Le monde d'Alain Tibbar
Aujourd'hui, Alain ne rêva pas. A nouveau, il n'arrivait pas à s'endormir, tout comme la dernière fois, la fois qui l'a précédée et encore l'autre fois. Le jeune homme tournait et se retournait dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Chaque nuit, la maison devenait trop vide, et lui, trop agité.
D'autant plus que cette nuit-là, il y avait quelqu'un qui l'observait.
Par trois fois, une ombre avait glissé devant sa fenêtre, ne faisant aucun bruit. Cette ombre, c'était quelqu'un, il en était sûr. Sa mère travaillait encore et il était seul. Et il était observé.
Alain voulut l'ignorer, mais au bout d'un certain temps indéfini, la panique et l'insomnie eurent gain de cause et n'y tenant plus, il sortit de son lit. Prudemment, il avança dans la maison vide avec sa lampe et son couteau de poche. Lorsque il arriva dans l'entrée, il revêtit son manteau sans bruit et ouvrit brusquement la porte.
Il n'y avait personne. La porte donnait sur le petit portail encadré de deux grands murets, et le petit portail donnait sur la rue déserte. Rien. Pourtant, l'ombre n'était pas loin, il le sentait.
Et soudain, un homme apparut comme par magie sur le muret droit. Alain ne pouvait le distinguer nettement, mais à sa silhouette, il devina qu'il avait le même âge que lui, à quelques années près. Il resta muet et fut quelque peu étonné lorsque l'inconnu sauta dans le vide et atterrit tranquillement à deux mètres de lui. Le silence resta pendant que les deux jeunes s'observaient. Tout-à-coup, l'autre prit la parole avec une voix profonde et intense, comme un feu de caverne qui crépite :
- Mauvaise nuit, n'est-ce pas ?
A ces simples mots, Alain sentit que cet étranger était sûr de lui et n'avait pas pour habitude d'abandonner, tant sa voix suintait d'assurance. Il était ce genre d'homme qui, dès qu'il ouvrait la bouche, ceux qui l'écoutaient retenaient leur souffle. Calmement, Alain répondit :
- J'ai connu mieux. Que faites-vous ici ?
L'autre sourit et s'approcha lentement de lui.
- J'avais envie de sortir ce soir. Je me sentais seul. Et je pense que tu peux comprendre cela.
- Oui. Je pense. Tu t'appelles comment ?
Un nouveau sourire énigmatique marqua le visage de l'inconnu.
- Si tu veux, tu peux m'appeler Dorian.
- Dorian ? D'accord. Je suis Alain.
- Enchanté, Alain.
Il lui tendit la main, un grand sourire, et Alain la serra.
- Tu veux entrer ?
L'ado savait que ce n'était pas recommandé d'inviter des connaissances de quelques minutes chez soi, mais Dorian avait quelque chose de spécial, l'aura réconfortante d'un ami retrouvé. Or, Alain n'avait pas d'amis.
- Je veux bien.
Ils rentrèrent tout deux dans la maison, qui semblait soudainement remplie par la présence de Dorian, comme illuminée par un feu mystérieux.
- Tu veux boire quelque chose ?, demanda le jeune homme, peu habitué.
- Un verre d'eau ira très bien.
Ces réponses courtes contrastaient avec la largeur de son sourire dont il gratifiait Alain chaque fois que ce dernier le regardait. Il semblait rayonner tel un prince dans une chaumière, un espoir dans un monde noir. Le bruit prosaïque de l'eau du robinet, à l'inverse, lui sembla complètement irréel. Il posa le verre plein à côté de Dorian qui l'avait suivi dans la cuisine et qui observait avec attention les photos plaquées sur le réfrigérateur.
- Ton père n'est plus là.
Cela sonnait comme une affirmation.
- Il est parti quand j'avais trois ans. Je ne sais pas où il est aujourd'hui.
Il crut entendre Dorian marmonner.
- Et donc tu vis seul avec ta mère.
Là encore, c'était plus une affirmation qu'une question.
- Oui.
Il se redressa lentement avant de se diriger vers lui d'un pas tranquille.
- Tu n'as pas l'habitude des gens, pas vrai ?
- Non, avoua Alain.
- Et donc, tu fais comment en société ?
- J'évite. Et quand je ne peux pas, je fais comme si je n'étais pas là. Comme si je n'existais pas.
- Tout comme moi.
Dorian saisit son verre et le porta à sa bouche. Alain se demanda à nouveau ce qui avait pu le pousser à inviter cet étranger chez lui. Étranger qui, au passage, semblait pouvoir deviner tout de lui rien qu'en le regardant.
Dorian repose le verre et dit de sa voix qui semblait aussi lointaine que proche :
- Je ne vais pas abuser de ton hospitalité plus longtemps. Je vais y aller.
- D'accord, répondit Alain qui ne savait pas trop quoi dire.
L'inconnu lui offrit un dernier sourire chaleureux.
- Ravi de t'avoir rencontré. A une prochaine fois peut-être !
Et l'ado eut à peine le temps de cligner des yeux que Dorian avait disparu comme il était apparu. Tout-à-coup, la maison redevenait vide et froide. Alain aurait juré que la température était descendue de plusieurs degrés.
Dorian... Quelle rencontre étrange !
Mais ne voyant maintenant plus de raison d'être debout à une heure avancée de la nuit, il songea à regagner son lit. Lorsqu'il voulut mettre le verre de Dorian dans l'évier, il se rendit compte qu'il était toujours rempli. Bizarre... Le jeune homme n'avait pas dû en boire beaucoup !
Et il retourna dans sa chambre. Une fois dans son lit, il sombra rapidement dans un sommeil sans rêve.
Plusieurs jours et plusieurs nuits passèrent après cet événement. Dorian n'était pas réapparu et Alain s'était surpris à guetter plusieurs soirs à sa fenêtre pour tenter d'apercevoir la silhouette familière de l'inconnu. Mais rien. Le souvenir de Dorian semblait se flétrir à mesure que le temps passait.
La routine reprit. Tous les soirs, Alain n'arrivait pas à s'endormir. Des tourments invisibles l'assaillaient chaque fois qu'il s'allongeait. Il ne trouvait le sommeil qu'au moment où l'heure elle-même n'avait plus aucun sens. Et la journée, il ne saurait dire si c'était encore pire : aux tourments se succédait un ennui profond qui lui collait à la peau, telle une sangsue sur un animal malade. Au lycée, les personnes, les bruits incarnaient les aiguilles lourdes d'une montre que l'on regarderait à chaque instant dans l'attente d'un événement. La différence était dans le fait qu'Alain n'attendait rien, juste que ces aiguilles tournent pour finir par indiquer la fin d'une journée.
Venait alors le moment qu'Alain redoutait probablement le plus dans la journée : la masse. La masse, c'était tout simplement cette foule de lycéens surexcités désirant sortir de l'établissement le plus vite possible et qui se réunissaient sur le pavillon et ses environs par lesquels il étaient obligés de passer. Depuis tout petit, Alain avait fui la société, les groupes, les foules comme un animal fuit le feu sans pourtant s'être déjà brûlé. Il se souvenait de l'histoire des porc-épics qu'un philosophe avait utilisée pour décrire les rapports entre les hommes : des porc-épics, lors d'une nuit froide, s'étaient regroupés pour se réchauffer. Mais leurs piquants les blessèrent les autres et ils s'éloignèrent pour ne pas se faire mal. Mais le froid les fit se rapprocher à nouveau, et ainsi de suite. Dans cette histoire, songeait l'adolescent, il serait plutôt un lapin. Un lapin coincé dans ce regroupement de porc-épics.
Ainsi, tous les jours il tentait d'éviter le plus possible ces attroupements, mais il n'y avait rien à faire. Aux heures de fin des cours, de véritables bataillons de gens sortaient, et coulaient comme un épais liquide pour se répandre sur le parvis et s'y agglutiner. Alain ne pouvait qu'essayer d'esquiver ces regroupements. Les quelques fois où il s'était retrouvé entraîné dans la masse, il avait eu l'impression d'étouffer comme si elle l'attrapait à la gorge. Impossible de fuir, ils étaient partout, pas de sorties. Ils étaient tous là à l'encercler, se rapprochant de plus en plus, de plus en plus près. Beaucoup trop près. Si bien que le jeune homme, lorsqu'il sortait de la masse, éprouvait la même sensation que quelqu'un en train de se noyer remontant à la surface.
Et ensuite, il rentrait chez lui. C'était le soir, puis rapidement ou non, la nuit. Nuit qui était donc à une époque occupée par l'espoir de revoir Dorian. Plusieurs fois, Alain était sorti dans le jardin. Plusieurs fois il s'était senti observé. Mais il n'y avait personne. Et à mesure que le nombre de lune le regardant attendre grandissait, l'espoir s'essoufflait.
Cela se passa de cette façon pendant plusieurs jours.
Un soir d'un énième jour, l'ado lisait L'Étranger. La nuit était déjà entamée, mais il voulait terminer le livre avant d'aller tenter de s'endormir. Alors qu'il avait concentré toute son attention sur les mots de l'écrivain – il adorait lire – on toqua. Ce bruit surprit d'autant plus Alain qu'il ne provenait pas de la porte, mais de la fenêtre. Contre la vitre, il distingua Dorian, tout sourire. En moins de temps qu'il ne faut pour dire « ouf », Alain se précipitait sur la poignée et ouvrit la fenêtre.
- Salut ! Je passais dans le coin et j'avais envie de te rendre visite. Je ne te dérange pas ?
- Non, du tout, entre.
Il s'écarta et Dorian enjamba la fenêtre . A nouveau, Alain fut fasciné par cet être hors du commun. Il ressemblait plus à un héros que l'on croiserait dans les romans qu'une personne quelconque que l'on apercevrait dans la rue.
- Tu vas bien ?, demanda l'ado pour commencer la conversation.
- Je pense que oui, et toi ?
- Bien.
- Camus?
- Pardon ?
Du menton, il désigna le livre délaissé sur le lit.
- Il est bien ?
Soudain, on toqua. Mais cette fois-ci à la porte, et Alain fut d'autant plus paniqué.
- Alain ?
Sa mère !
- Attends, maman !, cria-t-il, est-ce que tu peux te cacher s'il te plaît ?, souffla-t-il à Dorian, ma mère va se poser des questions si elle me voit avec un inconnu...
- Pas de problèmes !
Et en un instant, Dorian avait disparu sous le lit dans un rire muet, tel un fantôme. La pièce sembla s'assombrir. Alain vérifia rapidement qu'on ne voyait pas l'intrus, et alla ouvrir à sa mère.
Madame Tibbar pénétra dans la chambre de son fils d'un pas assuré. Cette nuit-là, elle ne travaillait pas.
- J'ai eu un message de madame Couliat.
Alain ne se souvenait pas s'il lui avait dit bonjour ce soir-là.
- Ton rendez-vous avec elle est jeudi prochain, à dix-huit heures, continua-t-elle.
- Ce n'était pas nécessaire, marmonna l'ado qui semblait avoir répété cette phrase tant de fois qu'il n'avait su le dire.
- Cette psy est très réputée, tu sais.
- Peut-être, mais je n'ai pas besoin d'une psy.
- Tu as surtout besoin de te comprendre toi-même. Honnêtement, Alain, à qui as-tu parlé la dernière fois, hormis moi ?
A Dorian il y a quelques instants, songea le jeune homme. Mais il refusait de subir les conséquences d'une telle révélation.
- J'ai parlé à ma prof de français aujourd'hui, à la fin des cours.
C'était la seule avec qui il aimait parler et qui ne lui posait pas trop de questions sur son comportement réservé et solitaire.
- D'accord, mais tes camarades ? Tu ne leur parles jamais, tu n'as aucun ami !
- Ce n'est pas grave.
- Ce n'est pas normal !
- Je suis mieux seul, je te l'ai déjà dit. Je n'aime pas être avec des gens.
- Mais on a besoin des autres pour vivre !
Alain ferma les yeux un instant. Cette conversation tournait en rond et ne menait à rien, comme toutes les fois précédentes. D'autant plus que quelqu'un l'attendait, caché dans sa chambre.
- Très bien, assena-t-il, j'irai à ce rendez-vous.
Madame Tibbar fit un léger sourire.
- Je savais que j'allais te faire entendre raison !
Alain acquiesça, ailleurs. Sa mère lui souhaita bonne nuit et repartit. A peine la porte fut refermée et les bruits de pas lointains, Alain se dirigea vers son lit et se pencha.
- Dorian ? Tu peux sortir, c'est bon !
Le visiteur s'extrayait alors gracieusement d'en dessous du lit. Alain s'assit sur son lit et Dorian en fit de même.
- Pourquoi tu n'as pas voulu parler de moi à ta mère ?
- Je n'aime pas qu'elle se mêle de ma vie privée. Si je lui avais dit que j'avais un ami, elle aurait vu ça comme un événement et ne m'aurait plus jamais lâché.
- Même sans lui dire, elle n'a pas l'air de vouloir te laisser tranquille, remarqua Dorian.
Alain soupira et se laissa tomber en arrière sur les draps.
- Elle ne comprend pas que je préfère rester seul et vivre mon existence dans mon coin.... Personne ne le comprend, d'ailleurs...
- En attendant, tu n'as pas l'air de mener la vie que tu veux.
L'ado tourna la tête vers son ami.
- Comment ça ?
- J'ai remarqué que, même si tu préfères être seul pour vivre sereinement, tu n'es pas pour autant heureux. On dirait que tu ne vis pas, que tu te contentes de suivre les jours.
- Tu n'es pas vraiment loin de la vérité...
Dorian se pencha vers lui.
- Rien ne t'empêche de faire ce que tu veux. Tu dis que tu préfères vivre ton existence dans ton coin, mais vis-la réellement !
Alain marmonna quelque chose sans trop manifester de volonté de répondre. Il savait que, quelque part, Dorian avait raison, mais il refusait de se l'entendre dire.
- Là, tout de suite, de quoi as-tu envie ?
- De fraises, balança l'ado sans trop réfléchir, mais maman est en bas et elle refuse que je grignote avant de dormir.
- Mais si tu en as envie, vas-y !
- Mais quel est le rapport entre ces fraises et mon incapacité à vivre ?
- Tu n'as qu'à te dire que ce n'est qu'un début, que la vie commence par des fraises !
- Bon, si tu y tiens...
Et ce fut comme ça qu'Alain se retrouva à glisser en douce de sa chambre, descendre les escaliers, vérifier si sa mère n'était pas dans la cuisine – elle passait un coup de fil dans le salon -, chaparder trois fraises dans le réfrigérateur et remonter dans sa chambre. Dorian, qui s'était levé, l'accueillit avec un grand sourire.
- Tu vois, ce n'est pas si compliqué ! Ces fraises vont avoir meilleur goût parce que tu t'es battu pour les avoir ! C'est comme la vie !
Effectivement, Alain les trouva étrangement meilleures que celles qu'il avait mangées auparavant. Il les dégusta.
- Demain, qu'as-tu envie de faire ?
- Rester à la bibliothèque du lycée pour y lire parmi les rayons !, s'enthousiasma Alain, comme un enfant qui commencerait à comprendre les règles d'un jeu, d'habitude ma mère refuse parce qu'elle veut me voir un minimum avant de partir au boulot. Mais si j'y reste même pas une heure, elle ne se doutera de rien !
- Génial ! Je reviens très bientôt pour voir si tu suis bien mes conseils !
- Tu t'en vas ?
- Oui, mais je reviens vite. En attendant, je veux que tu retiennes ceci : que tu passes ta vie dans ton coin, il y a aucun mal. En revanche, il faut que tu te débrouilles pour transformer ce coin en tout un monde. Ton monde. C'est ça, la clé du bonheur ! Allez, à bientôt !
Et il passa par la fenêtre, comme il y était rentré. Alain voulut le voir partir mais il avait déjà disparu...
Et l'ado commença à suivre les conseils de son mystérieux ami. Le lendemain, il resta à la bibliothèque et rentra plus tard que d'habitude sans que sa mère s'en aperçoive. Il le fit même plusieurs fois. Il s'acheta deux livres et du chocolat alors que sa mère désirait toujours contrôler ce qu'il achetait. Et quand Dorian revenait (quasiment toutes les trois nuits maintenant), ils avaient pris l'habitude de sortir pour se balader un peu dans les rues désertes.
- Demain, j'ai cours d'histoire, annonça Alain, une de ces nuits-là.
- Et il y a un problème ?
- J'ai un exposé à faire. J'ai tenu à le faire seul mais je ne me sens pas capable d'affronter la classe et le prof.
- C'est normal... Et donc, il se passe quoi dans ton monde ?, demanda Dorian en lui souriant.
- Dans mon monde, je me fais porter malade, répondit Alain avec le même sourire que lui.
- Très bien ! Ton monde vient de gagner le bannissement des exposés d'histoire en cas de timidité !
- En plus des chapardages des fraises goût vie, des heures de lecture cachées dans des rayonnages et tout le reste !
- Ton coin d'existence devient de plus en plus beau...
Et ainsi de suite. Tout les petits plaisirs qu'Alain se refusait avant, à mesure qu'il les réalisait, il appréciait cette sorte de début de vie et « son monde », comme l'appelait Dorian, lui semblait de plus en plus parfait. « C'est parce que tu commences à vivre réellement » lui avait expliqué son ami.
L'un des points culminants de cette vie fut sa participation à un concours d'écriture. Son lycée avait organisé un concours de poésie, et Alain adorait lire, mais aussi écrire. Lorsqu'il en avait vaguement parlé à Dorian, ce dernier s'était mis en tête de le faire participer. Il s'était entêté, et l'avait convaincu, si bien que c'était avec les joues rouges, mais une détermination farouche qu'il avait tendu son poème intitulé « A-bis »à sa prof de littérature. Les résultats étaient tombés quelques semaines plus tard et Alain était l'un des vainqueurs du concours. Auparavant, il n'aurait jamais osé soumettre un de ces textes à un avis extérieur. Mais tout ça était grâce à Dorian, qu'Alain n'avait cessé de remercier.
- C'est ton monde, c'est toi qui te le construis et qui y fais ce que tu veux, avait simplement répondu ce dernier.
Mais hormis Dorian, personne ne savait le changement qui s'était opéré en Alain. Pas même sa mère.
Celle-ci débarqua un soir dans la chambre d'Alain sans prévenir.
- Alain, il faut qu'on ait une discussion.
Le ton de sa voix était celui qu'elle prenait lorsque la discussion risquait de mal tourner. Ce qui n'était pas dans l'intérêt d'Alain, car Dorian risquait d'arriver d'une minute à l'autre.
- Madame Couliat a rappelé. C'est le troisième rendez-vous que tu rates sans raison.
- Je n'étais pas bien pour y aller au premier. J'ai un cours qui a été déplacé et je ne pouvais pas y aller au deuxième. Et pour le troisième, j'étais trop fatigué.
Mensonges. Alain n'avait pas voulu y aller, tout simplement. Il y avait été à plusieurs, mais à tous, il avait eu une désagréable impression, mais il ne saurait expliquer pourquoi. Au final, il avait décidé d'y aller le moins possible.
- Madame Couliat conseille fortement que tu continues les rendez-vous.
- Je n'en ai pas envie.
- Pardon ?
Elle avait le même ton que quelqu'un qui ne comprendrait ce qu'on lui dit, faute de vocabulaire.
- Je n'ai pas envie d'aller chez la psy. Elle est très gentille et elle a l'air très compétente mais je ne veux pas y aller. Je préfères faire autre chose.
- Et qu'est-ce que tu préfères faire ? Gravir le mont Lera ?
Le mont Lera était une sorte de montagne dans la forêt voisine. Il était l'un des lieux préférés des alpinistes, en herbe ou confirmés, car elle avait été aménagée en un terrain d'escalade. Si madame Tibbar citait cet exemple, c'était parce qu'elle savait très bien que son fils avait le vertige. Ce dernier, piqué au vif, répondit à brûle pourpoint :
- Et pourquoi pas ?
- Alain, cesse de dire des bêtises ! Tu es trop grand maintenant pour faire des caprices !
- Je suis assez grand pour savoir ce que je veux faire !
- Je suis ta mère !
- Cela ne te donne pas non plus le droit de m'empêcher de vivre !
Madame Tibbar le regarda froidement.
- Alain, je ne sais pas ce que tu as ce soir... On reprendra cette conversation quand tu seras calmé.
Et elle sortit en claquant la porte.
De rage, Alain se jeta sur son lit et frappa dans son oreiller qui avait eu le malheur d'être ici. Alors qu'il se défoulait, on toqua à la fenêtre. Dorian. Il alla lui ouvrir et dès qu'il fut dans sa chambre, il se sentit tout-à-coup plus calme : il savait ce qu'il voulait faire.
Le lendemain, il retourna chez lui le plus vite possible. Sa mère allait arriver d'ici une heure et demie. Il prépara son sac sous le regard de Dorian à qui il avait donné rendez-vous la veille et qui l'aidait. Ensuite, il rédigea un mot à l'attention de sa mère pour lui dire où il allait. Et avec Dorian, ils se mirent en route.
La forêt n'était qu'à une demi-heure à pied. Ils marchèrent gaiement, et arrivèrent vite au pied du mont Lera. Il n'y avait personne. Le mont était grand, mais sa détermination l'était plus que ce mont ou sa peur.
- Tu es sûr ?, lui demanda Dorian.
- Parfaitement.
- Alors vas-y !
Et oubliant son vertige, Alain commença son ascension, sous les encouragements de Dorian.
- Tu peux le faire, Alain ! Tu peux y arriver ! Tu vas conquérir non seulement cette montagne mais aussi toutes les terres de ton monde ! Allez !
Ces encouragements grisèrent Alain, qui avait plus que jamais envie d'atteindre le sommet. La hauteur qu'il grimpait était de plus en plus grande, tout comme sa volonté.
Mais tout-à-coup, son pied gauche mal appuyé glissa et aussitôt, il se sentit tomber. Avant qu'il ne puisse appeler Dorian, il heurta violemment le sol et sombra dans l'inconscience.
Il émergea dans une chambre d'hôpital avec la sensation d'être passé sous un rouleau compresseur. Il crut distinguer la silhouette d'une personne penchée sur lui.
- Dorian...., murmura-t-il.
Ce n'était pas Dorian, mais sa mère. Elle semblait soulagée de le voir se réveiller.
- Bon sang, mon lapin, mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête ?
Soudain, Alain repéra Dorian, à quelques mètres de lui derrière sa mère, la mine sombre.
- Dorian ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Dorian le regarda mais ne répondit pas. Madame Tibbar tourna la tête dans la même direction qu'Alain.
- A qui est-ce que tu parles ?
- A Dorian. C'est lui qui m'a accompagné au mont Lera. Je lui dois beaucoup. Je suppose que c'est lui qui t'a appelé ?
Sa mère le regarda sans comprendre.
- Mais... On n'est que deux dans cette pièce !
- Non, regarde, le garçon qui est derrière toi !
Elle se retourna à nouveau. Lorsqu'elle croisa ensuite le visage d'Alain, elle affichait un regard étrange.
- Alain. Nous ne sommes que tous les deux dans cette pièce...
- Bien sûr que non ! Dorian, parle-lui !
- Elle ne peut pas m'entendre...
Sa voix semblait comme à son habitude à la fois proche et lointaine, mais elle avait une sonorité qu'Alain n'avait jamais perçue.
-Qu...Quoi ?
- Demande lui de sortir quelques minutes.
Alain obéit :
- Maman ? Tu peux aller m'acheter un truc à manger, s'il te plait ?
- Bien sûr mon chéri !
Elle serra sa main et sortit de la chambre en passant juste à côté de Dorian sans avoir l'air de le remarquer. D'un pas lent, Dorian s'approcha d'Alain.
- Qui es-tu exactement ?
- Je suis comme toi. Je suis de ton monde. Ton monde à toi. Les autres ne peuvent pas me remarquer...
Alain crut sentir son cœur s'arrêter.
- Tu...tu n'es pas réel ? Je suis fou ?
- Alain, j'existe, mais seulement à travers toi. Tu m'as voulu alors tu m'as.
Il lui prit délicatement la main.
-Toutes ces choses que tu m'as dites, alors...
- Tu les as réalisées. Grâce à toi seul.
- Alors je suis bel et bien seul ?
Dorian lui sourit doucement et dit d'une voix pleine de promesses :
-Non, Alain, tu n'es pas seul. Tu m'as moi. Je fais partie de toi maintenant. De ton monde. Et je le resterai jusqu'à ta mort....
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