Ch.2.6

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VIII

Le temps ne voulait pas défiler.

Alda voulut se changer les idées. Elle avait déjà récité intérieurement son discours des dizaines de fois et il n’y avait plus aucun sens à continuer. Elle ouvrit la grande porte vitrée du salon vert pour respirer l’air frais depuis une des nombreuses terrasses dominant la place de l’horloge.

La vue était incroyable, les quatre quartiers vivaient en miniature, elle aperçut même au loin les montages acérés de Dragenius de l’autre côté de la plaine d’Horlon, bordant la frontière entre Soldore et les contrées de Silvice.

Les habitants au sol semblaient être des milliers de fourmis, formant un ensemble mouvant et coloré. Un point bleu attira son attention, il lui était familier.

Il se dirigeait tout droit vers l’horloge du conseil, d’un pas décidé, sillonnant la foule avec aisance.

Elle se pencha contre la rambarde pour suivre son avancée.

Il prit à sa droite au niveau de l’entrée de la tour, et disparu dans les épais feuillages décorant les abords du bâtiment, puis ressurgit au-dessous d’elle, agrippé au mur, à une vingtaine de mètres de la terrasse sur laquelle elle l’observait.

Il escaladait la paroi de l’horloge avec une agilité surhumaine et s’élevait dans sa direction.

C’était la même ombre qu’elle aperçut la veille sur les toits, elle en était persuadée.

Pris d’un frisson, elle rentra et verrouilla la porte vitrée.

— Madame Resmond ? Tout va bien ?

L’intendant était arrivé dans le salon sans qu’elle s’en rende compte.

— Oui oui… je prenais simplement l’air.

— Il est l’heure. Ils sont prêts à vous recevoir.

La salle du conseil était plus grande que ce qu’elle avait imaginé. La vingtaine de mètres entre le sol et le plafond laissait resonner ses pas, jusqu’à ce qu’elle arrive sur un promontoire semblable au banc des accusés d’un tribunal. Devant elle, plus en hauteur, baignée de lumière traversant les vitraux, trônait une longue table disposant de neuf places, dont une seule était prise. Alda s’attendait à ce que le conseil complet assiste à sa présentation, elle en fut autant soulagée que déçue.

L’homme assis au centre se redressa sur son fauteuil et observa minutieusement l’arrivante.

L’intendant grimpa jusque derrière lui et annonça l’identité d’Alda, puis posa un document devant ses yeux.

— Alda Resmond… (il marmonnait pendant qu’il feuilletait le dossier) Ah ! Oui, c’est elle. Qu’on appelle Belvino ! ordonna-t-il en s’adressant au servant debout derrière lui.

— Madame Resmond, avant que vous ne commenciez à nous présenter votre projet, je vais introduire notre invité qui devrait arriver d’une minute à l’autre ainsi que moi-même. Je suis Loracio Taturne, conseiller de l’ordre des scientifiques minérales. Monsieur Belvino Mercante sera présent en sa qualité de fondateur et directeur de l’entreprise CoroVita. Votre dossier nous semblait tout à fait intéressant et son point de vue sera inestimable.

« Un industriel ? Pourquoi un industriel s’invite-t-il au conseil ? »

Alda connaissait très bien CoroVita. Tout le monde connaissait CoroVita. Les plus gros champs de cultures de l’Est de Soldore et des terres de Dunad se faisaient racheter un à un, les transformants en usines à nourriture de masse. À Port-Estima, un de leur plus grand atelier de pêche du pays vidait chaque jour plusieurs tonnes de poissons et autour de Prometus, leurs complexes d’abattages massacraient des races animales entières. Les fermiers le savaient, et nombre de scientifiques verts tiraient l’alarme. CoroVita détruisait complètement ce qu’il restait des sols exploitables.

Il était facile pour Alda de deviner la raison de sa présence ici.

Belvino Mercante entra dans la salle. Ses cheveux grisonnants coupés courts surlignaient la dureté de son regard, Alda ne sût s’il était naturellement effrayant ou s’il voulut l’impressionner.

Le conseiller était toujours en train d’observer la scientifique. Une fois que l’industriel fût assis à côté de Loracio Taturne, elle distinguait clairement la même intention dans leurs yeux, un mélange de curiosité, de sévérité et de convoitise.

— Bien, nous pouvons commencer. Madame Resmond, nous avons eu une note concernant vos travaux menés en dehors de tout cadre officiel. Selon la loi et les règles des sciences, nous aurions dû vous arrêter immédiatement et saisir vos résultats, mais vous êtes ici devant nous puisque l’objet de vos recherches nous est d’un grand intérêt.

Alda sentit son cœur battre à une vitesse qu’elle ne lui connaissait pas, endolorissant sa poitrine et rendant difficile sa respiration.

— Vous allez maintenant nous expliquer. (Loracio remit ses lunettes sur son nez pour fixer plus intensément la scientifique) Est-il vrai que vous avez réussi à découvrir un procédé permettant la pousse quasi instantanée de n’importe quelle plante ?

Belvino se redressa sur son siège, captivé et impatient que sorte les premiers mots de la bouche de l’entendue. Ses yeux s’exorbitaient, comme si sa vie dépendait de la suite de la conversation.

Le silence précédant la question écrasa Alda, le tambourinement dans sa poitrine semblait réverbéré dans tout l’espace.

C’était le moment où tout se jouait.

— Eff… oui, monsieur… monsieur le conseiller, bégaya la scientifique verte. J’ai mené ces recherches en secret et ai réussi à de nombreuses reprises à obtenir une plante mature en quelques secondes à partir d’une graine ou d’une jeune pousse, parvint-elle à expliquer malgré sa gorge nouée.

Les deux hommes retenaient leur souffle, suspendus à ses mots.

— Faites-nous une démonstration, qu’attendez-vous ?! s’impatienta Belvino.

Alda sortit une pochette de son large bagage, qu’elle ouvrit sur la table devant elle. Elle disposa un pot plein de terre puis planta en son centre une graine de mahris. Elle sortit de la poche une fiole remplie d’un liquide violacé, qu’elle débouchonna de ses mains tremblantes.

Les deux spectateurs se levèrent, fixant toujours plus intensément la démonstration.

Quelques gouttes humidifièrent la terre et au terme de quelques secondes d’attente paraissant infinie, elle remua. Il en émergea une tige mouvante à vue d’œil, qui grandit jusqu’à atteindre près d’un mètre de hauteur. Chaque dix centimètres environ, d’autres tiges se dressèrent parallèlement, fleurissant, fanant, puis enfin donnant de beaux fruits de mahris, semblable à ceux issus d’une récolte baignée de soleil éternel des terres de Dunad.

— Incroyable ! C’est un miracle ! s’écria Belvino, qui écarquillait les yeux de façon presque inhumaine.

— Impressionnant, comment est-ce possible ? Resmond ! Veuillez nous expliquer maintenant ! Donnez-nous la formule ! ordonna Loracio en haussant la voix qui résonna dans la salle.

— Non, répondit instinctivement Alda.

— Que… comment ?! Non ?

Les deux hommes se regardèrent interloqués.

— Il n’est pas le moment de faire de l’humour madame Resmond, continuez votre exposé et détaillez votre formule, reprit plus calmement le conseiller.

— Non, lança-t-elle de nouveau courageusement, malgré les tremblements qui parcouraient son corps. Je suis consciente d’être devant vous aujourd’hui non pas au titre d’une présentation de recherche officiel, mais grâce au caractère exceptionnel de ma recherche personnelle. C’est pourquoi j’ai une demande tout aussi exceptionnelle à formuler.

— Je pense que vous ne vous rendez pas compte de la situation madame, mais continuez… réprima Loracio nerveusement, en commençant à perdre patience.

Alda prit une grande inspiration avant de poursuivre.

— Je crois comprendre ce qu’est devenue cette assemblée, et même si j’espère que tout le conseil scientifique minéral n’a pas vrillé à ce point, je sais bien ce que vous ferez de mes travaux une fois que je vous les aurais cédés. La présence de monsieur Mercante à cette présentation n’est pas désintéressée, n’est-ce pas ? J’ai peu de mal à imaginer les bénéfices d’une telle découverte pour vos usines et pour l’entreprise CoroVita.

Loracio et Belvino se regardèrent et éclatèrent d’un rire sonore et macabre, qui emplit Alda de frissons.

— Non effectivement, ce n’était pas compliqué à deviner, répliqua le conseiller. Maintenant, veuillez exposer votre demande ? J’espère qu’elle est censée et astucieuse, parce que je ne vois pas comment vous pourriez échapper à l’emprisonnement et à la torture, à moins que vous ne donniez votre formule tout de suite. Et encore… il repartit plus fort dans un rire sonore et malsain, accompagné par l’industriel.

Alda ne sentait plus son corps. Ses mains moites se resserraient sur la table, dans un mélange d’effroi et de colère.

— Je vous donnerais la formule seulement si elle permet à tous d’en profiter. Les industries comme CoroVita pourront l’utiliser, tout autant que les petits fermiers, marchands ou habitants. Cette découverte peut éradiquer la faim dans le monde, et je ne peux concevoir qu’elle soit la propriété unique d’un chef d’entreprise ! Tout ce que je demande, c’est un laboratoire afin d’améliorer mes travaux ainsi que le paiement des ingrédients requis.

— Votre naïveté est touchante, grinça Loracio accompagné d’un sourire malsain. Gardes ! Qu’on l’emmène discrètement en salle d’interrogatoire.

Alda était sous le choc, et dans l’impossibilité de bouger son corps.

— J’ai brulé toutes mes notes avant de venir, je suis la seule à connaître la formule ! tenta-t-elle.

— C’est bien pour ça que nous allons devoir vous rendre plus… coopérative. Dépêchez-vous ! Qu’on l’emmène !

Deux gardes lourds surgirent dans le dos de la scientifique désemparé. Elle ne pouvait concevoir que tout se finisse ainsi, au fond d’une prison impérial. L’échange avait été encore pire que tout ce qu’elle s’était imaginé. Tout ce qu’on lui avait dit sur le conseil, le prestige de ses scientifiques, la grandeur de ses découvertes, la beauté de l’horloge d’Horlondreg… tout était faux. À la place, elle découvrit la cruauté, la convoitise, la manipulation. Un monde s’écroulait, toute envie de se battre disparut instantanément.

Une colère incontrôlable apparut violemment dans son esprit.

Elle saisit le flacon rempli de ce qu’il restait de la formule tant convoitée, et le fracassa à la tête d’un des deux gardes.

Il fit un mouvement de recul, s’essuya la figure du liquide violacé, et observa la scientifique l’air incrédule.

Tout à coup, le visage du soldat se tordit de douleur.

Il tomba à genoux, et hurla à la mort. Ses traits changèrent à vue d’œil, des rides se formèrent sous ses yeux, ses joues s’affaissèrent et sa peau vieillissait. De ses oreilles, des touffes de poils commencèrent à se montrer, suivies d’une coulée de sang. Rapidement, il semblait ne plus parvenir à soulever son propre corps, et s’affala au sol, dans des convulsions terribles. Sa chair disparaissait petit à petit, laissant au terme de quelques longues secondes effroyables, un squelette sans vie à l’intérieur de l’armure impériale.

Alda fut horrifiée, un vertige lui arracha le ventre et la plia en deux.

L’autre soldat ne comprenait pas ce à quoi il avait assisté.

— Elle vient de commettre un meurtre !! Emprisonnez-la !

Soudainement, une détonation gronda au-dessus d’eux, suivie d’un violent tremblement. Tous eurent à peine le temps de lever les yeux au plafond qu’il se fracassa sous le poids du cadran de l’horloge du conseil qui le traversait, accompagné par une multitude de débris monumentales.

Les vitraux volaient en éclat, les pierres éclatèrent dans un vacarme infernal, et la table ou se situait Loracio et Belvino fût balayé en quelques secondes et ensevelit sous une montagne de gravas. Le souffle du choc propulsa Alda et son tortionnaire plusieurs mètres en arrière.

L’ouverture qui venait de se former au toit permettait d’entrevoir le sommet du monument. Alda, qui était encore consciente contrairement au garde qui s’était rompu le coup, aperçut le pic de l’horloge, qui n’en avait plus du tout l’air : un énorme trou laissait désormais s’échapper de grandes flammes et une fumée épaisse là où auparavant trônait la fierté d’Horlondreg.

Dans un craquement terrible, elle devinait que la suite des débris instables allaient bientôt venir s’écraser en contrebas.

Elle utilisa ses dernières forces pour défoncer la porte de la salle du conseil et sauter dans l’escalier avant qu’un vacarme assourdissant n’ensevelisse ce qu’il restait de la pièce.

Elle n’était pas indemne, mais elle était en vie.

À l’inverse des gardes, de l’intendant, de Loracio le conseiller, de Belvino l’industriel, et de qui d’autre encore ?

L’horloge du conseil des sciences minérales était tombée.

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