clefs avant de sortir discrètement.
Devant la maison, elle enfila ses chaussures et prit une grande inspiration, l’air extérieur était doux, mais un vent glacé lui caressa la nuque, la faisant frissonner. Elle s’emmitoufla dans son écharpe, ferma son manteau et prit la direction de l’entrée du cimetière d’un pas assuré. La porte était fermée à clef, mais cela n’était pas un problème. Prenant appui sur les gonds et sur le relief de la porte elle escalada le portail et atterrit doucement de l’autre côté.
Le cimetière était immense et ancien, la plus vieille tombe datait de 1723. Instinctivement, elle prit la direction de la partie la plus ancienne, de magnifiques cryptes ornées de statues y côtoyaient les tombes devenues anonymes par le temps et l’usure. Amélie trouvait fascinant cet acharnement à perpétuer les inégalités de traitement jusque dans la mort, alors même qu’au fond du tombeau, les charognes se ressemblent toutes. Le ciel était bas, d’épais nuages obscurcissaient le ciel, menaçant d’éclater à tout instant.
La jeune nécromancienne était dans son élément, il n’y avait qu’ici – et à la rigueur dans la forêt – qu’elle se sentait si bien. Elle connaissait les lieux par cœur et se sentait en sécurité. Au bout de l’allée qu’elle avait empruntée se trouvait un vieil if, un éclair l’avait frappé et scindé en deux ; le côté gauche était mort et semblait griffer le ciel de ses longues branches crochues, le côté droit était, lui, feuillu et bien portant. A ses pieds ressortait une grosse racine noueuse, Amélie aimait s’y asseoir et s’adosser à l’arbre. Alors qu’elle marchait lentement dans sa direction, elle souriait, sentant les dépouilles frétiller sous ses pas, répondant à l’appel de son pouvoir. Chaque fibre desséchée de cadavre, même de la plus décharnée et de la plus vieille charogne, répondait à ses demandes. Ah ! Si seulement je contrôlais mieux ce don ! Je pourrais lever une armée par ma seule volonté ! rageait-elle intérieurement.
Alors qu’elle s’adossait à son arbre, un épais nuage couvrit la lune plongeant le cimetière dans l’obscurité la plus totale. Seul le froid sifflement du vent dans les branches et serpentant entre les tombes venait troubler le silence.
« Si tu le désires, je peux t’aider à maîtriser la nécromancie… » siffla une voix : la voix !
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