Le cimetière de la Mère Lachaise
Le cimetière de la Mère Lachaise. Situé au Sud-Est de Beauclair, l'endroit avait tout d'inquiétant : nappes de brumes, vent froid… même le ciel semblait voilé lorsqu'on s'en approchait. Les tombes plaquées or, les mausolées en marbre couverts de fleurs,vous rappelaient tout de même que vous étiez à Toussaint. D'après un autre garde, le sorceleur au service de la duchesse était parti dans cette direction.
Cirilla n'avait pas l'être d'être plus effrayée qu'à l'ordinaire – c'est-à-dire pas du tout – mais Svud trouvait cet endroit très glauque. Il regarda les tombes une à une, prenant la peine de penser à quelques mots en l'hommage des morts, fussent-ils bons ou mauvais de leur vivant. Non, l'endroit ne lui allait vraiment pas. Et pour cause ! Il imaginait trouver sur une plaque le nom d'Istredd, de Tyr… de Maghla.
Il pensait à elle. Tous les jours durant, depuis qu'ils avaient disparu des radars : Svud tentait tant bien que mal de contenir la peine qui fleurissait dans son cœur chaque fois qu'il pensait à celle qui avait supporté ses sarcasmes, ses boutades, ses caprices… celle qui l'avait soigné, nourri, lui avait appris la langue du Continent et permis de lire tous les ouvrages qu'il voulait. Maghla avait été sa toute première amie… de tout. Au Centre, l'amitié n'existait pas ; il y avait vous, les chercheurs et les généraux qui venaient voir si vous progressiez. Tous étaient charmants, Svud n'aurait pas dit le contraire ! Mais… ils n'étaient pas mes amis, s'était-il dit quand il eut appris à connaître Maghla.
— Tu fais une tête d'enterrement, constata Ciri. Sans mauvais jeu de mots.
— Désolé, c'est juste… – Il renifla – Mon amie et moi avons été séparé il y a peu.
— Oh ! Toutes mes condoléances.
— Non ! Elle n'est pas morte, je… j'en suis sûr – elle le regarda – C'est une longue histoire.
— On en reparlera plus tard, et… Hum ? Écoute !
Il tendit l'oreille. Au lieu d'écouter le vent, il tenta d'entendre ce que Ciri avait remarqué… Mis à part les curieux grincements (pour ne pas dire inquiétants) des arbres, rien.
— Ça vient d'en bas, indiqua Ciri.
Svud opina du chef et plaqua son oreille au sol. Et oui : il entendait des voix. Il se releva.
— C'est un cimetière, il y a sûrement des catacombes. Tu saurais t'y rendre ?
— Cherchons un peu.
— Je pensais que tu saurais quelque chose, vu que tu habites ici.
— Entre passer du temps près d'un cimetière et voyager à travers le monde, crois-moi qu'il y a une préférence notable.
Le roux n'était pas totalement d'accord : malgré l'ambiance unique de ce genre d'endroits, c'est là qu'on pouvait apprendre le plus de choses. Les morts ont des histoires plus vivaces que les vivants, même s'ils ne sont pas loquaces ! récita-t-il.
— Je comprends, affirma-t-il néanmoins. Cherchons.
Le sol, juché de tombes, était un labyrinthe de secrets : des petits coffres qu'on n'osait pas ouvrir, des pierres qu'on osait pas bouger, des bouquets qu'on osait pas déranger… Quand Svud remarqua :
— Ciri, viens voir !
La fille le rejoignit, et tous deux admirèrent le cadavre purulent et pustulé d'une plante maudite : une ékynoppire. Autour d'elle, ses bulbes avaient explosé. Tranchée net à la base, le monstre mort commençait déjà se faire dévorer par des insectes.
— Il est mort il y a peu, ça nous confirme au moins que mon père est ici.
— Ou l'était.
Elle lui lança un regard qu'il ne sut décrypter, puis acquiesça. La jeune fille observa attentivement les alentours de l'ékynoppire.
— Des traces. Suivons-les.
Svud obéit, bien que surpris par la rapidité de la sorceleuse pour déceler des indices ; pourtant exempte des célèbres mutations, comment diable pouvait-on voir des détails aussi ténus ? Sans elle, il aurait cherché pendant des heures : les traces étaient déjà presque effacées !
Traces qui les menèrent jusqu'à un puits vide depuis des années. Sans prévenir, Ciri sauta et Svud cria de surprise – bref glapissement aigu, mais passons – et la sorceleuse tourna son regard vers lui, en haut, et lui intima de sauter. Peu confiant, il passa une jambe, puis l'autre, s'assit au bord… et se laissa glisser. Grossière erreur : son derrière dégusta et, loin de lui rendre service, dévia sa chute. Il tomba lourdement sur le sol de glaise sèche avec un « ouf ». Ciri le regarda se relever, les mains sur les hanches.
— Eh beh, heureusement que t'es solide ; tu te serais cassé quelque chose, je t'aurais laissé là.
— Quelle charmante compagnie… marmonna Svud.
— Qu'est-ce que tu as dis ?
— Rien, rien…
La caverne était jonchée de cadavres de kikimohrre – encore un monstre que le jeune homme n'aurait jamais crû voir – et au fond, on apercevait une lueur vacillante. La jeune fille s'engagea dans le fond de la grotte, bien que naturellement l'endroit se mua en catacombes. Svud, sur les pas de Ciri, commença à distinguer des bruits de voix.
— À moins que ton père ne parle tout seul, il n'est pas seul ! murmura-il en prenant sa lance en main.
L'autre acquiesça et tira son épée d'un geste ample. Les deux jeunes marchèrent à pas de loup parmi les tombes et bougies presque éteintes. Au bout d'un petit couloir, on apercevait les contours d'une grande salle, sûrement l'alcôve appartenant à une famille riche ou quelque conclave secret. Les murs étaient tapissés de cercueils à même taillés dans la pierre, hommes et femmes figés dans la roche pour l'éternité. La lumière provenait du fond de la salle, surélevée après deux escaliers de chaque côté.
Deux hommes parlaient, mais pas assez fort pour être entendus. Svud tenta de distinguer leurs traits, mais depuis sa cachette, c'était difficile. De plus, l'un était partiellement dissimulé par la pénombre des jeux de lumière, et l'autre était de dos. Pourtant, le second avait un trait distinguable : ses cheveux étaient blancs comme neige. Et son armure ainsi que ses deux épées ne laissait aucun doute.
— C'est ton père ? chuchota le roux.
— Oui, répondit Ciri sur le même ton.
— Alors on y va ?
— Je ne sais pas… Il a l'air inquiet.
— Comment tu peux savoir ça ? Tu ne le vois même pas de face !
Elle haussa des épaules, ce qui agaça le jeune homme : déjà qu'elle l'avait traîné dans ce cimetière sordide jonché de cadavres de monstres, voilà qu'elle hésitait ! Il voulut bouger pour avoir un meilleur point de vue, seulement il fit trop de bruit dans sa précipitation. Résultat ? Le père de Ciri, le Loup Blanc, le Boucher de Blaviken tira son épée et se retourna en grondant :
— Qui est là ?
Svud distingua son visage, et eut la chair de poule. Non, il eut peur à la manière d'un animal piégé. Ce visage à moitié éclairé, où une large cicatrice donnait un air presque monstrueux au sorceleur, et ces yeux ! Deux billes de feu tranchées d'obsidienne, des yeux qui voyaient dans la nuit tous les petits mouvements des pauvres types comme Svud.
— Sortez de là, où je m'en charge !
— On fait quoi ? murmura Svud.
— Il serait préférable pour vous de vous rendre sans faire d'histoire.
Une sensation désagréable suivit cette déclaration, et il se retourna, puis tomba d'étonnement : le deuxième homme, assez vieux et portant une tenue de rebouteur au baudrier remplie d'ail. Détail trop familier : il était blafard et sentait légèrement l’ammoniaque, tout comme Edward.
— Régis ! s'écria Ciri.
Avant que Svud ait pu avoir l'envie de décamper, la jeune fille sauta au cou du vampire… qui lui rendit aussitôt son embrassade.
— Oh, Ciri ! Quelle joie de te revoir ! (après un instant, il s'écarta en lui souriant, avant de lancer au sorceleur surélevé) Ce n'est que ta fille, Geralt !
— Ciri ?
La voix lourde de mort avait changé de ton brusquement : on aurait dit un rocher chaud et bienveillant. Le sorceleur sauta de son perchoir pour se précipiter vers Ciri, et la prit dans ses bras. Svud regarda cet échange de tendresse infini un instant, avant de remarquer le vampire une nouvelle fois, qui lui offrait une main pour se relever. Il la prit, et le vampire nommé Régis s'adressa à Ciri sans quitter Svud des yeux :
— Et qui est ton étrange compagnon, Ciri ?
— Il s'appelle Svud, expliqua-t-elle dans l'étreinte de son père, avant de dire : Arrête, tu m'étouffes !
— Pardon… (l'air coupable, Geralt de Riv s'écarta brusquement. La posture et le visage du sorceleur tranchaient tellement avec l'instant précédent que Svud ne put s'empêcher de pouffer ; Ciri le suivit dans un petit gloussement) Quoi ?
— Je crois que notre jeune ami a un humour assez travaillé, fit remarquer Régis dans un sourire.
Les voilà donc à revenir à l'endroit où Régis et Geralt de Riv discutaient ; devant une table couverte de livres, de parchemins et de divers accessoires alchimiques, Ciri s'était mises à l'aise en s'asseyant sur une tombe, alors que Svud se tenait droit comme un piquet. Le vampire donna un coup de coude au sorceleur, qui lui répondit par un geste interrogateur. Le vieux désigna Svud, et le sorceleur se tourna vers le jeune homme, haussa les sourcils.
— Tu es blessé ?
— Non, ça va très bien ! lâcha le jeune homme en mâchant ses mots.
— Quoi ? (monsieur de Riv avait prit un ton dur, et Svud se tendit plus) Mais qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu m'expliques, Ciri ? Et d'abord, qu'est-ce que tu fais avec lui ?
— Je pense que tu l'intimides ; sachant que tu l'as menacé y a une minute, ça se comprend. Arrête déjà de le regarder comme tu le fais.
— Je ne fais rien !
Pitié, monsieur de Riv, pensa Svud en sentant le regard lourd du sorceleur. Je n'ai fait aucun tort à votre fille… Merde, si ! Ah, que les dieux me gardent…
— Geralt, un peu de tenue, intervint Régis. C'est un ami de ta fille, ça se voit.
Svud et Ciri ouvrirent la bouche en même temps pour protester, mais se coupèrent mutuellement la parole. Ils se regardèrent simultanément avec étonnement, avant de se renfrogner. Le Loup Blanc les dévisagea tour, avant de lancer un regard à Régis qui grimaça en haussant des épaules.
— Et comment s'appelle cet… ami ?
— Svud Brandstal, monsieur !
Le père haussa un sourcil.
— Bon, passons… Ciri, pourquoi tu es ici ? Tu es sur un contrat ?
— Plus ou moins. Svud doit voir l'oniromancien de la duchesse, et c'était sur notre chemin, maman et moi.
— Ta mère… est ici ?
Un voile se baissa sur les yeux du sorceleur, et sa voix parut s'éteindre quelque peu. Logique : « savoir que son ex traîne pas loin, c'est déjà chiant comme la mort, mais si y a eu un truc magique, autant bouffer des scorpions », pensa Svud en citant le légendaire Ugo.
— Oui, répondit Ciri sur un ton un peu tendu. Mais ne t'inquiète pas, elle ne sait pas que je suis allé te voir en catimini.
— Tu aurais dû…
— Tu me connais : je n'en fais qu'à ma tête.
Le père et la fille se sourirent mutuellement, et encore une fois Svud observa cet échange muet. Par contre, un petit serrement au fond de son cœur le poussa à faire un geste imperceptible. Mais cela n'échappa pas à l’œil avisé de Régis, qui lui demanda :
— Vous venez de loin ?
— Euh, c'est assez long à expliquer.
Le vampire jeta un regard derrière lui, où une mixture bouillonnait doucement dans un chaudron, et haussa des épaules pour indiquer que le temps ne leur manquait pas. Le sorceleur fit signe à Svud de raconter son histoire, ce qu'il fit dans les moindres détails : sa naissance et sa vie au Centre où rien ni personne ne l'embêtait plus que ça, puis son escapade par un portail jusqu'en ce monde, et tout ce qui suivit… Pendant l'histoire, il se sentit bouleversé, surtout en parlant de Maghla. Sa gorge se serra, il se sentait…
— Tu peux t'arrêter là, mon garçon.
— Hein ?
Régis avait parlé, et Svud remarqua qu'il n'avait pas fait attention aux visages de son public : Ciri le regardait avec un air peiné, monsieur de Riv prenait un air sincèrement soucieux et Régis incarnait la compassion par l'expression de son visage. Et Svud pleurait. À chaudes larmes, mais son cerveau n'avait pas bien suivi son corps. Il renifla et s'essuya le visage de sa manche.
— Je… Excusez-moi, ça m'a échappé.
— Personne ne devrait s'excuser de pleurer après ce qu'il t'est arrivé : tu as été arraché à ton foyer, et deux de tes amis ont disparu.
— Yennefer… pourra sûrement t'aider à retourner chez toi, lui conseilla le sorceleur.
— Elle est déjà sur le coup, sourit Svud. Seulement, je dois retrouver Maghla et Tyr.
— Et la Nébuleuse ? s'enquit Ciri. Je suis bien placée pour te dire que les prophéties sont difficilement évitables.
Svud grimaça ; il comprenait parfaitement Ciri. Le jour où Maty, la porteuse de l'Histomoira, l'avait vu, elle lui avait souri. Une croyance populaire de son monde stipulait que lorsqu'un(e) Porteur/se vous accordait de l'attention, vous étiez promis à de grandes choses, bonnes… comme mauvaises. Néanmoins :
— La prophétie attendra : je retrouverais Maghla et Tyr à l'aide de l'oniromancien.
— Bonne chance pour ton entreprise, petit, puis de Riv se tourna vers sa fille et lui sourit : Ciri, j'ai été content de te revoir. Si tu veux passer me revoir, demande Barnabas Basil au domaine Corvo Bianco. Il te prêtera une chambre jusqu'à mon retour.
— Tu as un domaine ? s'écria Ciri en écarquillant les yeux.
— Les bons comptes font les bons amis, et la duchesse souhaite que je me débarrasse de la Bête le plus tôt possible…
Le regard que lança le sorceleur à Régis n'échappa pas à celui de Svud, qui saisit que quelque chose ne tournait pas rond dans cette affaire de la Bête. Soudain, Régis regarda sa mixture et déclara :
— Chère Ciri, cher Svud, je me vois navré de vous laisser partir. Geralt et moi allons devoir bientôt partir.
— Pas de soucis, dit Ciri. Qu'est-ce qu'il y a dans cette marmite ?
— De la confiture de griottes.
Le ton de Régis était égal. Et Svud, malgré ses immenses soupçons, ne pouvait démentir le vampire : la marmite sentait la cerise à plein nez. Ciri soupira :
— Vous ne le direz pas, pas vrai ?
— Allons, Ciri, sourit le vieux blafard. Il est toujours des choses que nous devons ignorer un jour, comprendre demain.
— Mouais…
Les deux s'apprêtèrent à partir quand de Riv les arrêta.
— Attends, Svud ! Je vais écrire une lettre à la duchesse pour intercéder en ta faveur.
— La parole d'un sorceleur a-t-elle un si grand poids ? s'étonna Svud.
— Peut-être pas, mais mieux vaut tenter que de ne rien faire.
Le sorceleur prit un parchemin et un morceau de charbon, écrivit quelques lignes, puis signa en bas de la feuille. Il demanda à Régis de sceller le message à l'aide de sa bague et le passa à Svud, le visage grave.
— J'espère que tu trouveras des réponses à tes questions.
— Merci, monsieur de Riv.
— Appelle-moi Geralt.
Ciri et Svud refirent le chemin inverse, escaladèrent le trou et sortirent du puits donnant sur le cimetière. Le crépuscule donnait une teinte magnifique au ciel, qui rappelait celles que l'on voit près des pinèdes du Sud de la France, baignant dans une chaleur très accueillante, presque étouffante. La jeune fille s'étira en ouvrant ses bras au soleil, un sourire aux lèvres. Svud fit de même.
— Je suis heureux que tu ais pu revoir ton père.
— Moi aussi ! Alors, comment tu le trouves ?
— Euh… Effrayant, énigmatique et bizarrement tendre ? Un peu comme une viande d'autruche !
— Ah ! J'l'aime bien, cette comparaison… (elle lui fila un petit coup de poing à l'épaule) Allez poule mouillée, on rentre avant qu'il fasse nuit et que ma mère nous passe un savon.
Svud lâcha un petit rire. Ils chevauchèrent le plus vite qu'ils purent, mais malgré leurs efforts pour arriver à l'heure, le savon ne put être évité.
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