Chapitre 19
Lorsqu’Amélie se réveilla le dimanche matin, elle se sentait bien, reposée. C’était tout. Mais ce « juste bien » était une véritable bénédiction après ces années de rêves troublés, de cauchemars si réalistes, de réveils accompagnés de migraine, etc. Elle s’étira longuement, appréciant le calme dans sa tête. Dehors, une vraie tempête faisait rage, elle était soulagée de ne pas avoir à sortir aujourd’hui.
« Bien dormi ? » Demanda doucement sa mère assise face à elle.
- Oui ! Ça fait un bien fou ! J’ai même fait des rêves ! J’ai rêvé que j’allais manger dans un restaurant avec Sergei et Chantal et le serveur n’était autre que mon guerrier squelettique, Kévin se tenait sur son épaule et c’est lui qui me décrivait le menu du jour ! C’était marrant… »
Amélie ne s’éternisa pas à décrire sa satisfaction. Sa mère souriait, mais ses yeux trahissaient son envie. Un esprit ne dort jamais, c’est pourquoi lorsqu’Amélie dormait, ses esprits ne pouvaient pas se reposer non plus et revivaient ce qui les enchaînait au monde des vivants.
Amélie déjeuna et s’enferma dans sa chambre prétextant devoir réviser ses cours, au lieu de quoi elle passa la journée à écouter Denise et sa mère partager leur savoir. Elle prit quelques notes sur des sortilèges, se promettant de détruire le carnet une fois les sorts retenus, Denise lui en apprit un rendant ses écrits invisibles aux yeux de simples mortels.
« Mais gare ! Si un autre sorcier venait à tomber dessus, il pourrait tout lire… » La mit en garde Denise. Amélie utilisa le sort de protection sur son carnet, mais décida de s’en tenir à l’idée de tout effacer une fois les sortilèges retenus.
Puis vinrent de précieuses informations de sa mère. Elle lui apprit l’existence des congrégations de sorcières.
« Normalement, toutes les sorcières et sorciers doivent rejoindre une congrégation. C’est une façon de se protéger les uns les autres, mais je l’ai toujours perçu comme un moyen de nous tenir tous en laisse. Ma mère m’avait toujours dit de m’en méfier et je ne peux que te suggérer d’en faire autant. Un sorcier peut en sentir un autre, et plus un sorcier est puissant plus ses sens pour découvrir ses semblables sont aiguisés. Avec Denise notre présence camoufle ton aura magique, mais cette ruse n’est pas infaillible.
- Je ne comprends pas, pourquoi devrais-je me méfier ? Ne pourraient-ils pas m’aider ? M’apprendre des choses et me protéger ? »
Hélène pinça les lèvres.
« J’ai peur que ce soit le contraire qui arrive.
- Pourquoi ? Toi et Denise, vous me protégez, non ?
- Je suis ta mère, je te protégerais même si tu me détestais et me torturais ! »
Amélie baissa les yeux et se mordit les joues en repensant à ce qu’elle avait failli commettre la veille.
- Ne t’en veux pas, il ne s’est rien passé de si fâcheux. Quant à Denise, elle a ses raisons, que tu ne connais que trop bien, de vouloir la perte de l’humanité. Le problème est que les communautés de sorciers ont évolué afin d’assurer leur pérennité parmi les humains. Ils veillent farouchement à cet équilibre. Il existe une hiérarchie très stricte au sein des congrégations. Je ne sais pas comment cela fonctionne aujourd’hui, les choses ont dû beaucoup changer… certainement en pire ! Mais à mon époque, une fois inscrits dans leur registre, ils ont un œil sur toi et sur la magie que tu pratiques. Ils ont une liste très stricte des sorts interdits, de ceux réservés à une élite haut placée dans la hiérarchie. Est-il nécessaire de te préciser que de pactiser avec les démons ou relever les morts sont des actes prohibés et fortement sanctionnés ?
- Sanctionnés comment ? Coupa Amélie, curieuse et inquiète.
- J’avoue ne pas savoir. Mais j’ai entendu des rumeurs sur des condamnations à mort, des accords passés avec le Vatican pour brûler les plus désobéissants en présence de prêtres. »
Un frisson désagréable parcourut l’échine d’Amélie.
« Et il y a autre chose. » Ajouta Hélène d’un air sombre. « Les nécromanciens sont craints, même par les sorciers. Même ma mère m’avait mise en garde contre eux. Vous partagez vos pouvoirs avec la Mort, une des sources primitives de Magie, ce qui vous rend terriblement puissant et potentiellement dangereux. Et toi ma fille, tu es l’être le plus puissant qu’il m’ait été donné de voir, de mon vivant comme dans ma mort.
- Même moi, je n’étais pas si puissante. » Ajouta Denise avec gravité.
Amélie se sentait partagée entre l’orgueil et la crainte d’être un jour découverte par d’autres sorciers. Elle réalisa à quel point vivre dans l’ignorance lui avait permis d’avoir une vie presque agréable et insouciante. Amélie était consciente qu’il lui faudrait du temps pour saisir toute la mesure de ces révélations et elle comprenait beaucoup mieux les propos de Mutu sur le fait que d’autres puissances étaient à l’œuvre sur Paris.
- Pourquoi dis-tu que je partage mes pouvoirs avec la Mort ? Mes pouvoirs s’exercent sur les morts, mais je maîtrise aussi les autres formes de magie. »
Cette fois ce fut Denise qui intervint.
- Correction : tu excelles dans la magie noire et la nécromancie et tu parviens maladroitement à réaliser quelques sors de magie blanche. Tu n’es pas encore maîtresse de tes pouvoirs. » Amélie plissa les yeux, piquée dans sa fierté, mais n’eut pas le temps de répliquer. « Sais-tu quelle est la différence entre un médium et un nécromancien ?
- Je ne sais pas, je pensais que c’était la même chose… ?
- Un médium a un lien spirituel avec la Mort, il peut communiquer avec toute personne se trouvant dans l’au-delà, à la condition que celle-ci accepte de lui répondre et j’insiste sur ce fait : ils ne peuvent que communiquer, ils ne peuvent ni les voir, ni les manipuler, ni les consommer comme tu le fais. Avec la magie blanche, ils peuvent les apaiser ou les détruire, mais cela leur demande une énergie spirituelle très importante. Les dons de médiums sont une forme rare de magie blanche.
- D’accord… » Acquiesça Amélie, curieuse d’en savoir plus. « Donc les nécromanciens ont plus de pouvoir, c’est ça ?
- C’est plus compliqué. Les nécromanciens sont très rares et il y a une raison à cela : la magie est en grande partie héréditaire, tu le sais. La nécromancie, elle, est une forme de malédiction. C’est un pouvoir qui se développe à la naissance d’un sorcier, plus précisément lorsque le nouveau-né meurt, même une fraction de seconde, avant son premier souffle. Dans ton cas je pense que le cœur d’Hélène a cessé de battre alors que le cordon vous liait toujours l’une à l’autre. Tu as un lien spirituel et physique avec la Mort : Elle t’a embrassée avant la Vie. Tu portes son odeur et sa marque. Cela explique pourquoi les esprits sont attirés par toi et aussi pourquoi les mortels te craignent sans pouvoir le justifier.»
Amélie était abasourdie par ces informations. Elle avait vu et vécu de nombreuses fois la mort de sa mère, mais n’avait jamais fait le lien avec elle. Denise laissa un moment à Amélie pour digérer cette nouvelle, avant de reprendre.
« Je parle de malédiction, car les nécromanciens peuvent, certes interagir sur le monde des morts, mais nous n’avons accès qu’aux rebuts de la Mort : les cadavres pourrissants et les esprits prisonniers des limbes. L’esprit d’un nécromancien, même le plus vertueux et le plus innocent n’aura jamais accès à l’au-delà, que ce soit de son vivant ou dans la mort. Comme les suicidés, nous sommes condamnés à errer dans les limbes jusqu’à la folie ou jusqu’à être détruit. »
Les derniers mots tombèrent lourdement sur les épaules d’Amélie. Les nécromanciens étaient tous maudits, condamnés à l’errance pour quelque chose dont ils n’étaient pas responsables. Amélie sentit son cœur peser dans sa poitrine, son regard tomba sur ses mains. L’odeur et la marque de la Mort. Si sa mère n’avait pas été froidement tuée lors de son accouchement, voire même si ces personnes avaient attendu qu’elle soit née avant de s’attaquer à sa mère, elle aurait eu une vie normale, une vie de mensonges certes, mais « normale » ? Elle leva lentement les yeux vers sa mère et songea que non, le mieux aurait été qu’ils la laissent elle aussi mourir.
Les pensées toutes plus sombres les unes que les autres se bousculaient dans la tête d’Amélie, jusqu’à ce que son sang-froid naturel et son pragmatisme fassent de nouveau surface.
« Ouais… Foutue pour foutue, finalement j’ai bien fait de vendre mon âme, cela m’évitera d’errer indéfiniment et ça remplira la panse d’un démon, tout le monde y gagne ! »
Prise au dépourvue par cette réplique cynique, Denise hoqueta avant d’éclater de rire.
Le soir arriva bien trop vite au goût d’Amélie qui n’appréciait que trop d’être seule dans sa tête, elle hésitait presque à fusionner à nouveau avec sa mère et Denise, redoutant particulièrement de perdre de nouveau ce véritable sommeil réparateur… et retrouver des cauchemars trop réels. Elle s’efforça de mettre ses craintes de côté, se concentrant sur les avantages indéniables : puissance, protection et une forme étrange d’omniscience.
De leur côté, Hélène et Denise semblaient attendre cet instant avec hâte. Sa mère lui confia que les limbes étaient glacials, oppressants et déprimants pour un esprit. Même s’il y avait une forme d’inconfort, de sensation d’étroitesse, partager le même corps leur permettait de franchir cette frontière intangible entre les mondes. Enfin, lorsqu’Amélie les laissait accéder au premier plan, elles se sentaient comme vivantes à nouveau.
Amélie jeta un regard à sa fenêtre et n’y vit que son reflet, la nuit était tombée dehors. Elle prit une profonde inspiration et expira lentement.
« On y va. »
Hélène et Denise ne se le firent pas prier cette fois-ci, se rapprochant de la jeune nécromancienne.
Amélie ferma les yeux et fit le vide dans son esprit, détendit tout son corps et ouvrit ses bras, invitant mentalement sa mère et son amie à ne faire qu’une avec elle. Une vague de froid intense l'enveloppa, couvrant son corps de frissons. Loin de s’atténuer, le froid devint plus mordant et Amélie sentit son corps être traversé par des vagues de tremblements, elle fit tout son possible pour rester concentrée, détendue… Mais assimiler deux esprits en une seule fois se révéla beaucoup plus éprouvant que prévu et alors que le processus de fusion touchait à son terme, ses jambes la trahirent, elle s’effondra, manquant de peu de se cogner la tête contre l’angle de son chevet, son corps fut soudainement saisi de douloureuses convulsions.
Une avalanche de souvenirs et d’émotions l’assaillirent. Son corps physique, mais aussi son corps spirituel luttaient contre l’invasion des deux esprits qui troublaient son équilibre naturel. Amélie sentit nettement sa conscience se tordre, se contorsionner, avant de se déchirer en morceaux. Elles se mordit les lèvres pour retenir un cri. Elle étouffaient. Non, elles suffoquait ! Elles avait oublié comment respirer ! Tant bien que mal, elles inspira un peu d’air. Cela ne suffisait pas. Trop serré, c’était trop serré… Cette peau, ce corps, c’était une torture ! Ce cœur battant de façon erratique était si douloureux ! Denise ouvrit vaguement les yeux, mais sa vision était trouble, obscure. Hélène se débattait contre son instinct de s’écorcher, de s’extraire de cette enveloppe oppressante.
Amélie, haletante, était au supplice. Lorsque cette dernière parvint à retrouver une conscience « je » au milieu de ce flot de pensées et de sensations entremêlées, elle s’y accrocha de toute ses forces. La lutte en elle faisait rage, chacune cherchant à s’imposer. Ce corps était le sien et il le resterait ! Amélie se concentra sur elle-même, sur ses souvenirs, sur son corps, son image. Lentement, mais sûrement, elle s’efforça de reconstruire sa conscience, une conscience distincte de celle de Denise et de celle de sa mère. Enfin, elle se concentra pour refermer ses barrières psychiques tout en luttant contre son propre instinct de préservation pour ne pas rejeter les deux esprits. Cette lutte interne était exténuante. Lorsqu’enfin, elle parvint à atteindre un état d’équilibre et de stabilité, Amélie relâcha sa concentration et s’évanouit, l’esprit épuisé, le corps endolori et couvert de sueur.
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