Monsieur Libelle

4 minutes de lecture

Son esprit est déjà dans le placard, mais son corps peine derrière, à petits pas. Parfois ça lui donne envie de hurler car sa pensée, elle, cavale toujours. Il lui semble perdre un temps précieux, un temps qui devient court. Monsieur Libelle soupire. À petits pas, à petits, petits pas….

Enfin ses mains ouvrent le meuble, agrippe son bol du matin, du très tôt le matin. Il est cinq heures.

Du placard à la table, de la table à la cafetière… attendre... Entendre, le goutte à goutte de caféine dans l'eau, le tic tac sans fin d'une horloge sans cœur, le bavardage indifférent de la radio. Monsieur Libelle soupire.

À petits pas, il emporte la cafetière... Il remplit son bol pour commencer ses rituels, d'une journée qui s'annonce sans coup de théâtre. Plus ses pas deviennent petits, plus son univers rétrécit, en surface, en temps, en surprise. Monsieur Libelle soupire...

C'est un jour sans, maussade, qui regrette le temps pressé. L'akinésie de Parkinson le rattrape, c'est pour ça qu'il ralentit…

Depuis quatre ans qu'il prend la L-dopa*, on dirait que le traitement n'est plus aussi efficace, mais il n'est pas surpris, le neurologue l'a bien informé.
Il faudra qu'il s'habitue à plus de lenteur encore, à l’imprécision croissante de ses gestes, aux tremblements qui usent ses nerfs…
Monsieur Libelle soupire…

Le soleil se lève, le ciel est clair, la journée sera moins triste que celle d'un citadin dans le brouillard d'une ville ; au moins monsieur Libelle vit-il au bord de la mer. S'il ne la voit pas tous les jours, il peut la sentir et entendre les vagues. Quand les jours bougonnent et que le vent giffle les embruns. il ouvre sa fenêtre pour écouter le fracas de l'eau.
Il s'imagine marcher sur le sable avec sa Gisèle à ses côtés. Ils ont parcouru la grève si souvent que leurs empreintes doivent encore subsister quelque part, dans le sable, entre les bandes de galets…

Gisèle est morte depuis quatre ans, tranquillement d'un AVC, elle lui a laissé Parkinson et des souvenirs blessés.

L'air brille ce matin, c'est sûrement une belle journée pour un tas de gens.
À petits pas, monsieur Libelle s'en va quérir son journal en pyjama…
Se laver, s'habiller lui demande du courage, il le trouvera peut-être quand il aura fini de lire son journal…
En vérité, il s'en moque, l'hygiène quand on est vieux et seul, s'accorde au moral.
Manger ou ne pas manger… Il n'est pas loin de midi, le traiteur est passé…
Monsieur Libelle délaisse son repas et se sert un autre café, à petits pas.

Un klaxon résonne dans la rue et la voix de… TALOCHE? Il ne l'a pas vu depuis cinq ans !
Il l'avait presque oublié son copain Taloche…

« Hé ? Monsieur Libelle ? T'es par là ? »

À petits pas pressés, empressés, inquiets de ne pas arriver à temps, monsieur Libelle se précipite lentement vers la porte et crie aussi fort qu'il le peut :

« Taloche ! Taloche, pars pas ! J'arrive... »

Deux amis sur le pas de la porte se regardent et comprennent que la vie leur a mangé un gros morceau de leur temps sur terre.
Taloche est chauve, maigre, le tabac a fini par réclamer son dû, il n'en a plus pour très longtemps. Monsieur Libelle lui raconte Gisèle et Parkinson. Lui dit qu'il est prisonnier de son corps, de sa maison et que pourtant ses pensées sont toujours aussi vives, aussi pointues qu'avant, quand il était syndicaliste et ferraillait avec les Gros.

Taloche lui prend la main et verrouille son regard au sien :

« Chu désolé pour Gisèle. Chu rentré depuis un an, j'étais parti en mer, j'avais pris le vent avec la Sardine. Et puis, je me suis senti très fatigué. Alors Je suis rentré. Je n'arrivais pas à récupérer. Quand le toubib m'a dit, j'ai refusé le traitement, ils ont enlevé la tumeur, mais je veux pas souffrir, chu trop vieux, chu tout seul, ça vaut pas le coup. Je me suis dit, qu'est-ce que tu vas faire, du temps qu'il te reste. Et tu sais ? La seule personne à qui j'ai pensé c'est toi. C'est avec toi que j'ai vécu mes meilleures et mes pires années. T'as toujours été là. Quand je revenais…. »

Taloche sourit, il lui revient en mémoire les combats syndicaux, les bagarres de pavés, le ring, d'où lui vient son nom, et en arrière-plan, toujours, son copain, pas loin, qui bataille pour leurs droits, qui gueule pour qu'il ne se bastonne pas, qui l'encourage et parie avec lui de ses matchs…
Son copain raisonnable.
Il lui revient ses errances d'un boulot à l'autre, d'une femme à l'autre, d'une ville à l'autre, et quand il revient, toujours à l'attendre, son copain…. « Monsieur Libelle, tu te souviens ? »

« J'avais du fric de côté, de mes matchs. J'y ai pas touché, j'en avais pas vraiment besoin. Je me disais que ça pourrait servir. Du coup, j'me casse Monsieur Libelle, et j'voudrais savoir si tu viens avec moi ?
—Tu vas où ?
—J'ai acheté un camping car… Alors j'ai pas de plan, j'emmène ma nouvelle maison où j'veux et je vais me trimballer le temps qu'il me reste.
—Comment on va faire, je dois prendre des médicaments, je suis de moins en moins efficace, lent comme une tortue, mon vieux, quoi ? Si tu m'embarques dans ta fuite, t'iras pas bien vite…
—J'ai déjà perdu la course ça sert plus à rien de talonner, mais ça me fait chier d'être tout seul. »

Monsieur Libelle soupire et puis sourit. Taloche, son vieux copain, pourquoi pas ?

« Il me faut quelques jours quand même, pour fermer la maison, faire des bagages, récupérer des ordonnances, et pour couper les ponts…
—Mais oui monsieur Libelle, c'est normal, j'ai la mort aux trousses, mais pas le feu au cul... »

Monsieur Libelle se marre, ça faisait longtemps que ça ne lui était plus arrivé.
À petits pas, à tout petits pas, il s'en va faire ses bagages, son esprit est déjà en vacances, comme d'habitude, en avance...

L-dopa* stimulant de la dopamine très carencée dans cette maladie

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire sortilège ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0