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J’ai perdu la mémoire. Qu’ai-je bien pu en faire ?
Je n’ai jamais eu la mémoire courte, au contraire ; j’avais même, on me le répète souvent, la réputation d’une intellectuelle aux dons nombreux et à l’imagination débordante. Beaucoup comptaient, me dit-on, sur ma mémoire afin de rafraîchir la leur. Que deviennent-ils tous ceux-là ? Quelle importance…
Mais où en étais-je déjà ? Ah oui, sur les conseils de mes collègues de l’orphelinat, je me rends chez un médecin, même si je l’avoue sans détour, cela m’arrange d’être oublieuse, c’est si reposant. Dans ma vie j’ai accompli tellement de choses, que ma tête explose de ne plus m’en souvenir.
J’ai hésité au moment de prendre un rendez-vous. Qui serait le plus compétent pour mon cas : neurologue ou psychiatre ? J’ai finalement opté pour un physiologiste.
Et me voilà installée dans un vestibule sombre et exigu faisant office de salle d’attente. Peu m’importe de perdre mon temps à attendre, j'en ai perdu la notion, au point d’ignorer quelle année nous vivons, c’est dire. Cet Almanach des Postes et des Télégraphes suspendu au mur saura me renseigner. 1890.
Elle flanche ma mémoire. Jamais je n’ai songé à prévoir des aide-mémoire, au cas où. J’aurais dû, je n’en serais pas là où j’en suis à présent. Où en suis-je finalement ? D’ailleurs, est-il important de se souvenir de tout ?
On m’affirme que je parlais plusieurs langues, que j’étais douée pour la poésie. J’aurais même écrit de nombreux contes de fées. Un comble, alors que je me demande à quoi ressemble une fée.
J’ai des trous de mémoire. Il faudrait que je réussisse à les combler, mais par quoi ?
Lorsque j’étais petite fille, je… Bien non, impossible d’évoquer la petite fille que je fus, puisque je ne me la rappelle plus. J’ai été une petite fille, cela paraît évident, mais qui elle était, ce qu’elle appréciait, comment elle se comportait, je n’en sais plus rien. Et je m’en fiche totalement.
Peut-être étais-je une petite peste, à l’image de cette gamine qui m’a bousculée dans la cage d’escalier au moment où j’arrivais sur le palier du docteur Br… Br quoi déjà ? J’ai complètement oublié son nom.
Je compte sur le confort de son divan, parce que l’unique fauteuil dont disposent les patients pour attendre est fort incommode. Il n’y a même pas une fenêtre pour aérer cet espace lugubre ; juste une petite lucarne que seul Gargantua réussirait à ouvrir. Cette claustration s’avère propice aux crises d’hystérie.
J’entends des pas dans le cabinet du praticien et sa voix saluant sans doute un autre hystéro-amnésique qui sort par la porte de derrière.
« Bonjour Anna, comment allez-vous aujourd’hui ? »
Pourquoi m’appelle-t-il Anna ? Je me prénomme Bertha.
« Bonjour Docteur Br…
— Breuer, Josef Breuer. Entrez Anna, la séance sera longue ce matin. »
Cette histoire est un hommage à Bertha Pappenheim, mieux connue sous le pseudonyme d’Anna O., victime de Josef Breuer et Sigmund Freud
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