Chapitre 2
Il revoyait la scène clairement. Le fils du comte était là, jeune garçon ténébreux d'à peu près onze ans, juché sur un haut destrier aussi noir que ses habits et sa cape. Ses pieds descendaient à peine plus bas que le ventre de l'animal, donnant à sa posture fière un caractère un tantinet ridicule, mais le canasson était nécessaire car le comte avait décrété que quiconque osait dépasser en hauteur un représentant de sa famille se ferait raccourcir, or le petit avait la moitié de la taille du moins grand de ses gardes du corps. Le gamin avait des cheveux noirs de jais retombant sur son visage blafard en cachant son œil droit. Il portait une robe noire et une cape à broche d'argent pour se garder du froid, et sur sa tête un petit diadème pour qu'on puisse le reconnaître.
Erheguart s'en souvenait bien, il était à la droite de l'héritier du comté, le jeune Adémar Maillegivre, et à sa gauche il y avait Femtyr. Ils étaient tous les deux à pied, en armes, avec plastron, tassettes, et salade. Erheguart étant chevalier, il avait une épée à la ceinture, une hallebarde dans la main sur laquelle il appuyait son poids pour se reposer, et un écu dans le dos avec son blason personnel. Femtyr lui, plus jeune, était encore à quelques pas du titre de chevalier. Il n'avait pas de bouclier, mais une flamberge qu'il gardait posée sur son épaule. À eux deux ils étaient censés être la garde rapprochée du prince. Femtyr était jeune et prenait encore cette histoire pour un grand honneur. Erheguart, quant à lui, était bien moins enthousiaste. Le vieux soldat avait vu éclore ce morveux et aussitôt on l'avait fait venir pour le nommer précepteur et garde du corps de la personne de l'héritier. Onze ans à s'occuper d'un gamin qui n'était pas le sien et sur lequel il n'avait pas le droit de lever la main, auquel il n'avait pas le droit de donner des ordres, et qui devait toujours rester au dessus de lui en public. Fort heureusement ce n'était pas un emploi à temps plein, et Erheguart passait moins de temps avec le fils de son suzerain qu'avec ses propres enfants, mais dans des moments comme celui-là, il maudissait presque intérieurement le comte de lui avoir refourgué un poste aussi barbant.
Ils étaient sur une colline à l'orée de la forêt de sapins. Le sol était couvert de neige, mais le ciel s'était éclairci pour laisser voir les mouvements de troupes.
Au loin s'amassait la horde de gnolls, ou warzuks selon leur véritable nom. Des animaux qui n'en étaient pas vraiment. Leurs couinement canins étaient ceux de coyotes affamés. Ils s'entassaient en des rangs désordonné, trop timorés pour donner l'assaut encore, trop voraces pour abandonner leurs sanglants projets. En face l'armée humaine s'alignait avec un certain flegme, comme à l'entraînement ou à la parade. L'ennemi leur en laissait le temps et la lattitude, alors les soldats manœuvraient posément. Le général, du haut de son propre promontoire, parlait en faisant de grands gestes et en remuant son sabre. Les auxiliaires à ses côtés agitaient alors des drapeaux de couleurs pour transmettre les ordres. Toute l'armée cheminait alors benoîtement avec toute la simplicité d'un exercice, alors que la horde velue ne cessait pas de glapir à quelques centaines de mètres de là.
Le jeune maître regardait faire évidemment avec beaucoup d'attention. C'était pour lui faire inculquer les bases de la tactique après tout que son père l'avait envoyé ici. Afin qu'il constate de visu comment on se débarrassait d'une horde de gnolls. C'était le genre d'affaire courante en ce bas monde, et dans le comté Maillegivre tout particulièrement.
L'enfant enregistrait tous les mouvements des soldats de son regard morne. Son visage mollasson n'exprimait rien sinon par moment un léger plissement à la commissure des lèvres exprimant une incompréhension. Il en était toujours ainsi avec lui. Erheguart n'avait pas le souvenir d'avoir jamais vu Adémar Maillegivre sourire, quant à pleurer il n'avait plus été capable de le faire depuis un jour quand il avait sept ans où son père le comte lui avait fait comprendre qu'il ne lui était pas permi de tels épanchements. Depuis le garçon n'avait plus jamais versé une larme. Sans doute se passait-t-il en ce moment même bien des choses dans sa petite tête, mais Erheguart s'en fichait comme d'une guigne. Lui avait déjà cinquante cinq ans passés, et il ne voyait pas l'intérêt de maintenir pour la forme un effort soutenu, alors il somnolait debout, les yeux fermés, la respiration ronflante. C'était une méthode mise au point après une longue expérience dans l'armée. Ses oreilles restaient à l'affût, prêtes à tout remettre en chantier en cas d'interjection de la part de son supérieur, mais du reste il était presque en train de dormir debout. Le seul bémol était que la voix aiguë du jeune maître était presque inaudible à ses oreilles d'homme âgé, surtout quand, comme à son habitude, Adémar murmurait tout bas au lieu de parler fort et intelligiblement. C'est lorsque Femtyr s'éclaircit la gorge bruyamment pour l'éveiller que le vieux soldat, en un sursaut, retrouva sa pleine et entière conscience.
- "Hem… pardonnez moi messire, pouvez vous répéter ?"
Adémar entrouvrit sa petite bouche pour souffler un mot, mais Erheguart entendait encore plus distinctement le crissement de son propre gant en cuir comme il plaçait sa main en entonnoir contre son oreille gauche pour signifier qu'il n'entendait rien. Avec une pointe d'agacement, le jeune noble répéta plus fort en ouvrant cette fois exagérément sa bouche.
- "Je demandai vos lumières, sieur Erheguart, car je ne saisis pas une chose. Pourquoi donc le général divise-t-il ses forces en les déployant sur trois positions différentes ainsi ? Si les groupes sont séparés, les warzuks seront plus nombreux qu'eux et pourront les battre."
«Quel andouille.» songea Erheguart, «C'est ce génie qu'on veut placer à la tête du comté. Warzukan ait pitié de nous.» mais il changea d'avis en se rappelant l'âge de son interlocuteur. Forcément, avec tous les égards qu'on le forçait à avoir pour lui, il oubliait que celui ci n'avait que onze ans. Si c'avait été son propre fils, Erheguart se serait contenté de rire gentiment pour lui expliquer son erreur, mais le fils du comte se comportait avec tant de fausse maturité qu'on le prenait plus pour un adulte idiot que pour un enfant précoce.
Il fit l'effort de faire un sourire niais en maintenant d'une main la visière de sa salade alors qu'il levait les yeux vers son maître.
"Messire, je crois que notre général préfère ne pas affronter la horde frontalement. Comme vous l'avez judicieusement fait remarquer, la horde est plus nombreuse, mais elle le sera de toute façon. Si les troupes se rassemblent en un bloc uniforme, les gnolls… pardon… les warzuks… n'auraient aucune peine à profiter de leur nombre pour les encercler. Séparer les troupes permet non seulement d'empêcher l'encerclement mais aussi dans la plupart des cas de forcer l'ennemi au dilemme entre rester uni et ne pouvoir attaquer qu'à un endroit ou se diviser lui aussi. En l'occurrence, comme ce sont des gno… warzuks… on se doute qu'ils ne vont pour rien au monde se diviser. Pendant qu'ils attaqueront un endroit, les deux autres corps d'armes pourront frapper de revers avec plus d'efficacité…
- On peut dire pour simplifier," compléta Femtyr, "que le général pourra ainsi pratiquer l'encerclement de l'armée ennemie avec des effectifs pourtant inférieurs."
Adémar, après un instant, hocha très légèrement et très doucement la tête pour signifier qu'il avait compris. Sans un mot, sans un souffle, il reporta son attention sur les mouvements de la troupe. Erheguart se frotta les yeux, embués d'un reste de sommeil. Puis, distraitement, il jeta un œil derrière lui, sur la forêt. C'était un mouvement sans raison particulière, juste instinctif. Peut-être avait-il entendu quelque chose sans en être conscient. Toujours est il que son regard passa entre les arbres pendant une seconde. Il ne vit rien. Son regard repassa devant lui comme si de rien n'était, admirant avec un flegme désinvolte le champs de bataille qui ressemblait encore à un plateau de jeu ou des pions se déplacent sans se toucher. Les gnolls avaient amorcé leur avance, lentement, prudemment. Il cligna des yeux. L'image lui revint en mémoire. Dans les bois, il y avait une forme. Trop paresseux pour tourner la tête de nouveau, ce mouvement lui faisant toujours mal aux articulations, il ferma les yeux en se reprojetant cette image. Il avait vu une forme sombre parmi les arbres, et ça avait deux longues oreilles pointues, et des yeux brillants dans l'ombre. Il crut entendre plus qu'il ne l'entendit vraiment un ricanement de hyène.
Erheguart se retourna en un bond, sa hallebarde en avant, et il hurla assez fort pour que tous l'entendent:
"Francs-tireurs gnolls dans le bois !"
Femtyr se retourna juste à temps lui aussi. Avant que le prince ait compris ce qui se passait, le garde du corps avait frappé la croupe du cheval du plat de sa main pour le faire déguerpir.
Ils étaient une trentaine au moins qui désormais se ruaient depuis le bois. Comment avaient ils contourné l'armée aussi facilement ? Un coup d'œil en direction du général et Erheguart put voir l'expression de l'homme tourné vers eux, la bouche grande ouverte. Une expression comme pas deux, reconnaissable entre toutes. Celle de l'homme se disant: «J'ai pas fait quelque chose que j'étais censé faire, mais ce n'est pas ma faute, je ne pouvais pas prévoir que ceux d'en face seraient assez intelligents pour en profiter.». C'est exactement ce que Erheguart lisait sur ce visage, et en une fraction de seconde, son esprit aguerri comprit qu'ils étaient dans la panade jusqu'au cou.
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