Chapitre 5

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À mon réveil, je fus surprise de voir qu’Andrew dormait à mes côtés. Ce n’était pas la première fois, mais c’était assez rare pour être souligné. La plupart du temps, il s’en allait au petit matin, prenant soin de m’apporter un petit déjeuner acheté dans un café ou une boulangerie, agrémenté d’un petit mot tendre, parfois d’une rose. Il s’agissait de sa manière à lui de me signifier que notre nuit n’avait pas été qu’un plan cul, qu’il tenait à moi. Le genre de petit geste affectueux qu’on pouvait être en droit d’attendre de l’autre au sein d’un couple, bien qu’il ne revînt pas le soir mais plusieurs mois plus tard, quand il était dans les environs. Et en manque de sexe. Je ne pouvais cependant m’empêcher d’apprécier ces gestes, qui amenaient un semblant de normalité dans une vie qui n’avait rien de normal. Pas toujours désagréable, mais pas toujours satisfaisante non plus. La routine avait du bon, raison pour laquelle je ne passais pas mon temps à me déplacer, comme ça avait pu être le cas à une période de ma vie. En fait, on aurait pu dire que j’aimais ma vie de Parisienne, bien que je ne fisse qu’en effleurer la surface…

Mes doigts glissèrent hors des draps pour courir le long du dos d’Andrew, sans que j’en aie réellement conscience. Il bougea dans son sommeil. Après l’avoir encore un peu asticoté sans parvenir à le réveiller, je décidai de me lever. Je lui accordai un dernier regard avant de quitter la chambre sur la pointe des pieds, enfilant ma chemise de nuit. Il faisait un peu frais dans le séjour. J’allumai le chauffage et commençai à préparer le petit déjeuner. Un jus d’orange, pressé par mes soins, des pancakes avec de la confiture, achetés en supermarché car ma gentillesse avait ses limites tout comme mes talents de cuisinière, et du café. Andrew se réveilla alors que je dressai la table. Il cligna des yeux, regarda les plateaux puis me regarda.

— Hm… Délicate attention. (fit-il.)

— Je me suis dis qu’avec tous les petit-déjeuners que tu m’as offert, je pouvais bien faire ça. Installe-toi.

Il ne se fit pas prier, me gratifiant d’un de ses sourires amusés qui me plaisaient. Nous déjeunâmes en silence, nous lançant régulièrement quelques regards entendus ou taquins. Des moments de complicité qui me plaisaient plus que je n’étais prête à l’avouer, même si secrètement, ce n’était pas la personne avec qui j’aurai aimé les partager. Comme je l’avais déjà dit, je ne l’aimais pas de cette façon-là. Une fois les assiettes terminées, il débarrassa la table et je m’installai sur le canapé. Il prit place près de moi et je le dévisageai. Il me rendit mon regard, sans rien dire. Je me décidai donc à briser le silence.

— Pourquoi es-tu ici ? (fis-je d’une voix sans aucun reproche.)

Il se passa la langue sur les lèvres, réfléchissant à la question.

— Je ne peux pas simplement être venu pour te voir ?

Je repoussai sa réponse d’un froncement de nez.

— C’est rare que tu sois encore là au matin dans ces cas là, Andrew. Et pratiquement à chaque fois que tu es resté, c’était pour une raison bien précise.

Il se pinça les lèvres et je sus, avant même qu’il réponde, que j’avais vu juste.

— C’est vrai… J’ai une mission à accomplir.

— Ne me dis pas que tu vas me proposer un contrat. Ce n’est pas ton genre.

— Effectivement.

— J’espère que ce n’est pas moi la mission. (dis-je avec légèreté.)

— Oh, si c’était le cas, je pourrais probablement dire : mission accomplie ! (me répondit-il sur le même ton.)

Je lui donnai un coup dans le bras.

— Andouille ! (le grondai-je.)

Nous éclatâmes de rire. Je pris alors le temps de l’étudier de nouveau. La crise de rire passée, je notai que son expression devenait plus sérieuse.

— Raconte. (dis-je.) Inutile de faire durer.

Je m’attendais à ce qu’il me sorte une de ses réparties dont il avait le secret, avec allusion sexuelle à la clé. Il ne le fit pas.

— Il y a du mouvement sur Paris. Je suis là pour enquêter.

— Ça ne change pas tellement de d’habitude.

— J’ai entendu parler d’un contrat. (poursuivit-il, sans relever.) Tu es au courant de quelque chose ?

Je haussai les épaules, me levant pour aller me verser un chocolat chaud. Il faisait encore un peu froid.

— C’est vague. Si tu n’es pas plus précis…

— Un dealer. Je crois savoir que c’est ton ami Léonard qui était chargé de trouver quelqu’un pour le remplir.

— Je ne suis pas la seule immortelle à prendre des contrats.

— Mais tu es la seule dont il se sente proche.

Je me pinçai brièvement les lèvres. Heureusement, il ne put le voir, je lui tournais le dos. Je revins m’installer à ses côtés avec ma tasse fumante.

— Possible. En quoi ce contrat t’intéresse ?

— Le dealer cherche à être absous. Aux dernières nouvelles. (crut-il bon d’ajouter.)

— Si c’est une raclure, il ne le mérite peut-être pas.

— C’est ton droit de le penser. Toujours est-il qu’il semble s’être un peu renfermé sur lui-même.

— Tu n’arrives pas à le localiser.

Ce n’était pas une question, mais une simple constatation. Il ne nia pas, pas plus qu’il n’acquiesça, se contentant de me regarder avec sérieux.

— Donc, tu veux savoir qui va essayer de te couper l’herbe sous le pied. (poursuivis-je, pensive.)

Il grimaça, secouant la tête.

— Non, je m’en fiche. Tant que son énergie est prélevée, ça m’est égal.

— Les Génies ne pensent pas comme toi manifestement.

Il haussa les épaules, peu affecté.

— C’est sans importance.

Il semblait sincère… Je ne parvenais pas réellement à comprendre pourquoi. Si les Génies obtenaient cette énergie, cela pourrait faire pencher l’équilibre en leur faveur. Mais il était vrai que ce n’était pas le cas dans l’affaire qui nous intéressait. Quand les damnés avaient un contrat à remplir, c’était bien souvent vers les immortels comme moi qu’ils se tournaient. Ce qui était exactement ce qu’avait fait Léonard d’ailleurs. L’énergie était alors perdue, dérobée par un être tiers qui n’amenait aucun point sur l’échiquier divin.

— J’ai accepté le contrat. (avouai-je.)

— Ça ne me surprend pas. Mais je préférerais que tu t’abstiennes.

J’éclatai de rire.

— M’abstenir ? Et pourquoi donc ?

— Je pense que ce contrat n’est pas ce qu’il paraît.

— Et tu t’inquiètes pour moi ? (m’enquis-je, papillonnant des yeux.)

Il rougit un peu mais garda son sérieux.

— Je m’inquiète toujours pour toi, Brooks. À bien des égards. Mais je ferais de même avec n’importe quel autre, immortel ou non, dans le cas qui nous intéresse.

— Ah oui ? Qu’est-ce qu’il a de si spécial ce contrat ?

— Je l’ignore. (dit-il en croisant les bras.)

Mais je sentais que ce n’était pas tout à fait vrai. Il me cachait une information…

— Plus personne ne me confierait le moindre contrat si je refusais subitement d’en mener un à terme. Surtout sans raison.

— Et tu n’attirerais plus de jeunes immortels temporaires et naïfs dans tes filets pour obtenir quelques avantages. (fit-il, un sourire sur les lèvres.)

Je notai qu’il ne montait pas jusqu’à ses yeux mais n’en tins pas compte.

— Cela étant, la prudence est une bonne raison, selon moi.

— En outre, la récompense m’intéresse grandement. (poursuivis-je sans tenir compte de sa remarque.)

— De quelle nature est-elle ?

Je fis claquer ma langue.

— Ahah, tu voudrais bien le savoir ! Mais je vais garder ça pour moi.

— Je n’approuverais certainement pas, donc.

— Probablement pas. Mais tu n’approuves jamais en réalité.

— Tu prends parfois un malin plaisir à ta condition qui me déplaît. (confirma-t-il.)

— Ah ! Comme si j’avais le choix pour survivre. Je sais très bien ce qui se passe si jamais je n’ai pas ma dose. Tu devrais être heureux, j’ai arrêté de laisser des cadavres dans mon sillage. C’est même grâce à ça que tu es tombé, par inadvertance bien entendu, entre mes griffes, et dans mon lit par la même occasion.

— Tu n’as pas arrêté de semer des cadavres par simple charité de cœur.

— Comment oses-tu ?!

Il n’y avait plus rien de doux dans ma voix.

— Ce n’est pas vrai peut-être ?

— Non !

— Alors pourquoi avoir coupé toute relation humaine ?

— Pour… Mais je t’emmerde ! En quoi ça te regarde ? Tu m’espionnes ou quoi ?!

— Nul besoin. Et je vais te le dire : tu aimes ce que tu es.

— J’aime ce que je suis ? (lâchai-je avec un rire sec.) C’est nouveau ça.

— Bien sûr que tu aimes ça. Tu privilégies toujours cette part de toi, peu importe les gens qui t’entourent. Car elle compte plus pour toi que le reste. Tu aimes être immortelle, bien plus que tu n’aimes les gens.

Je lui lançai un regard noir en réponse.

— Tu crois que je n’ai pas de cœur ? De sentiment ? Mais va te faire foutre !

— Et pourtant, depuis qu’elle…

— Ne termine pas cette phrase ! Ça pourrait très mal finir...

Devant mon air menaçant, il décida de ne pas insister et changea de sujet avec un soupir.

— Est-ce qu’il y a quoi que ce soit que je puisse faire ou dire qui pourrait te faire renoncer ?

— Non. À moins peut-être de me donner les véritables raisons, je ne vois pas. (me renfrognai-je.)

— Je te les ai données.

— Ouiiiii. Bien sûr. Prends-moi pour une cruche.

Il se pinça les lèvres et je lui offris mon plus beau regard qui disait : ne me prend pas trop pour une conne. Il secoua la tête.

— Brooks… Ce contrat, c’est… Je ne le sens pas.

Je l’observai sans mot dire. Son inquiétude était touchante, et, cela m’énervait de le dire, parvenait à apaiser un peu ma colère contre lui.

— Il pourrait y avoir des conséquences. (continua-t-il, toujours avec sérieux.) Peut-être même graves.

Je balayai sa remarque d’un geste las de la main.

— Ah non, pas le couplet sur les risques, tu me l’as déjà fait une ou deux fois et il ne s’est rien passé.

— Pour toi.

— C’est bien la seule chose qui m’importe. (répondis-je avec espièglerie.)

Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Il secoua la tête.

— Qui plus est, on a pas encore trouvé comment me tuer, alors les risques hein !

— Donc, tu vas le mener à son terme ?

— J’en ai bien peur. Et puis, des risques, il y en a toujours.

— Brooks…

— Rien du tout. Et tu es prié de ne pas me suivre.

Il ne dit plus rien et un silence un peu pesant s’installa entre nous. J’en profitai pour terminer mon chocolat puis posai ma tasse sur la table basse.

— Je veux bien refaire l’amour avant ton départ.

Il me regarda. Son visage était indéchiffrable. Son corps se mit à luire, puis il apparut sous sa forme de Céleste. Des cornes sur son front, une gemme de lumière bleutée entre elles, de larges ailes blanches dans son dos, une armure rutilante recouvrant l’ensemble de son corps, ne laissant plus voir sa peau. Je sifflai d’admiration. Il était rayonnant.

— Ça veut dire non, je présume.

Il ne bougea pas et je revêtis ma forme de Succube, assez proche de la sienne en réalité, surtout pour la partie haute même si les couleurs prédominantes étaient bien différentes. Et sans armure assortie ! Il secoua la tête avec ironie.

— Tu es magnifique.

— Tu n’es pas mal non plus. (répondis-je.)

Il se leva et alla à la fenêtre. Un pied sur le rebord, il s’arrêta et me lança un regard par dessus son épaule, abaissant son aile.

— Il y a plusieurs formes d’éternité.

Devant mon silence, il ajouta :

— Ne te laisse pas abattre.

— Tu n’as pas de raison de t’inquiéter. Je suis immortelle, rappelle-toi.

— Je ne parlais pas du contrat, Brooks.

Je haussai les épaules en réponse. Je n’étais pas certaine de ce qu’il entendait par là et il ne sembla pas vouloir s’étendre davantage. Après un hochement de tête, il s’envola, sans un regard en arrière. Je l’observai s’éloigner avec un petit soupir, puis repris mon apparence habituelle. Cette discussion m’avait un peu énervée. Ce n’était pas la première fois qu’Andrew et moi avions des conversations de ce genre. La grande majorité finissaient d’une manière similaire. Il laissait régulièrement entendre que ma solitude était due à moi et moi seule. Merci, génie. Je me coupais des autres, l’analyse n’était pas difficile. Et Andrew savait très bien pourquoi j’agissais ainsi. Qu’il pouvait m’agacer… Ma faute… Mais connard ! Je grommelai. Et concernant le contrat… Hors de question de le suspendre pour l’intuition d’un Céleste. Et si le mener à bien pouvait faire chier le-dit Céleste en prime, je n’allais pas m’en priver.

Je me détournai de la fenêtre. J’avais besoin d’une bonne douche.

Plus tard, je me rendis au Café du Commerce, avec en tête la même idée que la veille, bosser un peu, me vider l’esprit… et sortir de mon appartement qui commençait à devenir oppressant. Cela faisait quelques années maintenant que j’y vivais sous cette identité et chacune de mes escapades à Paris au cours de ces dernières décennies s’étaient faites entre ces murs. Il était peut-être temps pour moi de changer. Je notai dans un coin de ma tête de regarder les annonces immobilières sur Paris ou dans la proche banlieue. Je n’étais pas encore d’humeur à arpenter un nouveau terrain de chasse. J’aimais ma vie actuelle de Parisienne.

En m’arrêtant à un passage piéton mon regard fut accroché par un couple, qui attendait près de moi pour traverser. Ils se tenaient la main, discutaient en se lançant des œillades langoureuses. Ils étaient… mignons. Les voitures s’arrêtèrent et nous passâmes. Nos chemins se séparèrent, mais j’aperçus d’autres couples sur ma route, plus ou moins affichés. Des regards complices, des mains qui se touchent et se caressent, des baisers volés ou passionnés… La tendresse, la douceur… l’amour. La passion dévorante dans les yeux. Un frisson me saisit et j’étouffai un soupir, le cœur serré. Les derniers mots d’Andrew me revinrent en mémoire. Eh merde. J’aurai finalement peut-être mieux fait de rester chez moi. Je pouvais avoir un peu qui je voulais, où je le voulais, quand je le voulais. Des plans cul sans lendemain pour la grande, très grande majorité, qui me permettaient soit de me nourrir un peu, oui, je ne prenais pas pour cible que des gros connards, ça dépendait de ma faim, soit de simplement prendre mon pied et satisfaire mes appétits sexuels. Mais… c’était en réalité insuffisant. Je ressentais régulièrement une espèce de vide en moi. La présence de l’autre me manquait… Vous savez : l’Autre. Celui ou celle qui vous donne des frissons rien qu’avec un regard, ce regard dans lequel vous pourriez vous perdre, vous noyer pourvu qu’il dure encore et encore ; qui peut électriser tout votre corps rien que d’une simple caresse et vous faire ressentir des émotions à nulle autre pareille, vous sentir comme étant quelqu’un d’important, quelqu’un qui compte, autour duquel tout peut graviter et à même de déplacer des montagnes. La Personne dont vous appréciez suffisamment la compagnie pour endurer ses humeurs maussades car vous vous prenez parfois à sourire bêtement en la contemplant. L’Autre. Tout autour de moi, je voyais des couples, j’en imaginais d’autres. Ils me renvoyaient à ma propre solitude. Car je n’avais rien de tel dans ma vie. Plus depuis… depuis très longtemps. Par choix… par obligation. Le Céleste était ce qui pouvait s’en rapprocher le plus, et encore. J’appréciais énormément Andrew, même s’il m’énervait vraiment parfois, mais nous n’étions pas un couple. Ni maintenant, ni jamais. Et une part de moi lui en voulait pour ça comme pour notre discussion de tout à l’heure. J’avais la sensation d’être prisonnière, enchaînée à un poids qui me maintenait à l’écart de tout, quand bien même ma décision n’avait rien à voir avec notre histoire. Pourtant, j’aimais le fait d’avoir quelqu’un à qui parler, me confier même… Bon, d’accord, je ne me confiais pas si souvent que ça, mais tout de même, savoir que je pouvais le faire était agréable. Mais il manquait quelque chose. Il me manquait quelque chose. Comme si… comme si j’étais… incomplète. Je détestais ça. Me sentir dépendante. Dépendante du regard de quelqu’un, de son attention, comme si je ne pouvais exister par moi-même. Je le prouvais depuis des millénaires. Ça ne m’empêchait pas de vivre. Mais j’étais fatiguée de toujours devoir faire attention, de ne pas pouvoir me lâcher, de ne pas pouvoir profiter égoïstement d’une relation. Mais je ne pouvais rien y faire. J’avais essayé d’apprendre à vivre sans les autres. Sincèrement essayé.

Était-je tout simplement une insatisfaite chronique ? En réalité, le problème n’était pas vraiment là. Que je le veuille ou non, l’amour m’était impossible. À cause de ma nature profonde… M’aimer équivaut à une condamnation, tout simplement. Et c’est de ça dont je souffrais le plus sur cette terre. La solitude… En partie parce que je me coupais des autres pour ne plus avoir à endurer leur mort. En partie parce que je ne pouvais pas avoir de relation passionnelle avec qui que ce soit. Même une amitié était délicate. Alors l’amour… L’amour…

Ceux qui disent que l’amour est une idiotie, que ça n’existe pas ou n’a aucune nécessité mentent. On connaît tous des gens comme ça, qui vous jurent que l’amour n’est rien, que ça n’existe pas. Ou que ça ne compte pas. Ils mentent. L’amour a plusieurs formes. Certains n’en ont simplement pas conscience quand ils le vivent. Ils se bercent d’illusions… L’amour est une chose essentielle pour les humains, y compris pour quelqu’un comme moi. Même avec autant de millénaires à me nourrir des mortels, à maudire l’amour… Je retombe invariablement sous son pouvoir. Invariablement… C’est là ma malédiction. Tomber amoureuse… Et ne pouvoir que fuir sous peine de tuer la personne qui aurait le malheur de répondre à mes sentiments. À cause…. À cause… Parce que je suis une imbécile… L’immortalité a toujours un prix. Toujours. Sauf que je ne le connaissais pas. Comment aurais-je pu ? Les immortels Natifs prétendent tout savoir. En réalité, ils ne savent rien. L’amour n’est qu’un concept arbitraire pour eux, car ils n’ont pas de réelles émotions. Andrew n’est pas différent, c’est bien pour cela qu’il n’y aura jamais rien de plus entre nous. En passant du temps avec les humains, il apprend un peu… Mais il ne saura jamais ce qu’est l’amour, ce que ça peut faire. Aussi bien vous transcender que vous détruire, comme j’en ai fait l’amère expérience. C’est ce qui le rend si important. Si précieux… Si rare.

Aucun Natif n’est capable de me dire ce que je suis. Pourquoi je suis ainsi. Pourquoi je dois souffrir une vie solitaire. Parce qu’ils s’en foutent. Parce qu’ils n’ont pas ce genre de soucis. Ils traitent les humains immortels comme des bêtes de foires, des intrus qu’ils acceptent bien obligeamment. Parce que nous ne dépendons pas d’eux. Nous ne répondons pas à leurs foutaises, nous ne sommes pas à leurs ordres. Nous sommes des électrons libres. Mais nous demeurons des humains, avec les besoins qui accompagnent cet état… J’ai voulu me défaire de l’amour. Puis, j’ai essayé une relation sans contact physique… Ce n’est viable qu’à la condition d’être asexué. Et mêmes les immortels Natifs ne le sont pas. Enfin, du moins, ils peuvent changer cet état de fait. Peut-être… J’ignorais totalement à quoi ils ressemblaient sous leur carapace, leur forme originelle.

On ne peut pas faire taire ce que l’on est, étouffer ses désirs et se contenter de faire comme si ça n’avait pas d’importance. Ça en a. Ça en a toujours eu. Et eux qui n’ont jamais eu à vivre ce genre de chose, qui n’ont jamais eu à connaître les écueils de la vie ou de l’amour prétendent venir nous expliquer qu’il faut savoir se contrôler. Que nous sommes responsables de notre état pour la simple et bonne raison qu’ils ne veulent pas de cette responsabilité. J’emmerde la lumière, j’emmerde l’ombre. Qu’ils se détruisent, tous autant qu’ils sont !

J’arrivai devant le Café sans même avoir conscience du temps écoulé. Toujours tendue, je m’installai à ma table habituelle, déballai mon matériel comme la veille et commandai à boire. Et plus rien. Je restai là, comme une idiote, à regarder mon écran sans parvenir à pondre le moindre mot. Et quand je parvenais à écrire quelque chose, c’était pour l’effacer aussitôt avec une moue affligée. Tout ce que je parvenais mollement à écrire était fade. Sans inspiration, sans consistance. Un peu comme ma vie en fin de compte... Je grommelai, frustrée de parvenir à un tel constat que je n’arrivais même pas à réfuter quand quelqu’un tira une chaise pour s’installer face à moi. Je levai les yeux, croisant le regard de ma compagne de table de la veille. Elle avait du culot. Le silence nous enveloppa tandis que nous nous affrontions du regard. Elle se pinça les lèvres, mal à l’aise.

— Je pensais que vous seriez d’accord aujourd’hui aussi. (me dit-elle sur un ton d’excuse.)

Elle ne fit pas mine de se lever pour autant. Beaucoup de culot… Ce n’était pas foncièrement pour me déplaire cela étant. Tant que ça ne virait pas à l’abus. Je haussai les épaules et elle se détendit imperceptiblement.

— Ça m’est égal. (répondis-je d’une voix qui se voulait neutre.)

Je revins à mon écran, m’efforçant de ne pas lui prêter plus d’attention, mais l’entendis néanmoins vider son sac sur la table. Téléphone portable, crayons et stylos, documents et…

Oublie, tu t’en fous, concentre-toi.

Rien. Rien, de rien, de rien ! Que cela pouvait m’agacer ! Le serveur arriva avec une tasse fumante qu’il déposa devant moi. Ma compagne passa commande à son tour cependant que je trempais mes lèvres dans mon thé, puis le silence retomba. Elle semblait m’avoir désormais oubliée, comme la veille. Ça me convenait ainsi. C’était plus simple. Nous n’étions que des voisines de table, sans plus. Je me replongeais dans mon dernier paragraphe, en relisais les dernières lignes en boucle. Aucune phrase ne se formait dans mon esprit, rien qui pouvait me permettre de poursuivre mon avancée. Ce n’était pas un manque d’idée, ou d’inspiration, du moins pas uniquement. C’était tout simplement un manque de concentration. Et peut-être un peu de motivation. Mes pensées étaient parasitées malgré toutes mes tentatives pour les canaliser, en partie à cause de la colère qui bouillonnait en moi suite aux propos d’Andrew. Je ne l’avais pas réalisé sur le moment, mais ses mots m’avaient profondément blessée et ramenée à ma condition. Seule, sans aucun lendemain possible, mais avec une éternité qui me tendait les bras. Une farce du destin qui commençait à me peser. J’avais tant fait pour ne pas penser à ma solitude et il m’avait semblé qu’il l’avait accepté, surtout en venant chez moi pour baiser. Manifestement, prendre son pied avec moi ne l’empêchait pas de regretter ce que j’étais. Quel hypocrite. Mais qu’y pouvais-je ? J’avais tout essayé pour avoir une liaison qui puisse fonctionner. Ou me retenir de ponctionner… Mais c’était impossible. Impossible… Je ne pouvais pas. Je savais ce que j’étais. J’avais dû apprendre à vivre avec depuis longtemps maintenant… J’avais essayé de me reconstruire après Tullia, vécu bien d’autres relations, de nombreuses sortes… Mais rien n’y faisait… De nombreuses relations, et pourtant, c’était elle qui continuait de vivre dans mes pensées, dans mon cœur.

— Vous pouvez arrêter de faire ça ? C’est stressant.

La voix de la jeune femme me tira de mes pensées. Je constatai que je tapais des doigts sur la table et m’arrêtai, un peu confuse… avant de lui lancer un regard noir, irritée.

— Vous êtes vraiment aimable. (dis-je d’une voix cinglante.) Si ma présence vous dérange, le Café est grand.

Elle me dévisagea, manifestement hésitante. Mais pour qui se prenait-elle ?

— Désolée… (se contenta-t-elle de dire.)

Elle attrapa son ordinateur et quitta la table. J’admis sans complexe être un peu déçue par son départ, mais tant pis. Pas le temps de revenir à mon écran qu’elle était de nouveau devant moi.

— Ça vous dérange si je m’installe ici ?

Je clignai des yeux, prise au dépourvu. Je ne savais même pas quoi répondre tant la question me paraissait absurde. Elle me dévisagea de ses yeux noisettes, patiente. Il n’y avait pas la moindre trace de moquerie dans son expression.

— Je…

— Reprenons du début, vous voulez bien ? (fit-elle avec douceur.) Puis-je m’installer à votre table ?

Je restai bouche bée. Celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Plus que du culot, c’était malin, courageux… Cette femme était décidément difficile à cerner, ce qui n’était pas pour me déplaire. Je souris, agréablement surprise. Et ce n’était pas évident.

— À une condition.

Elle hocha la tête, silencieuse.

— Deux en fait. Premièrement, ne changez pas votre manière d’être, même si j’apprécierais que vous soyez moins cassante. Et deuxièmement, j’aimerais connaître votre prénom.

Elle prit place. Mes conditions devaient donc lui convenir. Je haussai un sourcil, dans l’attente, puis me raclai la gorge. Elle leva la tête et me déclara d’un ton solennel :

— Lucia.

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