Un violon à tout prix Acte unique
(Hébert, mains derrière le dos, regarde les pianos et les guitares)
La vendeuse : Vous cherchez un piano ou une guitare ?
Hébert Ni l’un, ni l’autre. Je cherche un violon.
La vendeuse Un violon.
Hébert Oui, un violon.
La vendeuse (Le dévisageant. Ton inquisiteur) Ce n’est pas pour vous, au moins ?
Hébert (Surpris) Euh… non.
La vendeuse Je me disais bien. Vous n’avez pas du tout une tête à jouer du violon. (Hébert va pour dire quelque chose. Nouveau ton inquisiteur) Pour qui voulez-vous l’acheter ?
Hébert (Même attitude) P… Pour ma femme.
La vendeuse Pour votre femme ! Tiens donc ! Elle joue du violon ?
Hébert Oui… et même très bien.
La vendeuse (Sceptique) Et même très bien… Je demande à voir… Elle joue dans un orchestre ?
Hébert Elle fait partie d’un quatuor.
La vendeuse Professionnel ?
Hébert Amateur.
La vendeuse (Avec un certain dédain) Musicienne du dimanche, alors.
Hébert Elle en joue les weekends.
La vendeuse Ça va, ne chipotez pas. C’est toujours une musicienne du dimanche. (Un temps) Bon. Vous voulez lui acheter un violon.
Hébert Oui.
La vendeuse Parce qu’elle n’est pas assez grande pour l’acheter elle-même ?
Hébert
C’est pour lui faire une surprise. C’est son anniversaire.
La vendeuse Ah, une surprise, je comprends mieux. (Un temps) Désolée, mais c’est non.
Hébert Non quoi ?
La vendeuse Je ne peux pas vous le vendre. Je ne vends mes instruments qu’aux musiciens. Donc, il faut qu’elle vienne si elle veut en acheter un.
Hébert (Interloqué) Mais enfin, je ne comprends pas.
La vendeuse Vous ne comprenez pas, hein ? C’est pourtant logique. Est-ce que vous vendriez une voiture à quelqu’un qui n’a pas son permis de conduire.
Hébert Pour sûr non.
La vendeuse Eh bien voilà. Moi je ne vends pas mes instruments à celles et ceux qui ne savent pas en jouer. (Petit temps) Mettez-vous à ma place, j’ai une réputation à tenir, je ne peux pas me permettre de vendre un piano, ou une guitare, ou même un violon au premier venu. Donc, votre femme devra venir en personne pour l’acheter. (Petit temps) Après m’avoir prouvé qu’elle sait en jouer, bien entendu.
Hébert Mais où est la surprise que je veux lui faire ?
La vendeuse Trouvez-lui autre chose : un foulard, un sac, un parfum, un gros bouquet de roses.
Hébert Non, non et non. C’est un violon que je veux lui offrir.
La vendeuse Elle n’en a pas déjà un ?
Hébert Mais si !
La vendeuse Alors, pourquoi lui en acheter un autre ? Elle l’a fendu ? Elle a tordu l’archet ?
Hébert Mais non, il est parfait, il a un son très pur.
La vendeuse Alors pourquoi lui en acheter un autre !
Herbert (Regardant les chaussures de la vendeuse) Madame, avez-vous d’autres paires de chaussures ?
La vendeuse Oui, j’en ai douze autres.
Hébert Pourquoi autant ? Celles-ci semblent vous aller très bien.
La vendeuse Vous avez raison, un point pour vous. Après tout, si votre femme veut avoir plusieurs violons, rien ne l’en empêche. Il n’y a aucune limite ; de même que pour les pianos, les guitares et les harpes. Il n’empêche, cher monsieur, que c’est votre femme qui doit venir l’acheter… A moins que…
Hébert A moins que ?
La vendeuse A moins que vous m’apportiez une déclaration sur l’honneur signée et datée par votre femme, certifiant qu’elle joue du violon.
Hébert C’est cela. Et pour la surprise, je peux repasser.
La vendeuse Vous m’en voyez désolée.
Hébert Dans tous les magasins de musique c’est pareil ?
La vendeuse Pareil quoi ?
Hébert Qu’on ne vende les instruments qu’à celles et ceux qui savent en jouer ?
La vendeuse Je ne sais pas ce que font mes confères. Par contre, je peux vous vendre un jeu de cordes.
Hébert Non merci. À la rigueur j’en aurais achetées, en plus du violon.
La vendeuse (Levant les bras au ciel) Hélas ! (Un temps) Ah ! Vous pourriez lui acheter un métronome.
Hébert Elle en a plein.
La vendeuse Un diapason.
Hébert Plein aussi.
(La vendeuse ouvre un tiroir, et sort un diapason à fourche)
La vendeuse Je suis sûre qu’elle n’a pas ce modèle qui nous vient tout droit du Japon. Regardez : cette fourche-là, donne le La bémol ; et cette fourche-ci, donne le Si bémol.
Hébert Où est le La ?
La vendeuse Entre les deux, monsieur. Ecoutez, si on frappe cette fourche… (Elle joint le geste à la parole ; on entend un son) … On entend un Si bémol, équivalent au La dièse. Il suffira alors de baisser la corde d’un demi-ton et l’on obtiendra le La naturel. Par contre, si on frappe cette fourche… (Elle joint le geste à la parole ; on entend un son différent) … On entend un La bémol. Il suffira donc de lever la corde d’un demi-ton pour obtenir le La naturel. C’est un excellent moyen d’acquérir l’oreille absolue.
Hébert Trop compliqué ; et puis, ma femme a déjà l’oreille absolue.
La vendeuse Ah… Et pourtant vous m’avez dit qu’elle a plein de diapasons.
Hébert Et alors ? Il y a de femmes qui ont de très beaux cheveux, et achètent des perruques !
La vendeuse Très vrai. Deux points pour vous. Décidément, vous êtes un bon, monsieur.
(Petit silence)
Hébert Donc, pour le violon de ma femme… (Il laisse la phrase en suspens)
La vendeuse (Levant les bras au ciel) Je ne peux rien faire.
Hébert Tant pis, j’irai voir ailleurs.
La vendeuse (Petite pointe de déception) Et vous ne m’achetez rien ?
Hébert Non. Je suis venu ici pour acheter un violon ; vous ne pouvez pas me le vendre ; donc, je vais l’acheter ailleurs.
La vendeuse Ce ne sont pas des choses qui se font, monsieur. Voilà cinq minutes que je vous ai consacrées, et vous vous repartez sans rien m’acheter. Comment vais-je justifier cette perte de temps auprès de mon patron ?
Hébert C’est votre affaire madame. Je vous répète que je suis venu pour acheter un violon que vous ne voulez pas me vendre ; alors, tant pis pour les cinq minutes que vous avez perdues. A la rigueur vous auriez mis un écriteau devant la vitrine, indiquant que vous vendez vos instruments aux seuls musiciens, vous ne verriez entrer que des musiciens.
La vendeuse C’est-à-dire, un ou deux clients au maximum, car vous ne savez probablement pas que les neuf dixièmes des clients qui entrent, ne savent pas jouer de la musique. Ils achètent les instruments pour apprendre à en faire. Tenez, si vous m’aviez dit que le violon était pour vous, car vous vouliez apprendre à en jouer, je vous l’aurais vendu… Bien entendu contre une déclaration sur l’honneur signée par vous.
Hébert (Ironique) C’est cela. Et j’aurais dû revenir dans six mois, pour vous faire entendre mes progrès.
La vendeuse On n’en demande pas autant. On a confiance en nos clients.
Hébert Désolé, mais je n’ai aucune envie d’apprendre à jouer du violon, ni celle de vous signer une quelconque déclaration. Donc… (Il laisse le mot en suspens)
La vendeuse Donc ?
Hébert Je vais aller acheter le violon pour ma femme chez l’un de vos confrères.
La vendeuse Sans rien m’acheter ?
Hébert Sans rien vous acheter.
La vendeuse Vous n’avez pas le droit.
Hébert Pardon ?
La vendeuse (Menaçante) Vous n’avez pas le droit de partir d’ici sans m’avoir acheté quelque chose.
Hébert Vous plaisantez ?
La vendeuse (Même ton) Je suis très sérieuse ! Un magasin n’est pas un moulin où l’on entre et l’on sort à sa guise. C’est un endroit respectable, où les vendeurs sont là pour vendre, et les acheteurs pour acheter.
Hébert (Petit rire narquois) Allez dire cela aux bijoutiers chez qui j’adore regarder montres, colliers, bagues et bracelets, pour le seul plaisir de me rincer l’œil gratis pro Deo.
La vendeuse Sans doute vous êtes tombé sur des vendeuses ou des vendeurs laxistes et je m’en foutistes. A leur place je vous aurais forcé à acheter quelque chose.
Hébert Comme vous le faites ici.
La vendeuse Parfaitement.
Hébert Je vous rappelle néanmoins, que, contrairement à ce que je fais chez les bijoutiers, je suis venu chez vous pour acheter un violon que vous refusez de me vendre. Et pourtant, j’y aurais mis le prix.
La vendeuse Le prix ?
Hébert Le prix.
La vendeuse Très bien. Je vais vous le vendre, votre violon. Attendez-moi ici.
Hébert Ah, vous devenez raisonnable.
La vendeuse Très raisonnable. (Elle sort et revient avec un étui qu’elle pose sur la table. Elle l’ouvre, sort le violon qui se trouve à l’intérieur et le montre à Hébert) Voilà un violon.
Hébert (Le contemple) Il est très beau. A-t-il un bon son ?
La vendeuse Je ne peux pas vous le dire, je ne suis pas violoniste… et vous non plus. Alors, à moins que votre femme ne vienne l’essayer… (Elle laisse la phrase en suspens)
Hébert Je vous ai dit que je veux lui faire une surprise.
La vendeuse D’un autre côté, c’est un violon fabriqué par un luthier Auvergnat.
Hébert Ah. Ils ont la réputation d’être de bons luthiers ?
La vendeuse Je l’ignore. Celui qui a fabriqué ce violon, avait des grands-parents originaires de Crémone.
Hébert (Hébété) Ah.
La vendeuse Crémone… J’ai dit : Crémone
Hébert (Même ton) Ah, Crémone.
La vendeuse Crémone, ça ne vous dit rien ?
Hébert Oui, ça se trouve en Italie.
La vendeuse Stradivarius ?... Guarnieri del Gésu ?... Ces noms ne vous disent rien ?
Hébert (Après réflexion) Ah oui, le premier fabriquait des violons.
La vendeuse Le second aussi.
Hébert Ah.
La vendeuse Donc ?
Hébert (Hébété) Donc ?
La vendeuse Luthier Auvergnat originaire de Crémone… (Elle laisse la phrase en suspens)
Hébert Ah !! Egal : bons violons !
La vendeuse Et voilà !
Hébert Bon.
La vendeuse Alors, vous le prenez ?
Hébert Combien coûte-t-il ?
La vendeuse Vingt-trois mille huit cent trente euros… mais je vous le fait à vingt-trois mille huit cent.
Hébert (S’étranglant) Quoi ??? Mais ce n’est pas un violon Auvergnat que vous me vendez-là, mais un Stradivarius !
La vendeuse Vous plaisantez ? Un Stradivarius vaut cent fois plus ! (Un temps) Alors, vous le prenez ?
Hébert Jamais de la vie. Vous n’en avez pas d’autres… un peu plus abordables ?
La Vendeuse Oui, entre mille cinq cent et deux mille euros.
Hébert (Soulagé) Ah ! C’est la somme que je m’étais fixée. Puis-je en voir quelques-uns ?
La vendeuse Non monsieur.
Hébert Non ?... Et pourquoi ?
La vendeuse (Sérieuse) Vous m’avez dit en rentrant, que vous êtes venu pour acheter un violon. C’est bien ça ?
Hébert C’est cela, en effet.
La vendeuse Vous m’avez dit également que vous y mettriez le prix.
Hébert Pas n’importe lequel !
La vendeuse Vous ne l’avez pas précisé. Vous avez dit : « J’y mettrai le prix. » Oui ou non ?
Hébert Oui.
La vendeuse Alors, vous achetez ce violon un point c’est tout !
Hébert (Hurlant) Jamais de la vie !
La vendeuse (Menaçante) Très bien, dans ce cas j’appelle la police !!
Hébert (Dans un rire) La police ? Qu’est-ce que vous voulez leur dire ? : « Monsieur refuse d’acheter ce violon à vingt-trois mille huit cent trente euros. » ? Elle va vous embarquer pour outrage à agent ; ou plutôt, pour dérangement d’agent de police sans motif valable.
La vendeuse A mon avis, c’est vous que la police va embraquer. Je leur dirai que vous n’êtes venu dans ce magasin que dans le but de me harceler. (Hébert va pour dire quelque chose) Oui monsieur : harceler. Vous ne voulez rien acheter de tout ce que je vous propose. Vous êtes ici uniquement pour me faire parler, et prendre le temps de me reluquer, et fantasmer libidineusement sur ma nudité.
Hébert Mais vous vous trompez ! Ce ne sont pas mes intentions. Je suis venu acheter un violon pour l’anniversaire de ma femme.
La vendeuse Ce sera votre parole contre la mienne.
Hébert (Qui commence à paniquer) Vous ne pouvez pas dire cela. C’est injuste, immoral.
La Vendeuse Et vous, c’est moral ce que vous faites ? Pour vous être agréable, pour que vous puissiez faire la surprise à votre femme, je bafoue les principes de ce magasin, en acceptant de vous vendre un violon, bien que vous ne sachiez pas en jouer. Et pour quel résultat ? Pour que vous me crachiez à la figure que vous ne voulez plus l’acheter. (Hébert va pour dire quelque chose. Elle hausse le ton) Alors que vous m’avez dit que vous étiez prêts à y mettre le prix (Elle le fixe) Alors, achetez ce violon ou j’appelle la police !
Hébert (Presque en pleurant) Il est trop cher ! Je n’ai pas les moyens de l’acheter ! (Implorant) Ecoutez, je suis prêt à vous acheter autre chose… Tenez, le diapason Japonais. Vous êtes d’accord ?
La vendeuse (Avec un grand sourire) Tant que vous ne ressortirez pas les mains vides… (Elle range le violon dans son étui, ouvre le tiroir et sort le diapason. Avec un plus grand sourire) Voilà monsieur.
Hébert (S’épongeant le front) Combien je vous dois ?
La vendeuse (Prenant le catalogue) Voyons… Voyons… Ce modèle unique… Ça y est : douze mille trois cent deux euros et seize centimes… Mais je vous le fait à douze mille trois cent.
Hébert (Pâle comme la mort) Dou… Dou… Douze mille trois… trois… trois cent euros ? Mais c’est de la folie !
La vendeuse Je vous rappelle qu’il vient du Japon, et que chaque fourche donne une note différente. (Elle fait vibrer l’une des deux fourches) Celle-ci le La bémol… (Faisant tinter la seconde) Et celle-là, le Si bémol.
Hébert Vous vous êtes trompée. Cette fourche-ci le Si Bémol, et cette fourche-là, le La bémol.
La vendeuse Très juste ! Ça vous fait trois points en tout. (Elle lui fait un clin d’œil) Et trois points, ça vous donne le droit… attendez… (Elle consulte un autre catalogue) … vous donne le droit… Ça y est ! D’acheter l’instrument de votre choix, et de choisir parmi la gamme que nous possédons, celui qui sera le plus adapté à vos moyens.
Hébert (Un peu ‘’sonné’’) C’est-à-dire ?
La vendeuse (Tout sourire) Vous vouliez acheter un violon pour votre femme, eh bien, je vais vous montrer tous nos modèles, et vous choisirez celui qui vous plaît le plus au prix qui vous convient le mieux.
Hébert (Incrédule) C’est vrai ?
La vendeuse (Toujours affichant un sourire) Oui monsieur. Êtes-vous toujours d’accord ?
Hébert Oui.
La vendeuse Bien. Attendez-moi ici, bien gentiment. Je vais vous montrer tous nos modèles.
(Elle sort. Le téléphone d’Hébert sonne)
Hébert Allô ?... Où je suis ? En train d’acheter un cadeau pour ton anniversaire… Ah, je ne vais pas te dire lequel, c’est une surprise… Eh oui, je sais que tu aimes les surprises, surtout lorsque c’est moi qui te les fais… Quoi ?... Mais enfin, mon amour, si je te le dis, ce ne sera plus une surprise, tu ne crois pas ?... Pardon ?... Ton père, oui, que t’a-t-il acheté ?... Un violon ?... Ah ben oui, forcément, si je t’en achète un moi aussi, ce ne sera plus une surprise… Et puis du coup ça t’en fera trop… (Toussotant) Non, non, ce n’était pas ça ma surprise… (A lui-même) Tu parles ! Qu’est-ce que je vais pouvoir lui trouver, maintenant ?... (A Sa femme au téléphone) Euh, oui, oui, ma chérie ! Je t’aime aussi. En tout cas, merci de m’avoir prévenu. (Il raccroche) Allez, que je parte d’ici le plus vite possible, avant que cette cinglée ne revienne avec sa cargaison de violons.
(Il sort discrètement. La scène reste vide quelques instants. La vendeuse revient en poussant un diable sur lequel elle a posé cinq ou six violons)
La vendeuse Voilà déjà un premier assortiment de violons que… (Elle réalise qu’Hébert n’est pas là) Monsieur ?... Monsieur ?... (Pas de réponse) Ah le sagouin ! Ne me dites pas qu’il est parti !! (Elle cherche) Monsieur, vous êtes là ? (Elle se penche en dehors du magasin) Il est au bout de la rue, ce malotru ! Avec tout ce que j’ai fait pour lui, voilà comment je suis remerciée.
RIDEAU
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