C'était un après-midi hivernal au froid sec et incisif. Quelques rayons de soleil argentés contournaient le ciel nuageux pour baigner les arbres morts d'une faible lumière glacée.

Par la fenêtre d’une mignonne maisonnette de banlieue : l’on pouvait observer la famille Parmentier venue rendre visite à leur grand-mère. A l’occasion : Charles, le père de famille et fils ainé de Eliane avait fait un tour dans la cuisine pour réparer maladroitement le chauffage au gaz qui faisait encore des siennes.

- Je l'ai réglé au max, tu ne devrais pas avoir trop froid cet hiver maman.

- Merci fils, mais je ne t'ai pas invité pour jouer les chauffagiste, j'ai des économies, j'aurais pu appeler quelqu'un…

- Oh non mamie, il n'y a que des arnaqueurs, garde tes sous, on est jamais mieux satisfaits que par soi-même.

Leur conversation était rythmée par les gazouillis de Lucie la nouvelle venue de la famille : un petit bout de chou conçu par Charles et sa femme Marie qui s'était mise sur son trente et un pour rencontrer sa belle-mère. Une heureuse famille de trois âmes : prenant le repas de midi avec leur grand-mère adorée. Un après-midi d'hiver paisible dans une petite maison d'un quartier tranquille du nord de Paris.

On discutait de tout et de rien autour d'un pot au feu cuisiné avec amour par grand-mère.

Les festivités furent interrompues par les vomissements de la petite Lucie juste après son biberon.

- Qu'est ce qui lui arrive? D'habitude elle ne recrache pas tout comme ça.

- Elle a l'air pâlotte, elle est malade?

- Je ne sais pas, ce matin elle était toute joyeuse, là elle est vraiment grognon.

- Si ça ne va pas mieux on l'emmènera chez le médecin demain.

Lorsque mamie Eliane essaya de se lever pour aller chercher le gâteau dans la cuisine elle eut un tressaillement et un moment de faiblesse.

- Ne t'embête pas grand mère, je vais aller chercher le gâteau

- Merci ! Je ne sais pas ce que j'ai, j'ai une de ces migraines

- Oui moi aussi, ça doit être ce temps froid, ça fatigue tout le monde, avec le manque de lumière.

Charles alla dans la cuisine, ouvrit le frigo.

- Il est où le gâteau? Je vois rien dans ce truc. Faut qu'on t'en rachète un mamie.

- Dans l'étage du haut mon lapin!

Il y eu un bruit sourd, quelque chose de lourd était tombé sur le sol de la cuisine.

- Ne fais pas tout tomber! Ça va chéri?

Aucune réponse.

- Charles?

Marie se leva et alla voir dans la cuisine, il y eu un cri.

- Charles! Tu m'entends!? Charles!

Marie revint, titubant dans la salon, son regard était terrorisé.

-"Charles a fait un malaise! Appelle les pompiers et surveille Lucie! Je vais essayer de l'aider!"

Marie retourna dans la cuisine, puis il y à nouveau un bruit sourd.

Eliane qui avait le combiné entre les mains alla voir péniblement ce qui s'y passait: elle eut une vision d'horreur: son fils et sa belle fille allongés sur le sol, l'un sur l'autre.

Eliane avait senti que quelque chose de mortel rodait dans cette cuisine, un ennemi invisible. Bien qu'il soit indétectable, son instinct de survie et son instinct maternel la firent revenir dans le salon pour s'assurer le Lucie allait bien.

- Allo les pompiers que se passe t-il?

- Allo! A l'aide! Mon fils et ma belle fille sont tombés inconscients dans la cuisine!

- Du calme madame, on va vous aider! Où est-ce que vous habitez?

- Au 5 allée des Clématites à Villiers-le-Bel! Venez vite je vous en prie! J'ai un bébé avec moi!

- Les secours sont en route! Vous habitez dans une maison ou un appartement?

- Une maison!

A l'autre bout du fil, Jacques le pompier standardiste semblait d'apparence impassible, mais face à la gravité de la situation, une part de son cerveau tentait de raisonner calmement malgré la pression, les vies en jeu et la gravité de la situation. Il le savait, la moindre défaillance de sa part pourrait condamner une famille entière. Qu'est ce qui se passait réellement ? Comment deux adultes pouvaient perdre connaissance dans la cuisine... En hiver... Bon sang, il pouvait sentir que la réponse était évidente, qu'elle était coincée dans les méandres de son cerveau. Et puis ! Un éclair de génie.

- Dites madame, comment est chauffée votre maison ?

- C'est un chauffage au gaz, il fonctionnait mal alors mon fils était venu le réparer pourquoi ?

- Et ce chauffage il est où ?

- Dans la cuisine ! Oh non ! C'est à cause du chauffage ? mon fils et ma belle-fille y sont ! Je dois les aider ! Ohlala je me sens faible ! J'ai mal à la tête !

- Non-madame ! Vous ne pouvez rien faire pour eux ! Les secours arrivent ! Vous devez sauver votre petite fille ! Elle respire ?

- Oh non ! Elle est endormie et toute pale! Elle ne réponds plus! Elle va mourir!

-Du calme ! Vérifiez si elle respire encore !

- Oui oui ! Elle respire, je crois... Oui, mais elle ne se réveille pas! Je la pince et elle ne se réveille pas !

- Attrapez là, elle est dans un landau ?

- Oui

- Amenez là et ouvrez la fenêtre! Vous êtes au rez-de-chaussée?

- Oui ! Mais c'est dur, je me sens... Faible !

-Allez ! Faites-le! Sauvez votre petite fille ! Ouvrez la fenêtre, passer la par la fenêtre!

- Je n'y arrive pas... j'ai envie de dormir !

- Non ne dormez pas! Si vous vous endormez ils vont tous mourir! Vous allez mourir !! Sauvez votre petite fille ! Ouvrez la fenêtre !

- J'ai ouvert la fenêtre... Je vais... J'essaie de la mettre à la fenêtre... Voilà c'est fini...

- Bravo madame! Respirez un bon coup par la fenêtre ! Les secours ne sont plus très loin ! Vous serez tous sauvés !

C'était un mensonge, Jacques le savait, à l'écran, le camion de pompiers était bloqué dans les embouteillages qu'une grève généralisée avait transformé en un véritable barrage terriblement long à franchir même pour les véhicules de secours. La caserne était malheureusement trop loin de ce coin paumé. Jacques savait que la petite était probablement sauvée, la grand-mère peut être aussi, mais les parents allaient mourir, c'était une certitude. Il avait envie de quitter son siège, sortir de là, courir à toute vitesse, prendre la première moto disponible et foncer jusqu'à chez eux pour les aider. Mais rien à faire, C'était trop tard, trop loin. Il n'y avait rien de pire que ce sentiment d'impuissance face à la mort certaine des personnes qu'il avait au bout de fil. Ça n'était pas la première fois que Jacques ressentait ça.

- Je me sens mieux ! Je vais aider mon fils !

- Non surtout pas ! Restez à la fenêtre ! Ouvrez les autres fenêtres ! Ouvrez tout ! Mais n'allez pas dans la cuisine.

Il n'eut pour seul réponse que des bruits de pas, des grognements, comme si quelqu'un essayait de tirer quelque chose de lourd sans y parvenir puis un bruit sourd... Et plus rien...

Jacques venait de perdre une personne de plus... Une offrande de plus à la mort rampante et silencieuse, le monoxyde de carbone émis par un chauffage miteux. Une pitoyable machine avait ôté à elle seule les vies d'une famille entière et avait rendu orpheline la petite créature pâle qui attendait sur une haie à l'extérieur de la maison une après-midi d'hiver.

(Tiré d'une histoire vraie)