Chapitre 4
Lorsqu'il ouvrit ses paupières pour voir de nouveaux rayons de soleil danser entre les cimes des arbres, la première chose qu'il fit fut refermer ses yeux. Puis il les rouvrît avec stupeur.
"Palsamfoutre ! C'est le matin !"
Il se redressa avec autant de hâte que permi. La clarté était bien meilleure désormais, et il reconnaissait l'endroit où il était. Derechef il fit son numéro de tâter chaque muscle et chaque os pour s'assurer de ne pas avoir été blessé durant son sommeil, puis, satisfait, il commença à réfléchir à ce qu'il fallait faire désormais. Son devoir aurait été de retrouver le fils du comte, mais de deux choses l'une: soit Adémar avait trouvé d'une façon ou d'une autre le moyen de rentrer à la ville, soit il était toujours perdu dans les bois et les chances de le trouver étaient quasi nulles. Erheguart tourna en rond un moment, pesant le pour et le contre. Sans s'en être rendu compte, il s'était arrêté pour s'appuyer contre un arbre. Il faisait froid. Si froid en fait qu'à chaque inspiration l'air glacial lui lacérait les bronches. Décidément, il fallait qu'il rentre, au moins pour être sûr de ce qui s'était passé durant son absence. La bataille avait-elle été gagnée ? Perdue ? Impossible de savoir. Il décida que rentrer à la ville était la seule option valable. Il se persuada que le fils du comte devait forcément être rentré sans problèmes. Il le fallait du moins.
Le vieil homme chercha attentivement son chemin. La neige qui s'était accumulée avait blanchi l'horizon et les cimes des arbres comme de l'écume, plongeant Erheguart dans un tourbillon déroutant. Toutefois, en dépit des changements mineurs, ces bois ne lui étaient pas inconnus. Il y avait passé une part non négligeable de son existence. Entre ces arbres il avait joué étant enfant, chassé étant adulte, et ô combien de fois il y avait affronté des gnolls au cours de sa carrière de soldat. Aussi il retrouva le chemin menant à Derphaïm, la cité du comte Maillegivre.
Il y avait quelque chose de réellement rustique dans cette construction. Les remparts de bois encerclaient une cité asphyxiée, mais le rempart extérieur n'était que le premier. Trois murailles entouraient les trois parts différentes de la ville. La ville basse, la vieille ville, et les quartiers de la cour. En dehors de l'âge des bâtiments toutefois, peu de choses changeaient concrètement. Comme la plupart des cités du grand duché de Bade, aucun plan n'avait régi la construction, et la ville était relativement jeune, et donc bourrée de défauts. Le seul axe stable était toutefois le plus essentiel: la grande avenue qui traversait la ville de part en part, passant par les portes de chaque rempart et guidant même directement au château du comte. Un visiteur n'avait qu'à suivre cette route pour entrer en ville, faire ses affaires, et en sortir. De toute manière il n'y avait pas grand chose d'autre d'intéressant à faire dans cette cité. Les marchands itinérants plaçaient leurs étals sur les abords de la grande avenue et repartaient par le même chemin sans même jeter un regard aux habitations simples qui s'entassaient en désordre partout autour avec des ruelles trop étroites pour circuler convenablement. En arrivant, Erheguart fut surpris de voir une grande agitation dans l'avenue. Des militaires faisaient en hâte sortir des chevaux, se chamaillant dans le passage avec des marchands dont les lourdes roulottes ralentissaient l'effort logistique. Erheguart fut surtout surpris de voir que les commerçants désertaient la cité avec une hâte inquiétante. C'était mauvais signe. Si son ouïe avait été celle de ses jeunes années, peut-être aurait-il pu glaner renseignement en prêtant l'oreille aux propos brûlants que s'échangeaient soldats et marchands dans un chaos enflammé, et sans doute eut-il repéré plus tôt qu'un homme l'interpellait par son nom.
"Erheguart ! Erheguart ! Par ici sieur !"
Le vieux soldat finit par l'entendre, et se retournant il vit que celui qui l'appelait d'une voix grinçante et mielleuse à la fois n'était autre que Fellnhem. Adossé au rempart, le prêtre de Warzukan était presque discret. Il était revêtu comme tout le monde, d'un pourpoint serré aux couleurs sombres et de chausses bouffantes. Il ne se démarquait qu'en portant par dessus une variante étrange de la robe de bure habituelle du clergé de Warzukan. Celle ci était ouverte sur l'avant et se refermait avec des boutons. Sa couleur également, plus terne que la normale, le rendait plus discret que ne l'eut dû être le haut prêtre de la cité.
"Excellence…" fit Erheguart qui eut le geste pour se découvrir, oubliant qu'il n'avait pas de chapeau. Il se rattrapa en faisant une rapide révérence à l'homme devant lui. Fellnhem était un individu étrange dont l'expression laissait toujours entendre qu'il pensait au moins le double de ce qu'il disait. Son visage sans âge était lisse, glabre, et son crâne rasé, ne laissant voir que deux fins sourcils bruns. Il reboutonna prestement sa robe et en rabattit la capuche sur sa tête en s'exclamant d'un air presque heureux:
"Je vous attendais, sieur Erheguart. Permettez que je vous enjoigne à me suivre sans trainer. Le comte Maillegivre a à vous parler. Mais je suppose que cela ne vous étonnera pas."
Le vieux soldat sentit son échine vibrer d'un frisson glacé. Ses yeux allèrent de gauche et de droite à la recherche d'une échappatoire. Il finit par articuler:
"Si vous permettez, excellence, avant je… il faut que je rende visite à ma femme et mes enfants si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
- Je n'y vois aucun inconvénient." fit le prêtre en levant ses deux bras d'un air magnanime. "Mais c'est inutile, ils ne sont pas chez vous. Justement, si vous voulez les voir, suivez moi. Le comte les a invités à sa demeure pour l'occasion.
- Comment ?" Erheguart tremblait presque. "Enfin pouvez vous me dire…
- Suivez moi, sieur. Vous verrez par vous même. Sachez que je ne fais cela que pour éviter que les choses n'empirent. Si je ne vous amène pas devant le comte Maillegivre…
- Oui, bon, je vois. Alors conduisez moi excellence.
- À la bonne heure."
Le prêtre se mît en marche et la foule s'écartait respectueusement sur son chemin. Erheguart eut peut-être une hésitation, mais lui emboîta le pas.
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