9 - Rare mais pas unique !
« Pas vous, jeunes filles. »
Le repas terminé, Lady avait invité les enfants à sortir de la salle à manger. Néanmoins, la voix de Sir encore assit à table avait retenu Léocadia et Maggie sur leurs chaises. Elles échangèrent un coup d'œil inquiet : que pouvait-il leur vouloir ? Il se leva et ordonna aux jeunes filles de le suivre dans son bureau.
Celui-ci était de taille moyenne. Il est important de le préciser car, face à toute l'opulence qu'elles avaient vu depuis leur arrivée la veille, les fillettes s’attendaient à un chef d'œuvre d'architecture. Au lieu de ça, avec son meuble en bois sombre, ses rayonnages au mur et ses tas de poussières dans le coin des plinthes, la pièce paraissait anormalement ordinaire. D'un geste vague de l'index, Sir les invita à s'asseoir sur un des trois fauteuils disposés dans un coin, chose qu'elle firent immédiatement.
« Bon, commença-t-il. »
Il laissa traîner le dernier son le plus longtemps possible, retardant le moment où il devrait leur parler. Tandis que Léocadia et Maggie tremblaient presque sur leurs sièges capitonnés, il traversa la pièce, s'empara d'un lourd manuscrit que Léocadia reconnut tout de suite comme étant celui où ils avaient signé, et revint s'installer dans le troisième fauteuil.
Il ouvrit la bouche, sa moustache se soulevant, prêt à laisser couler un nouveau « Bon » dégoulinant de lenteur mais il se retint à temps.
« Je vais commencer par toi, Margueritte. » finit-il par déclarer et Maggie se pencha, les deux coudes en appui sur ses cuisses pour mieux capter chacun de ses mots.
« Ta condition est assez rare même si elle n'est pas unique. Comme vous l'apprendrez, ainsi que vos camarades, au cours du temps passé ici, les Imagio sont des êtres capables de magifier à l’aide d'une chose concrète qui leur est due. »
Face aux regards perdus des fillettes, Sir expliqua un eu plus en détail.
« Magifier, c'est le terme exact pour dire faire de la magie. C'est un seul mot, condensé, très joli à prononcer, même si le fait qu'il soit un verbe du premier groupe le rend un peu trop banal à mon goût... Mais bon, je m'égare. »
C'était une tendance qui revenait régulièrement chez lui. Son esprit s'éparpillait et il avait du mal à revenir "à ses moutons".
Il se dépêcha d'enchaîner.
« Les Imagio ordinaires, si je puis dire, ont cette capacité sur un objet, un élément comme le vent, l'eau ou le feu, ou bien un lieu. Margueritte, ce qui fait ta particularité, c'est que tu magifies avec une personne, en l’occurrence avec Gédéon. C'est d'ailleurs pratique qu'il face partie de la même promotion. Tu pourras t'exercer plus simplement que s'il habitait sur un autre continent ! »
Content de lui-même, Sir fut secoué d'un rire silencieux qui s'interrompit brutalement lorsqu'il se redit compte que les jeunes filles ne partageaient pas son amusement. C'était même le total opposé qui se passait chez Maggie. Au bord des larmes – elle ne l'aurait jamais avoué – elle affichait une mine effrayée. Il est vrai que les propos de Sir n'étaient pas des plus rassurants.
« Ce phénomène a déjà eu lieu dans le passé. J'ai fait quelques recherches hier soir et voici ce que j'ai trouvé. »
Il ouvrit brusquement le manuscrit posé sur ses genoux à une page à-priori au hasard et se pencha pour lire la quatrième ligne qu'il suivit du doigt.
« Cléandre Aristide Demamaison, Imagio de Vololona Rakoto, lut-il avant de commenter. Je me souviens de lui, pauvre petit garçon. Vololona est morte deux ans après son arrivée ici et la seule chose qu'il a pu faire, c'est s'exercer sur son cadavre. »
Léocadia frissonna. Outre le caractère macabre de sa remarque, ce qui avait retenu son attention dans les propos de Sir, c'était le seul verbe « souviens ». Il se souvenait. Cela signifiait qu'il l'avait connu. Pourtant, la page sur laquelle était écrit son nom semblait avoir vu des années et peut-être même des siècles passés. Quel âge Sir avait-il ?
Sir tourna brusquement une volée de pages et s'arrêta sur une autre ligne.
« Bernice Rudolph Brown, Imagio de Beth Johnson. Il l'a épousé l'année de ses vingt ans. Je me souviens que c'était un très beau mariage tout en blanc même si la mariée avait l'air un peu trop étonnée : la petite n'avait que seize ans. »
Là encore, même si Sir disait ça sur un ton anodin, elle sentait que tout cela était vrai. Et cela commençait à l'effrayer. Du coin de l'œil, elle observa Maggie. Si elle aussi avait l'air horrifiée, elle saurait qu’il y avait bien quelque chose de dérangeant dans les mots de l'homme. Sinon, peut-être qu'elle était folle.
Assise au bord de son fauteuil, Maggie ne bougeait pas. Ses yeux exorbités fixaient Sir sans ciller et son teint était inhabituellement pâle. Léocadia se détendit légèrement. Elle n'était pas la seule à avoir perçu l'incongruité des propos de Sir.
« Dominik Hanz Feldstein, Imagio des jumeaux Jack et Gene Lawrence. Ah oui, je me rappelle d'eux ! Il était très doué le petit Dominik. Dommage qu'il n'ai pas fini Maître-Imagio. »
Il referma d'un claquement le registre poussiéreux et reporta son regard sur Maggie.
« Tu es donc la quatrième de l'Histoire – avec un grand H, s'il-vous-plaît – et la première fille ! Qui sait, Margueritte, peut-être seras-tu la première à devenir un Maître-Imagio... »
Il laissa traîner sa phrase et Maggie sentit qu'il attendait qu'elle dise quelque chose. Quoi, elle ne savait pas aussi elle sortit la première question qui lui passa par la tête :
« Est-ce que c'est dangereux ? »
Car s'il y avait un risque que Gédéon, elle-même ou quiconque soit blessé par sa faute, elle laisserait tomber sans attendre. Elle rentrerait chez elle, les yeux baissés, en expliquant à sa grand-mère un mensonge composé dans le train.
« En temps normal, non. Cela dépend de toi. »
Il ne la laissa pas appesantir sur sa réponse.
« Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai à discuter avec ta jeune amie ici présente. Va donc rejoindre tes camarades dans le jardin. Lady vous a sorti des cordes à sauter et un jeu de craie pour dessiner sur l'allée. »
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