Chapitre Second : Quand vient l'émissaire
Au crépuscule du jour où un garçon a découvert son maître seul dans un trou, à des kilomètres de là, au sommet d'une colline, le soleil se couche derrière un mont encore plus haut. Tandis qu'il rampe lentement hors de vue, une brume s'échappe de la terre, et vient recouvrir la façade d'un manoir gigantesque.
A gauche, au premier étage, une femme joue de l'harmonium, ses doigts dansant sur les touches teintées de ténèbres et de lumière, sautant parfois d'une octave, de plusieurs arpèges, ou se chevauchant rapidement au rythme d'une complainte douloureuse. Ses cheveux roux enserrent un visage pâle, ponctué aléatoirement de tâches de son, contrastant de la plus admirable des manières les écarts de nuances entre le sombre de ses mèches ondulées, et la clarté presque angélique de ce visage concentré. Un cou fin, monté sur des épaules agiles, plonge vers des courbes toutes aussi fines. Nulle poitrine généreuse, plus commune même, ainsi que de longues jambes, achèvent la morphologie basique de cette femme se livrant à son art.
Les meubles sont placés avec minutie, et tout dans cet espace enchanté semble tenir son rôle. Des peintures trônent contre des murs dorés, décrivant toutes le même homme, un vieillard au style remarquable, à la barbe taillée et la posture fière. Autour de lui reposent des bouteilles de vin, disposées sur une table massive, et dont le plateau a été marqué par le feu, d'un signe étrange, comme une plume à la pointe acérée, et dont certains sillons ont été abreuvés d'or.
A droite de la première chambre, un homme se tient debout, d'un bon mètre quatre-vingt, la nuque légèrement inclinée, tandis que sa main est posée contre le mur, pour ressentir chaque vibration délicieuse de la mélodie ainsi diffusée entre les murs. Son poing gauche est serré contre sa taille, de laquelle dépasse un pistolet magnifique. Sa ceinture possède des compartiments sur toute sa circonférence, ainsi que des pochettes closes. Après quelques instants, il porte sa main droite à sa moustache, la frotte délicatement comme pour ordonner chaque poil, sourit, avant de prendre place à son bureau, devant la fenêtre.
Il attrape une plume, l'imbibe d'encre, et couche sur le papier des lettres qu'il nous est impossible de voir. Son poing est maintenant serré sur sa joue, sans toutefois porter atteinte à la perfection de sa barbe, ou encore à ses cheveux, coiffés telle une vague se scindant en deux, depuis le milieu du crâne jusqu'aux bords des tempes, soyeux et souples à la fois. De même que dans la pièce voisine, tout est sujet à la minutie, des tapis sur le sol jusqu'au inscriptions au plafond, en passant par les commodes, les livres et les fauteuils.
En allant toujours plus loin au sud, nous découvrons des rideaux tirés, masquant la vue de ce qui se cache derrière. Mais après quelques pièces que l'on devine, grâce aux pierres de la façade, de nouveau des gens s'animent. Cette fois-ci, c'est une pièce bien plus grande que les précédentes qui se présente à nous. Trois personnes sont assises à une table circulaire, et conversent. Une silhouette drapée d'une capuche se tient dos à nos yeux, et fait face à un homme et une femme, à l'autre bout de la table.
A la gauche de l'encapuchonné, des traits féminins attirent notre attention. Une chevelure de diamant, digne des plus grands étalons, longe un corps effilé, et deux perles sanguines charment notre attention. Elle écoute avec une grande attention les paroles de l'homme à sa gauche, et les allez-retours qu'elle opère avec son regard indique qu'elle en fait de même avec les mots qui sortent de la bouche du mystérieux personnage. A droite enfin, le maître de maison du haut de ses cinquante âges, remplit ses obligations, servant parfois une boisson dans une tasse, ou amenant une boîte dans laquelle sont éparpillés je ne sais quels délices croustillants. Il prend la parole :
« Et pourquoi donc pensez-vous qu'il s'agisse là d'une affaire pour une plume ?
_ Monseigneur Harifus, bien que les gens ne connaissent pas vos identités, la simple vue de votre insigne ou de vos broches les font frémir. Tous savent que votre présence n'est pas à prendre à la légère, et qu'on ne fait appel à vous non sans raison. Il en va de même pour ma personne. Je ne me déplacerais pas jusqu'ici, usant à la fois de votre hospitalité et de votre temps, si je ne le jugeais pas nécessaire.
_ Qu'en penses-tu Léana ?
_ Maître, je ne saurais parler en votre nom. Pour autant nous incarnons le principe de vérité dans ses plus ingrats retranchements. Si notre hôte nous exhorte à aller voir de quoi il en retourne, à plus forte raison lorsqu'il travaille pour la royauté, alors au moins pouvons-nous prêter l'oreille.
_ Je vous remercie de votre sollicitude dame Léana.
_ Ne vous laissez point abuser par ses manières. Mon élève est la plus fervente protectrice de notre ordre. Ce n'est pas par charité qu'elle parle, mais par la fièvre de la justice.
_ Maître...
_ Il suffit... Un silence lourd s'installe, et les trois protagonistes se regardent. Léana n'a pas changé ses airs d'un millimètre, et le seigneur Harifus se gratte le menton, réajustant sa barbe blanche, quoi que jaunit au niveau de la bouche et du nez, se donnant le temps de la réflexion.
_ Soit, reprend-il, il se trouve que nous avons une affaire à régler au sein de notre ordre. Peut-être que cette opportunité pourrait nous être profitable à tous les deux. Parlez sans ménagement.
_ Une bien curieuse histoire, si je puis me permettre. En périphérie de Pharisbourg, se trouve un marécage. Là vivait un homme et son fils, tous deux fermiers. Le plus jeune a été découvert pendu, hier soir, et le corps de leur chien profané, sa tête détachée du reste et plantée contre une porte.
_ Je ne vois toujours pas en quoi nous pouvons être utile dans cette affaire, des plus communes de surcroît.
_ La garde est passée voir le lieu du crime, sans chercher à comprendre les motifs ni les circonstances. Ils se sont hâtés de clore l'enquête, et c'est pour cette raison que mon roi m'a dépêché, pour venir implorer votre aide !
_ Effectivement, bien curieuse histoire que celle-ci. Pour autant, je suis surpris que le roi lui-même insiste sur l'importance de cette affaire. Serait-il au fait de choses que vous ignorez, ou voulez nous cacher ? lança le maître de maison, en regardant la fenêtre d'abord, avant de plonger son regard dans celui de son interlocuteur.
_ N'y voyez aucune offense Monseigneur. Votre participation à cette enquête est primordiale, et pour l'amour de mes enfants, je vous garantis que je ne peux pas me permettre de rentrer sans une réponse favorable de votre part !
_ N'essayez pas de nous amadouer avec les détails de votre vie, émissaire. Rappelez-moi l'importance si capitale de notre présence sur ces terres.
_ Il y a un certain nombre d'incohérences dans cette affaire. Assez pour que les circonstances exigent votre expertise. Qui plus est, et je vous joue là ma dernière carte, la fille du fermier meurtri est la préférée de notre roi. Vous comprendrez que son altesse me presse à gagner votre soutien. Ces dernières paroles fragilisent Harifus, qui porte trois doigts tendus à sa tempe et sa mâchoire, laissant son annulaire et son auriculaire repliés sur sa joue. Puis après quelques instants, ses yeux se dérobent à ceux de l'émissaire, pour se fixer à Léana.
_ Je vous conseille d'accepter, laissa-elle deviner d'un mouvement léger de tête.
Le mentor prit une inspiration profonde, avant d'expirer, en laissant glisser les doigts de sa main libre dans les sillons de la table ornée.
_ Alors ainsi soit-il. Je vais ordonner à la meilleure de mes recrues de se pencher sur votre affaire. Nous reviendrons vers vous avec toutes les réponses que vous cherchez. Mais pour l'heure, je ne peux vous laisser rentrer à la cour le ventre vide, ni dans cette mélasse menaçante. Aussi voudrez-vous bien rester pour manger et dormir, dans le but de repartir demain au petit matin. Nous avons des chambres en quantité, vides des âmes qui devraient les habiter.
_ Vous m'en voyez honoré.
_ Allons, prenez congé à présent, visitez les parties non condamnées de notre manoir, l'odeur des mets préparés vous rappellera bientôt à nous. »
L'homme le plus âgé fait un signe de tête à sa protégée, et celle-ci se lève et part en direction des chambres mentionnées précédemment. Elle passe devant celles qui sont inoccupées, puis devant celle de l'écrivain, et s'arrête finalement devant la porte de la pianiste, dont la mélodie a cessé. L'albinos frappe trois fois, et quelques secondes plus tard, l'artiste apparaît, dressée de tout son long. La plus pâle tire une sorte de révérence, et la seconde comprend immédiatement qu'elle est convoquée. Ses pas devancent ceux de Léana, et prennent la direction de la salle de réception. D'un geste raffiné la femme aux yeux rouges referme la porte, et succède à sa compagne.
Les deux plumes cheminent dans les couloirs, un tapis rouge sur un parquet verni désignant le chemin vers la salle mentionnée précédemment. Sur les murs trônent des inscriptions, des poèmes, et d'autres tableaux mettant en scène des héros inconnus. Aucune des deux ne s'arrêtent sur ceux-ci, pressées par l'injonction de leur père spirituel, le seigneur Harifus.
Après quelques minutes, la double porte de la salle de réception s'ouvre, sous l'action de mains plus jeunes, sans doute de nouvelles recrues encore non formées. Le seigneur des lieux se tient devant la baie vitrée, le regard fixé à l'est, semblant presque percer le brouillard de plus en plus dense, les deux bras croisés dans son dos. Les pas de ses disciples ne le font pas bouger d'un millimètre de sa posture. Ses paupières sont légèrement contractées, à la limite du mécontentement, mais il se ravise, avant de se retourner et de parler en ces mots :
« Méhara, il est toujours délicieux de prendre le temps de vous écouter. Vos mélodies sont toujours égales à vous-même, légères et précises. Mais je ne suis pas ici pour vous complimenter. Une nouvelle affaire réclame votre attention.
_ Monseigneur ?
_ Un émissaire du roi est venu, et les inquiétudes du souverain semblent à ce point fondées qu'il quémande notre aide exclusive.
_ Quémande Monsieur, je ne crois pas que nous accédions à ce type de demande ?
_ Effectivement Méhara, je crois qu'il s'agit là du mot juste. s'explique le maître, visiblement agacé. Il se calme pourtant. Je vais faire préparer une calèche pour vous mener en gare de Meatnchick et vous renseigner auprès de notre contact. D'ici vous profiterez du tout nouveau projet des Hammerstone pour gagner Pharisbourg. J'attends de vous que vous démêliez au plus vite cette affaire. Avez-vous des questions ?
_ Non Monseigneur, tout est limpide, et il en sera selon votre bon vouloir.
_ Bien, ce soir nous mangerons en compagnie de l'émissaire royal. Je vous demanderai de ne pas parler affaire, mais de vous concentrer sur l'instant, en déployant les meilleures ne nos manières. »
Une trentaine de minutes après leur conversation, Léana, Méhara, Madeus, Harifus et l'émissaire se rassemblent de nouveau autour de la table. Le maître et son élève sont toujours assis vers l'ouest, l'envoyé du roi à l'est, la pianiste siège au nord et l'écrivain à l'opposé.
« Ce soir nous ne parlerons pas en tant qu'inconnus, mais bien en tant qu'amis. entama Harifus, après avoir frappé trois fois sur sa coupe d'or, du manche de son couteau, de même facture.
_ Aussi souhaiterions-nous savoir votre nom, Monsieur. compléta Madeus, en pliant une serviette dans son col, et une autre sur ses genoux.
_ Et bien je n'y vois pas d'objections, répondit l'intéressé. Je me nomme Hariste Pelgrim. J'ai vu le jour sur les côtes de notre bien aimé continent, un matin fébrile de Souffle-Vie. Mon père était pêcheur, et ma mère cultivait la terre.
_ Vous avez donc perdu vos deux parents ? demanda Méhara, dont l'occupation à rompre le pain n'empiétait en rien sur son attention.
_ Et bien je n'en sais rien, Madame. Je ne les ai plus vus depuis des âges, quand le destin m'a mené à la cour du roi, et mes obligations morales ont dépassé les liens du sang.
_ Les causes que l'on défend nous dépassent invariablement, c'est au moins une vérité que l'on partage tous à cette tablée. ajouta Harifus, dépliant une cartouche étrange, ornée de signes et de reflets charmants.
_ C'est un très bel objet que vous avez là. Savez-vous qu'à la cour on vous dit invincibles ? Nul désir ne peut brûler dans votre âme, nulle inclination au vice, et une maîtrise de vos sens presque surnaturelle....
_ Et bien, coupe le mentor, disons plutôt que pour repousser ses démons il nous faut leur faire face. Ajoutons aussi que certains vices sont plus délicieux à combattre que d'autres. J'ai toujours eu le goût des bonnes choses vous savez, d'aussi loin qu'il m'en souvienne. La capacité des hommes à apprécier simultanément le beau et le bon ne fait-elle pas de nous des être hors normes ? La cartouche que vous vous êtes plu à remarquer, contient dans chacun de ses compartiments les meilleurs tabacs de l'archipel entier. Vous ne voyez d'ailleurs aucune gêne à ce que je fume devant vous ?
_ Pas la moindre, d'autant plus que je vais donc profiter à mon tour de votre goût pour les bonnes choses, n'est-ce pas ?
Tous rient à l'intervention de Monsieur Pilgrim, dont le masque semble être tombé pour une nuit.
_ Et parlez-vous à la cour de l'esprit qui imprègne ses murs, chacun de nos mouvements, parlez-vous seulement de la valeur même de nos idéaux ? poursuivit Madeus.
_ Et bien non, cela ne nous a jamais vraiment traversé l'esprit. Bien que vous inspiriez l'honneur et la conviction, vous dégagez aussi la peur et l'incompréhension. Et je ne parle pas qu'au nom de mon roi, mais bien de tous ses sujets !
_ Plaît-il ? Nos origines trouvent racines dans la culture de la vigne cher ami, peut-il seulement y avoir quelque chose de plus exquis ? Mais je gage que la robe du vin évolue sous la lumière qui la touche. Aussi ne peut-on pas saisir entièrement les choses que l'on ignore.
_ Vous parlez vrai Monseigneur ? Les plumes fondent leur origine sur le vin ?
_ D'où croyez-vous que l'on détient autant de richesse, et d'élégance ? Mais laissez-moi plutôt vous faire voyager dans le temps. Notre fondateur se nomme Haaron Dupuis, et s'est vu recevoir depuis sa naissance une quantité non négligeable de bouteille de vin. Certes vous comprendrez aisément qu'au départ, il ne prit pas conscience de l'importance à venir de ses présents. Du vin pour célébrer sa première année de vie, quelle idée folle pouvait bien être cela ? Pourtant, chaque année passée renforçait un peu plus la fortune à venir, car le prix des crus reçus auraient fait tourner la tête à plus d'un homme. Un événement que je tairai ce soir à pourtant tout fait basculer...
_ Un événement tragique j'imagine ?
Personne ne répond, les regards plongés au fond des verres et des assiettes vides. Puis Harifus se ravise.
_ Allons, je vais voir où en sont les cuissons, et j'en profiterai pour vous faire goûter l'un de nos meilleurs cépages. »
Le fin connaisseur se lève, soulevant sa chaise sans la faire racler le sol, opère un moulinet de son poignet, dans le but d'éteindre sa cigarette, et redescend au niveau des cuisines. Une propreté rare pour l'époque nous saute d'abord aux yeux. Des ustensiles brillants sont accrochés à leur juste place, les gens du service bougent avec harmonie, sans jamais se gêner dans leurs mouvements réciproques. L'odeur de volaille et de sa sauce succulente annonce au maître que tout se présente sous le meilleur des auspices, et c'est d'un pas plus sûr qu'il prend maintenant la direction de la cave. Des marches plongent vers une partie éteinte du manoir, d'où provient une odeur caractéristique, venant écarquiller les pupilles du marcheur.
C'est dans une obscurité presque totale que le prestigieux buveur s'avance, sans jamais se heurter aux parois que l'on devine pourtant, ni aux étagères regorgeant de beautés liquides. Quelques instants plus tard, le caviste arrive à la fin de son domaine, où une sorte d'autel se dresse. Là l'homme craque une allumette, qui sous l'effet d'une lumière jaillissante, nous permet d'observer sept bouteilles distinctes. Le porteur de lumière se saisit de l'une d'entre elle, avant de replonger la pièce dans son voile de noirceur, et remonte avec la même aisance qu'à sa descente.
Quelques heures ont passé depuis le début du repas. Méhara décide de prendre congé, saluant la modeste assemblée, et se dirige vers sa chambre, succédée par Madeus. Elle avance, le vin troublant délicatement ses sens, et s'apprête à en franchir la porte, lorsqu'une main la retient. L'homme passe sa main gauche dans les cheveux de la femme d'une trentaine d'années, laisse glisser ses doigts jusqu'à son visage, relie des yeux les tâches sur sa peau, et descend jusqu'à sa taille. De l'autre il prend la main de sa dulcinée, la colle au mur, avant de soulever complètement sa compagne, d'une taille équivalente à la sienne, et de la porter jusqu'à sa couche. Les deux amants se regardent, longuement, avant qu'un baiser ne soit osé. Des doigts dessinent le contour d'une bouche, avant qu'une autre ne vienne s'y presser.
Dehors la lune est leur témoin, et la lumière traverse la fenêtre ; la brume est à présent dissipée.
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