La jeune fille et l'artiste
Le premier jour
La jeune fille demanda timidement à sa mère :
— Pourrais-tu me dessiner une chanson ?
Pour pouvoir exister en tant qu’adulte, elle devait affronter sa génitrice. Elle était prête à rentrer dans son monde avec une requête. Sa mère pourrait peut-être la voir à travers sa chanson préférée. Elle la défia d’en matérialiser le refrain dans une de ses toiles. Cette idée lui était apparue en rêve, comme un moyen d’amener celle dont elle voulait se libérer dans son univers.
— J’imagine que tu as choisi la chanson de Nacash.
La jeune fille avait recopié le refrain sur un bout de papier et sa mère le lut attentivement.
« Elle imagine, elle imagine
La chaleur immobile des villes blanches
Elle imagine
Ces musiques aux fenêtres
Les chagrins et les fêtes
Sous le soleil. »
La pendule du salon semblait étirer les secondes. Après un moment de réflexion, sa mère lui répondit :
— Il me faudra du temps pour essayer de représenter une aussi belle chanson. Laisse-moi cinq jours. En contrepartie, j’aimerais que tu fasses également quelque chose pour moi : chaque matin, pendant les cinq jours, tu me mettras des mots sur une nouvelle œuvre d’art. Tu me raconteras leurs histoires. Tu pourras choisir les trois premières, je les deux dernières viendront de moi.
La jeune fille était tellement heureuse d’avoir pu capter l’attention de son artiste de mère qu’elle accepta sa proposition. Jamais elle n’avait envisagé, ne fût-ce qu’un instant, de la suivre dans son domaine de prédilection, la peinture. Mais elle pouvait répondre à cette demande sans utiliser des pinceaux.
Contrairement à sa mère, régulièrement parée de grands foulards colorés, la jeune fille préférait s’habiller dans la palette des tons de bleus. Au quotidien, elle affichait ainsi leurs différences. D’un tempérament calme et rêveur, elle se dit que raconter des images avec des mots était un défi réalisable pour elle.
…
Son premier choix était évident. C’était une peinture au sable qui avait été rapportée, par son père
d’un de ses voyages en Afrique. Elle était sous ses yeux, suspendue à un mur en crépis gris-anthracite. La jeune fille se plaça devant la toile en se demandant si l’artiste avait essayé de se représenter la chaleur régnant là-bas. Puis, elle eut un doute en observant les couleurs utilisées.
Cette scène de vie se passait-elle en journée ou en soirée ?
Sur le tableau, deux huttes en paille étaient séparées par une rivière. Devant la première, deux femmes discutaient, l’une d’entre elles portant une cruche d’eau sur la tête. À leur droite, un homme était adossé à la case africaine située au premier plan. Sur l'eau paisible, une silhouette debout poussait, à l’aide d’un long bâton, une fragile embarcation. Le soleil blanc, brillant dans le bleu clair du ciel, alors que les arbres s’enveloppaient d’une couverture bleu marine, comme si la nuit prenait tout doucement possession du paysage perturbait la jeune fille.
Des voiles de couleurs, tantôt jaunes, tantôt rouges, représentaient le feuillage des arbres en arrière-plan. Ces tons chauds se reflétaient au centre de la toile et l’inondaient de lumière. Le tableau lui sembla tout à coup bien plus complexe qu’elle ne l’avait pensé. Heureusement, sa mère lui avait laissé jusqu’au lendemain à midi, pour raconter son histoire de cette première œuvre.
…
Le soir, la jeune fille coucha ses préoccupations dans le petit cahier caché à côté de son lit, ses premières impressions concernant la peinture sur sable, ses interrogations. À peine endormie, le tableau se matérialisa en rêve. L’homme adossé à la case s’avança vers elle, lui tendant la main en l’invitant à le rejoindre dans la toile.
— Bonjour jolie gazelle. Je m’appelle Ali. Je somnolais dans mon œuvre lorsque j’ai senti ton regard posé sur moi. La perplexité que j’ai lue dans tes yeux m’a incitée à venir te voir cette nuit.
La jeune fille, consciente de rêver, ne s’effraya pas de l’arrivée d’Ali. Au contraire, elle trouvait le jeune africain aimable et avenant.
— J’essayais, dit-elle, d’imaginer l’histoire de ton tableau. Ton soleil blanc me perturbe. Mais est-ce vraiment un soleil ?
— Si tu veux la réponse, prends ma main et rejoins-moi, répliqua-t-il.
Au contact de celle d’Ali, la main de la jeune fille parut encore plus pâle. En moins d’une seconde, elle entra dans son œuvre et en ressentit un début de fraîcheur enveloppante. Le sol rejetait, à travers la plante de ses pieds, la chaleur accumulée pendant la journée.
— Regarde les jolies silhouettes élancées des femmes de mon pays. Elles ont la grâce et la légèreté des gazelles ; c’est pourquoi nous les surnommons ainsi.
La jeune fille contempla le paysage. Ici, les gens vivaient à l’extérieur, à l’ombre d’arbres centenaires les protégeant des rayons du soleil. Elle s’approcha de la première hutte, la fraîcheur s’accentue, la faisant frissonner. S’en éloignant, elle se dirigea vers le panier peint à l’avant du tableau. Au moment où elle se pencha pour l’observer dans ses détails, Ali la poussa par-derrière.
— La chute devrait te réveiller et te permettre de consigner ton rêve. J’espère que tu ne m’en voudras pas.
Le deuxième jour
Son artiste de mère lut son texte et sourit.
— Quel type de peinture vas-tu choisir aujourd’hui, ma chérie ?
La jeune fille avait commencé avec de l’art africain sachant que sa mère ne l’appréciait pas. Mais ce simple sourire l’encouragea à se rapprocher de son univers à elle.
— Je vais regarder parmi les aquarelles exposées chez nous. Tu aimes cette technique, moi aussi.
Elle fit le tour de la maison, observant chacune d’elles avant d’en sélectionner une dans la salle de séjour. Sa recherche s’arrêta sur une toile que sa mère n’avait pas peinte elle-même. Accrochée sur un mur de couleur coquille d’œuf, l’aquarelle représentait un lac bordé d’arbres dénudés, de géants graciles dont l'image se reflétait dans le miroir de la pièce d’eau gelée. La direction des ombres ne semblait pas cohérente par rapport à la position du soleil. La jeune fille en déduit l’intention de l’artiste de s’affranchir des contraintes physiques pour équilibrer les traits bruns et noirs dans ce paysage azur. Un léger cirrus, formé en altitude à partir de millions de cristaux de glace, illuminait un fond plus sombre, à l’avant du tableau. Il était facile de deviner une plus faible profondeur annonçant la proximité de la berge.
En se couchant, ce soir-là, la jeune fille souhaita une nouvelle rencontre en rêve.
…
— Bonjour, jolie gazelle. Où étais-tu aujourd’hui ? Je t’ai à peine vue passer dans la pièce où mon chef-d’œuvre est suspendu.
Elle fut heureuse de retrouver Ali. Il pourrait encore l’aider à explorer cette aquarelle sans personnages.
— Bonjour Ali. Cette fois, j’ai choisi d’observer un type de peinture apprécié également par ma mère : les aquarelles. C’est un challenge avec ma mère. Depuis un moment, elle a envie de réaliser une oeuvre à accrocher dans ma chambre. Mais je n’ai pas l’envie de la voir s’immiscer dans la seule pièce de cette maison que je peux décorer à ma guise. Je lui ai donc lancé un défi qu’elle a accepté de relever. Elle me dessine une chanson et, pendant ce temps, je lui raconte l’histoire de tableaux de mon choix. Et toi, tu étais le premier.
Ali proposa à la jeune fille d’essayer de l’accompagner dans l’aquarelle. Il ne connaissait pas ce type de peinture et il était prêt à la découvrir avec elle. Il lui prit la main et il lui expliqua qu’ils devaient tous les deux poser leur autre main sur la toile au même moment : trois, deux, un…
En un instant, ils se fondirent dans l’œuvre.
— Brrr… Qu’il fait froid ! J’apprécie la fraîcheur de la nuit tombante chez nous, mais ici, ça gèle ! Vos hivers glacés ne me conviennent pas.
Ali se recroquevillait de plus en plus, tentant de conserver sa chaleur corporelle. La jeune fille, habituée à ces climats, profita de la légèreté de l’air et respira à pleins poumons.
— Pourquoi m’as-tu emmené dans un décor aussi triste ma gazelle ?
— Les arbres dorment en attendant le retour du printemps, Ali. Et moi, quand je regarde une image qui reflète ma tristesse, je me sens un peu mieux. La chanson que ma mère essaie de dessiner est triste, ou plutôt nostalgique.
La jeune fille s’imprégna de l’atmosphère du tableau. Les arbres autour d’elle avaient perdu leur feuillage. Ce désert silencieux, dans lequel le temps semblait suspendu, lui rappelait que chaque période difficile avait une fin. Cette nuit-là, son rêve la réveilla tôt et elle profita des premières lueurs de l’aube pour tenter de dépeindre la poésie du paysage.
Le troisième jour
La jeune fille eut du mal à interpréter le regard de sa mère après la lecture de l’histoire de l’aquarelle. Elle la vit secouer ses longs cheveux roux, puis hésiter avant de lui faire cette proposition :
— Aujourd’hui, je vais te faire une suggestion, mais ce n’est en aucun cas une obligation : pour ton troisième choix, essaie une photographie.
Puisqu’il n’y avait aucune photographie d’art dans leur maison, la jeune fille questionna Internet. Sa préférence allait aux photographies en noir et blanc, comme pour ces premiers tirages ayant permis de restituer les portraits à l’identique. À l’époque, les personnes restaient immobiles pendant plusieurs minutes, le temps nécessaire à la lumière de décomposer la fine couche de bromure d’argent et de manière à déposer une trace sombre sur le négatif. Le savoir-faire de la photographie argentique semblait se perdre à l’ère du numérique.
Les multiples images proposées avec les mots clés « photographie », « sépia » ou « noir et blanc » défilèrent sous ses yeux. Puis son attention se fixa sur le cliché jauni d’une jeune fille photographiant son ombre sur un mur strié par les rayures d’une persienne. La silhouette d’une jeune personne probablement jolie, avec une chevelure ondulée retenue dans un chignon ébouriffé. Comme cette recherche lui avait déjà fait perdre beaucoup de temps, elle sélectionna une image épurée, pensant ainsi simplifier le travail d’écriture.
Le soir, en se couchant, la jeune fille se demanda si elle reverrait Ali ou si ce serait l’ombre de la jeune fille qui viendrait lui parlerait.
…
— Bonjour, jolie gazelle. Tu as choisi une bien belle image aujourd’hui.
À la vue d’Ali, son cœur bondit de joie. Petit à petit, il entrait dans sa vie, et son absence l’aurait attristée. Il réfréna cependant son optimisme.
— En ma qualité de peintre, j’ai la possibilité de te suivre dans n’importe quel tableau, mais la photographie ne m’est malheureusement pas accessible.
La jeune fille se demanda si elle lui avait manqué où s’il était simplement déçu de ne pas pouvoir l'accompagner. Puis elle se rappela, dans son pays, certains anciens refusaient encore d’être photographiés par peur de perdre leur âme. Peut-être en avait-il peur, mais elle n’aborda pas le sujet, pour ne pas le vexer.
— Par contre, dit-il, je peux t’emmener dans les rêves de la photographe et tu pourras t’entretenir avec elle. Ferme les yeux et fais-moi confiance.
Le temps d’un battement de paupières, elle se retrouva dans le rêve de la photographe. Ali était devenu une ombre incapable de s’exprimer. La photographe courrait, elle semblait fuir quelque chose. La jeune fille se mit à courir à son tour, espérant la rattraper.
— Désolée de venir vous déranger dans votre rêve, mais j’aimerais vous poser quelques questions sur une de vos œuvres.
La présence de la jeune fille calma la photographe et, lorsqu’elle se retourna, le danger avait disparu. Elles s’arrêtèrent toutes les deux pour retrouver leur souffle. L’artiste semblait bien plus âgée que le cliché de son ombre le laissait présager… D’au moins une trentaine d’années.
— C’était plus un cauchemar qu’un rêve. J’étais pourchassée par une bête monstrueuse. Votre présence l’a fait fuir. Je vous en remercie. Asseyons-nous un instant sur ce banc et je répondrai à vos questions.
— J’ai vu, dans votre biographie, que vous capturiez essentiellement des ombres. Pouvez-vous m’expliquer ce choix ?
— Je me limitais à des ombres lorsque j’étais jeune, des scènes de vie immobilisées sur un mur ou sur un sol. Depuis quelques années, j’ai ajouté de reflets de plantes sur les bords des lacs ou des rivières à ma collection. Tous mes tirages sont en noir et blanc.
— Comme c’est étrange ! Pourquoi ce choix ?
— Mon père était un musicien mondialement connu et, à côté de lui, j’avais l’impression de ne pas pouvoir exister. J’ai essayé de développer ma créativité dans un autre domaine, mais, même comme cela, j’avais besoin de me cacher, de peur de ne pas être à sa hauteur. Je vivais dans son ombre, et je donnais vie à d’autres ombres. Depuis son décès, je me dévoile un peu plus dans mon art grâce aux photographies de ces reflets.
— Pourtant, sauf erreur de ma part, c’est bien une photographie de vous que j’ai trouvée.
La jeune fille lui présenta l’impression trouvée le matin.
— Oh, c’est effectivement un vieux cliché de moi. Je devais avoir votre âge à l’époque. À l’image de Hitchcock apparaissant furtivement dans tous ses films, je me suis mise en scène dans certaines photographies.
Dans ce rêve, Ali n’avait pas seulement perdu l’usage de la parole, il avait aussi de grandes difficultés à se mouvoir. Quand il les rejoignit enfin, la photographe s’affola de revoir la bête et elle s’enfuit en courant. La jeune fille avait eu les réponses à ses questions et, comme le pauvre Ali était muet, elle réfléchit en silence jusqu’à son réveil.
Le quatrième jour
En découvrant l’histoire de la photographe, la mère se liquéfia. Elle posa sur sa fille un regard oscillant entre tristesse et incompréhension. Elle s’était tue face au premier tableau choisi par la jeune fille, attendant le moment ce serait à elle de lui présenter sa sélection. Mais maintenant, elle hésitait.
— J’espère avoir choisi pour toi une œuvre d’art qui va t’apporter un peu de joie, ma chérie. L’original est actuellement exposé au musée d’Orsay à Paris, mais voici une belle reproduction d’une toile de Claude Monet, « Les coquelicots ».
Sans un mot, la jeune fille emporta la copie du célèbre tableau dans sa chambre. Puis commença, comme à chaque fois depuis le début de cette initiation, par une description la plus complète possible de la toile.
Deux femmes se promenaient dans un champ de coquelicots. Les robes portées semblaient dater de la fin du XIXe siècle. Leur chapeau protégeait leurs teints pâles de l’attaque du soleil.
La jeune dame au premier plan, vêtue de bleu, portait une ombrelle de la même couleur. La jeune fille supposa être devant une scène se déroulant en été. Elle savait qu’à cette époque, les dames de la haute société préservaient la blancheur de leur peau pour se différencier des paysannes tannées par le soleil pendant les travaux dans les champs. La femme du fond était vêtue de noir. Cette couleur ayant tendance à absorber la chaleur, la jeune fille se demanda si elle était en deuil et si la température ne l’incommodait pas.
À la gauche de chaque femme se tenait un jeune enfant, probablement âgé tous les deux d’environ six ans. Les visages des personnages étaient à peine suggérés et les coquelicots atteignaient la taille des enfants de sorte qu’il était difficile de déterminer si s’agissait de garçons ou de filles. Elle imagina l’artiste essayant de avait représenter des visages d’anges, des chérubins n’ayant pas de sexe. En arrière-plan, une maison blanche avec un toit de tuiles orange et une ligne d’horizon rythmée par des arbres aux feuillages vert foncé s’étiraient. Des stratocumulus gris, nuages floconneux aux bords arrondis, annonçaient un risque de pluie qui ne semblait pas tracasser les personnages. Le quart inférieur gauche de la toile était couvert de coquelicots dont les proportions augmentaient lorsqu’ils se rapprochaient de l’avant-plan.
…
Cette nuit-là, la jeune fille attendit longtemps la venue d’Ali. Sa présence réconfortante lui manquait. Petit à petit, il était rentré dans son monde. Malheureusement, elle n’entendit que sa voix au loin :
— Je peux t’accompagner dans ton imaginaire, mais pas dans l’univers de ta mère. À toi de trouver les réponses seule cette fois. J’espère pouvoir te revoir un jour ma jolie gazelle.
Ce rêve bien trop court ne lui permit pas de compléter l’interprétation du tableau. Elle se réveilla avec un manque au fond d’elle-même. Perdue, elle n’avait pu trouver qu’une hypothèse, sa mère avait voulu lui rappeler l’époque où elle se promenait avec sa jolie petite fille.
Le dernier jour
La déception se lisait sur le visage de sa mère.
— Lorsque tu étais jeune, je t’ai emmenée à de nombreuses expositions et à divers vernissages de mes amis. Je constate que cela t’a aidée à décrire les différents tableaux et il y a une belle part d’imaginaire dans les histoires que tu m’as racontées. Mais cette fois, tu as omis de t’informer sur le peintre de manière à comprendre ce qu’il avait voulu représenter. Je te laisse encore jusqu’à 14 h pour te renseigner avant de te présenter le dernier thème.
La jeune fille se renseigna sur Wikipédia. Ce site suivi par de nombreux spécialistes était rapidement rectifié lorsqu’une fausse information y était diffusée. Claude Monet était un peintre impressionniste qui avait représenté le lieu où il habitait, Argenteuil dans le Val-d’Oise. Sans connaître les caractéristiques de cette forme d’art, elle en avait deviné au moins deux : les détails esquissés et les touches colorées illustrées par les coquelicots. En observant à nouveau la reproduction, elle vit la ligne oblique créée par les deux couples mères-enfants qui structuraient le tableau. La partie gauche était dominée par le rouge, la droite mêlait le bleu et le vert. Le chérubin au premier plan était le fils du peintre accompagné de sa mère.
— Avoir un don ou une facilité ne suffit pas, lui dit sa mère lorsqu’elle eut fini de lire son résumé. Il y a aussi une large part de travail qui commence par l’étude des codes de l’œuvre observée.
Pour sa dernière épreuve, la jeune fille reçut une digigraphie d’une planche de bande dessinée réalisée par Jean Roba et extraite de la collection « Boule et Bill ». Depuis ses dix ans, elle aimait lire ces planches. L’histoire représentée débutait avec le chien Bill, immobile sous la neige et une bulle contenant un cœur brisé.
— La bande dessinée est souvent qualifiée de « neuvième art ». Je t’encourage à essayer d’en rechercher d’abord les codes avant de l’analyser.
La jeune fille observa les traits nets et arrondis, les couleurs étaient à la fois vives et douces. Les idéogrammes aidaient visuellement les enfants à inventer l’histoire, comme elle l’avait fait lorsqu’elle ne savait pas encore lire. Elle se rappela que sa mère l’incitant à nourrir son imaginaire …
La nuit, elle visita les cases l’une après l’autre sans attendre Ali.
Dans ce monde immobile, le mouvement était suggéré par des postures et des lignes de vitesse. Dans l’histoire, Bill avait réclamé sa niche en utilisant ses longues oreilles de cocker pour mimer un toit dans l’objectif d’offrir de protéger les oiseaux du jardin de la neige. Un déluge d’émotions émaillait les planches : des dessins de notes de musiques représentaient la joie et des visages expressifs constituaient un véritable dictionnaire visuel à destination des enfants. Arrivée à la dernière case, la jeune fille remarqua, blotti bien au chaud au milieu des oiseaux dans la niche, un Ali immobile. Le phylactère accroché à ses lèvres indiquait : « Quel adorable chien ! ».
La jeune fille ressentit une vague de honte au souvenir de l’aquarelle. Elle avait consacré toute son attention à essayer de capturer l’âme du tableau sans penser au pauvre Ali, gelé à côté d’elle. Et pourtant, il avait continué à la suivre.
…
Espérant clôturer ces épreuves avec succès, la jeune fille compléta son histoire avec les informations trouvées sur Internet avant de présenter son texte à sa mère. Rodolphe Töffer avait écrit la première bande dessinée au XIXe siècle, la définissait comme « un art à la croisée de l’écriture littéraire et de l’écriture graphique ». Jean Roba, le créateur de Boule et Bill faisait partie d’une des deux écoles de la bande dessinée en Belgique, celle de Charleroi, à l’origine du journal Spirou. Cette école se caractérise par un style dit de « lignes sombres » avec des dessins caricaturaux, de gros nez et des bulles arrondies.
Lorsque le visage de sa mère s’illumina, la jeune fille sut qu’elle avait réussi l’épreuve. Elle attendit son tableau, à défaut de félicitations, mais elle dut patienter un peu.
— Ton texte m’a donné une dernière idée. J’ai encore besoin d’un petit moment. Je te montrerai la toile en fin d’après-midi.
…
À 17 h, la jeune fille découvrit l’atelier de sa mère, une pièce dont les murs de couleur ocre renvoyaient la lumière du jour. Au milieu du lieu rempli d’ébauches de tableaux, un chevalet avec la peinture demandée recouverte d’un drap blanc. Lorsque l’artiste fit glisser le drap, d’un geste théâtral, une toile réalisée à la brosse et au couteau de façon à créer différentes textures apparut. Les maisons blanches, aux murs sableux, brillaient sous un ciel d’un bleu limpide. Une fenêtre, dans une maison située au premier plan, laissait apercevoir un saxophone et quelques silhouettes semblant s’animer au son de la musique. Les rayons du soleil jaunissaient les dalles d’une place ceinte par des bacs de fleurs rouge-écarlate. Des personnages aux traits esquissés préparaient une fête, tandis qu’un homme, isolé au pied d’un arbre mort en arrière-plan, portait toute la misère du monde sur ses épaules.
La jeune fille comprit l’utilité des exercices demandés par sa mère lorsqu’une révélation la frappa comme un éclair. Non, elle n’était jamais disparue dans le narcissisme de l'artiste, celle-ci voyait au contraire les talents encore inconnus de l’enfant. Et cette initiation lui avait permis de rencontrer Ali.
Pourrait-elle un jour retrouver celui qui l’avait guidé sur le chemin de l’âge adulte ?
La réponse lui vint le soir. Assise sur son lit, elle observait la toile accrochée au mur de sa chambre lorsqu’un dernier détail lui apparut. Comment avait-elle pu ne pas voir, sur la ligne d’horizon, une silhouette masculine, filiforme comme un trait à l’encre de chine, accompagnée d’une gracieuse gazelle ?
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