Chapitre 22
Une fois dans sa clairière, Amélie retrouva tout son enthousiasme. Elle fut ravie de constater que la taille de ses serviteurs n’avait pas d’incidence sur son emprise : une fois le lien créé, la créature, quelle qu’elle soit, répondait au moindre de ses ordres.
Au bout de deux heures, après avoir essayé de nombreuses choses, de sa propre inspiration ou soufflées par ses esprits, Amélie se retrouva à court d’idées. Assise en tailleur face à son serf qui reproduisait tous ses faits et geste en miroir, elle réfléchissait. Jusque-là, elles s’étaient surtout amusées avec le squelette ; le faisant danser, grimper aux arbres, marcher à quatre pattes, ramper, etc. Testant ainsi les limites de la créature et sa capacité à répondre à des ordres clairs ou évasifs. Cela avait été enrichissant pour Amélie, néanmoins elle s’interrogeait : que pouvait-elle essayer qui puisse se révéler utile une fois en possession d’une armée de morts ? Car il s’agissait de l’un de ses rêves. Jusque-là, il était à peine envisageable, mais à présent qu’elle avait sa baguette, tout était possible. Les lois de la robotiques lui traversèrent l’esprit, lui donnant quelques idées.
« Cesse de m’imiter. » Ordonna-t-elle froidement.
Son serviteur se figea. Attendant la prochaine directive. Amélie se leva, enlevant les feuilles mortes de ses fesses trempées, puis recula de plusieurs pas.
« Attaque-moi. »
Aucune réaction. Un demi-sourire s’esquissa sur les lèvres de la nécromancienne, tandis qu’une chorégraphie émergeait dans sa tête.
« Fais semblant de m’attaquer. »
A peine eut-elle fini de prononcer ces mots, qu’il se releva et se précipita sur elle avec vélocité, poings fermés. Confiante, Amélie ne bougea pas jusqu’à ce qu’il soit face à elle. Arrivé à sa hauteur, il enchaîna les coups avec une précision terrifiante, sans jamais faire plus que la frôler alors qu’elle faisait elle aussi semblant de prendre des coups ou de parer. Tandis qu’elle esquivait une droite, elle lui intima de s’arrêter. La chose lui obéit aussitôt, reprenant une stature droite, légèrement voûtée, les bras ballants. Amélie n’avait pas les moyens de vérifier le dévouement de ses créatures à la protéger, mais elle était confiante sur ce point-là. Restait à vérifier la capacité à répondre à des directives plus sombres.
« Attaque et tue la personne la plus proche de nous. »
Même si elle s’y attendait, Amélie fut déçue de l’absence de réaction : ses créatures n’étaient pas omniscientes, elles ne pouvaient obéir aux ordres dont elle-même ne connaissait pas les paramètres.
« Va vers la ville et tue tous ceux que tu croises. »
A ces mots, son esclave s’anima, déterminé à répondre aux attentes de sa maîtresse. Satisfaite, Amélie le fit revenir à elle. Il était bien trop tôt pour une telle démonstration !
Enfin, elle prit une grande inspiration. La partie à venir ne lui plaisait pas, mais elle devait savoir. Elle s’éloigna quelque peu et revint avec un long morceau de bois, épais.
Ses yeux lui brûlaient, elle sera les dents. Elle ne pouvait se permettre de pleurer. Pourtant… Il était son premier guerrier squelettique, il était obéissant et nul doute qu’il aurait sacrifié jusqu’au dernier bout d’os pour répondre à ses ordres ou la protéger. Elle mordit l’intérieur de ses joues et baissa les yeux sur son arme. Elle releva finalement le regard et croisa les orbites vides, attentives de sa création.
« Pardon… » murmura-t-elle d’une voix étranglée, avant de se jeter sur lui en brandissant le morceau de bois.
Le premier coup fracassa la cage thoracique dans un bruit sec et violent ; le second s’écrasa sur la hanche, la brisant en deux ; les suivants s’acharnèrent sur les jambes et les bras, les réduisant en morceaux. Enfin, dans un cri mêlant rage et tristesse, la nécromancienne porta un coup brutal dans la tête de son malheureux serviteur.
Amélie s’arrêta aussi brusquement qu’elle avait commencé. Des larmes avaient laissé des sillons blancs à travers la poussière et la boue sur son visage. Elle renifla, tout en épongeant son nez humide avec la manche de son manteau. Elle était sincèrement peinée d’avoir infligé cela à son sujet. Hélène et Denise étaient perplexes face aux sentiments d’Amélie, mais elles eurent la sagesse de s’abstenir de commentaire, bien trop curieuses de voir le résultat de l’expérience.
La jeune nécromancienne jeta son morceau de bois avec dégoût et s’accroupit face à la dépouille osseuse.
« Relève-toi. » Demanda-t-elle d’une voix douce et inquiète.
Les ossements s’agitèrent un peu de façon erratique, la main gauche, encore intacte s’avança vers elle en rampant au sol. Ce furent les seules réactions. Amélie ferma les yeux en serrant les dents.
« Reprends-toi Amélie ! Cela ne te ressemble pas ! Tu n’arriveras à rien ainsi ; jusqu’à présent tu as tiré ta force dans ta colère, dans ta rage… La compassion est un noble sentiment, mais il t’affaiblit ! » argua Denise d’une voix douce, mais ferme.
Il n’en fallut pas plus pour qu’Amélie se ressaisisse. Piquée dans sa fierté, elle sentit son sang se réchauffer. Moi, faible ? Et puis quoi encore ! Elle se redressa, s’efforçant d’effacer toute trace de compassion pour son guerrier. Elle visualisa ce qu’elle attendait, se concentrant sur ses mauvais souvenirs, ceux de Denise.
« Debout ! » Ordonna-t-elle sèchement.
La carcasse s’agita avec plus de virulence, formant un tas informe en haut duquel se trouvaient les morceaux de crâne.
La jeune nécromancienne grinça des dents, agacée.
« J’ai dit : DEBOUT ! » cria-t-elle tout en pointant du doigt les ossements.
Amélie ressentit aussitôt un étrange changement à l’intérieur d’elle-même, comme si son énergie lui était arrachée par endroit pour être concentrée dans son bras et finalement être libérée sur son sujet. Alors qu’elle observait le squelette reprendre forme, chaque morceau reprenant sa place d’origine, Amélie perdit l’équilibre et se retrouva brutalement les fesses à terre. Elle était saisie de vertiges, sa vision était légèrement troublée, ses muscles lui faisaient mal comme après un entraînement intensif. Elle posa les mains sur ses tempes, se forçant à se ressaisir.
« Cela va passer, patiente quelques minutes… avisa Denise avec compassion.
- Qu’est-ce qui m’arrive ? s’enquit Amélie, nauséeuse.
- Tu puises beaucoup trop dans tes réserves. Comme tu le sais déjà, la plupart des sorciers tirent leur énergie de la nature : la lumière du soleil ou des étoiles, la terre, etc. Toi, depuis le début tu génères ta propre énergie ou tu la dérobes aux âmes damnées…
- Oui, bon, tout ça je le sais ! Viens-en aux faits ! s’emporta Amélie, agacée de se sentir si faible.
- J’y viens, calme-toi. Répondit patiemment Denise. Le fait est que cela fait longtemps que tu ne t’es pas nourri d’esprits et tu pratiques une magie très puissante depuis plusieurs jours, une magie qui requiert beaucoup de force spirituelle. Sans parler de ce que tu as vécu avec la petite chatte de tout à l’heure, cela t’a presque drainée… »
Amélie rageait intérieurement : ses projets n’iraient pas loin si elle s’épuisait aussi vite. Les pensées tournaient et s’emmêlaient dans sa tête, ponctuées par l’approbation ou les mises en garde de Denise et de sa mère. La conclusion de toutes ces élucubrations était évidente, il lui fallait acquérir plus de puissance. L’adaptation et l’anticipation étaient les clefs dont elle devait s’emparer.
Jusqu’à ce jour, l’exploitation des éléments n’avait jamais été très attrayante pour la nécromancienne ; leur maîtrise avait été un jeu d’enfant et approfondir cet art ne l’avait pas intéressée.
Déterminée, elle posa ses mains au sol. Quand les autres éléments étaient plus rares, tel que le feu, ou trop pollué pour être exploitable, l’énergie tellurique était la plus abondante, une puissance à l’état brute. Faisant fi des vertiges et de la fatigue, elle se concentra pour absorber l’énergie qui lui faisait défaut.
Après dix longues minutes accroupie, les mains plantées dans la boue glacée, Amélie s’avoua vaincue. Sa tête lui pesait, elle était épuisée et frigorifiée. Il va me falloir de l’entraînement. Soupira-t-elle avant de regarder son serviteur avec voracité. Si elle ne pouvait pas se nourrir des éléments, elle savait qu’elle n’avait aucune difficulté à se nourrir de ses propres créations, les drainant de la magie qu’elle avait insufflée en eux.
Elle ordonna silencieusement à sa créature de l’aider à se relever. Alors qu’elle s’attendait à le sentir faible, fragile et incapable en raison de sa piteuse apparence, elle fut stupéfaite de la force que possédait son serf. Non seulement elle pouvait s’appuyer sur lui sans le démanteler, mais elle soupçonna même qu’il soit capable de la porter. Elle céda à la curiosité et lui commanda de la prendre dans ses bras, ce qu’il fit sans difficulté.
« Ta magie est puissante ma fille, tu en as la preuve. » Murmura sa mère avec fierté.
Amélie eut un sourire suffisant.
Tandis que le jour déclinait, elle mit fin à ses expérimentations. Elle se réappropria l’énergie qu’elle avait insufflée à son serf, le réduisant à un tas d’ossements. Affamée, elle poussa plus avant le drainage. Elle n’était pas convaincue d’obtenir le moindre résultat, mais cela valait le coup d’essayer. Les os craquèrent, se brisèrent, ne laissant guère qu’un tas de poussière.
La nécromancienne s’étira et fit rouler ses épaules. La nausée et les vertiges l’avaient quittée, mais elle se sentait toujours épuisée. Vampiriser sa créature l’avait aidée à se rétablir, mais en l’absence d’esprit à dévorer, il lui fallait trouver un moyen de gagner en puissance et en énergie. La curiosité piqua Amélie, pouvait-elle se nourrir d’autres choses que ses créations ? Tandis qu’elle marchait dans les bois, elle fit un détour de son chemin habituel et arrêta son choix sur un chêne bien portant. La jeune sorcière sentit ses esprits s’agiter en elle, soufflant et murmurant de façon trop chaotique pour qu’elle en saisisse le sens. Elle les ignora.
Alors qu’elle allait poser sa main sur le tronc, Denise prit en parti le contrôle de son corps et arrêta son geste.
« Ne fais pas ça Amélie ! La supplia-t-elle à la surprise d’Amélie.
- Pardon ? Une raison valable de m’empêcher de me renforcer ? répondit-elle à voix basse, outrée par cette interruption.
- Se nourrir de la vie elle-même est un acte ignoble, il…
- Plus ignoble que la magie du sang dont vous m’avez tant rebattu les oreilles ? la coupa abruptement Amélie. Plus ignoble que de déchirer les esprits pour m’en nourrir ? Plus ignoble que le sacrifice humain pour invoquer un démon ?! Denise, je t’aime bien, mais là faut arrêter de me prendre pour un lapin de six semaines !
La réflexion sembla agacer Denise qui se tut, maintenant le contrôle sur le bras. Le dégoût et l’horreur étaient palpables. Ce fut Hélène qui reprit la parole.
- Oui.
- Comment ça « oui » ?
- Se nourrir de l’essence vitale est plus terrible que tout ce que tu viens de citer en termes de magie. Même les mages noirs se gardent de tels actes. Je ne sais pas quel type d’énergie cela t’apportera, mais je sais que cela va altérer ton âme…
- Mon âme ? hoqueta la nécromancienne avec dédain. Mon âme est déjà vendue ! Je me contrefous de ce qui peut bien lui arriver !
-Amélie… Les seules créatures proférant une telle aberration sont les démons. »
Avec cette ultime révélation, Hélène et Denise crurent l’avoir convaincue de faire l’impasse sur ce mode de subsistance. Il n’en était rien, bien au contraire. Un sourire sinistre se dessina sur les lèvres de la sorcière alors qu’elle repoussait le contrôle de Denise et que sa paume s’écrasait contre la surface rugueuse de l’arbre. Elle ferma les yeux, ignorant superbement les agitations et les supplications de ses esprits tout en réitérant ce qu’elle avait fait avec le tas d’os.
La vie quitta lentement le végétal, desséchant les feuilles, puis les branches. Un écureuil et deux oiseaux eurent le malheur de se trouver à ce mauvais endroit, à ce mauvais moment : ils tombèrent raide mort, comme momifiés, mais Amélie n’y prêta guère attention, fascinée par le délicieux flux d’énergie qui s’insinuait en elle.
Lorsque le tronc finit par se recroqueviller sous sa main, elle recula et admira son méfait : là où trônait un majestueux chêne dont les feuilles arboraient toute la magnificence des couleurs de l’automne, se tenait la maigre carcasse grisâtre d’un arbre à peine identifiable tant sa structure semblait tordue, contorsionnée sous une forme improbable de torture. Des feuilles noires tombaient doucement autour de la nécromancienne qui rayonnait de vitalité.
« Hâte d’essayer sur un humain… ! » murmura Amélie, un sourire avide et cruel sur les lèvres, ignorant la terreur de ses esprits, mais aussi le rire sec et froid de son parasite.
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