Chapitre 6
Le froid. Il transperçait chaque cellule de son corps, se glissait sous sa peau, et faisait trembloter ses os. Erheguart frottait ses avants bras l'un contre l'autre pour les réchauffer, sans succès. Il n'avait pour tout matériel qu'une épée trop grande et trop lourde pour sa main fatiguée, et sans fourreau qui plus est, le forçant à tenir l'arme à la main en veillant à ne pas se couper avec. Comme des nuages de vapeur émergeaient de sa bouche, se mêlant à la blancheur de sa barbe et de l'horizon, il se prit à songer que c'était là son destin. Mourir de froid, comme un vieil homme seul dans une forêt en hiver. De fait, c'est exactement ce qu'il était. Abandonné dans un froid infernal, il périrait sans avoir accompli sa mission, et pendant que la glace déchirerait ses veines et congèlerait ses chairs, ses enfants bruleraient, sa femme le maudirait, et tout cela pour rien.
Des larmes glacées roulèrent sur ses joues. Il les essuya avec sa manche et chercha à se rassurer. Peut-être Adémar n'était-il pas loin. Peut-être d'ici quelques minutes le bambin allait-il surgir de derrière un arbre et tout serait réglé. Mais au fond il n'y croyait pas. Le comte avait mené la situation à un tel point que rien de tout cela ne pouvait finir «bien».
Le vétéran s'arrêta pour reprendre son souffle, plantant la pointe de son épée dans la neige.
Un courant d'air le frappa de plein fouet sitôt qu'il arrêta de bouger, gelant ses veines à un degré confinant à la folie. Il resta pétrifié, immobile comme une statue de glace, n'osant pas bouger un muscle.
"Ô Warzukan… pourquoi me tuer par le froid, toi qui a forgé ce monde pour le feu."
Il émit un soupir vaporeux et reprit la marche.
Des regards tranchants pesaient sur ses épaules. Il en frissonnait en permanence. Tout semblait mort et tout semblait vivant à la fois dans cette forêt. Chacun de ses pas l'enfonçait entre des troncs tordus et des branches dépouillées. Il connaissait bien ces forêts, et il savait à quel point elles étaient dangereuses. Les gnolls n'étaient qu'un problème parmi tant d'autres.
Il se dirigeait vers le lieu de la bataille, autant qu'il pouvait s'en souvenir. C'était de là qu'était parti Adémar, il était donc logique qu'il puisse y avoir une piste à suivre. De toute manière il n'y avait pas mieux à faire.
L'avantage de la neige était que la forêt ressemblait à une page blanche à la totale virginité, sur laquelle se découpait chaque tâche avec une netteté impressionnante. C'est pourquoi un monceau de poudreuse imbibé de pourpre attira très rapidement son attention. Le vieil homme se rapprocha en renâclent, les yeux à l'affût. Il se pencha au dessus de la tâche, et ne mît qu'une seconde avant de comprendre que c'était du sang.
Levant les yeux, il distingua plus loin, entre les troncs nus des arbres, une masse noirâtre. Un frisson le secoua, mais il s'élança comme il le pût, l'énergie de ses pas se dissipant pour beaucoup lorsque ses pieds s'enfonçaient dans la neige.
Finalement, se retrouvant devant la carcasse, il haletait presque trop, et dût donner son dernier reste de souffle pour cracher un juron.
"Palsamfoutre !"
Heureusement, le jeune maître n'était pas là. Mais il avait sous les yeux le corps massif de son destrier. L'animal avait été abattu, un trou dans son flanc ayant laissé son sang s'écouler un long moment. Un projectile avait dû le frapper, et on l'avait récupéré ensuite sur le corps encore chaud, laissant une marque de chair retournée avec des lésions aux formes d'étoile.
Erheguart eut l'espoir que les choses se soient déroulées de la façon suivante: des soldats en apercevant la silhouette du cheval auraient paniqué en croyant voir un gnoll et lui auraient décoché un carreau d'arbalète. Puis, s'apercevant de leur erreur, ils auraient récupéré le fils du comte intact et l'auraient ramené avec eux à Derphaïm. C'eût été trop beau. Cela aurait signifié la fin de son cauchemar. Cela aurait signifié qu'il n'avait plus à craindre…
Mais non. Il eut un mouvement machinal en posant les doigts sur les rebords de la plaie pour mieux l'ausculter. Il avait déjà eu l'occasion de se livrer à de telles observations par le passé, et quelque chose le dérangeait. Un destrier pareil, d'une telle carrure, il aurait fallu bien plus qu'un petit carreau dans sa chair pour ne serait-ce que l'arrêter. Et si les soldats l'avaient trouvé alors, ils auraient plutôt cherché à le soigner. Non, la bête avait une blessure bien trop large et trop… biscornue. Ce ne pouvait pas non plus être un arc gnoll, leurs flèches rudimentaires n'étant que de vulgaires bouts de bois pointus. La blessure du destrier d'Adémar était à la fois large et profonde. Un bout d'intestin dépassait même du ventre de manière immonde.
Erheguart se redressa en se tapotant la tête. Persuadé qu'il avait déjà vu ça quelque part, mais sa vieille mémoire lui jouait des tours. Il y avait bien une arme qui vous trouait les gens de façon aussi violente que cruelle, déchiquetait la chair selon des motifs alambiqués, et quand on retirait le projectile il arrivait même que les entrailles soient arrachés. Mais ce n'était tout de même pas une baliste qui avait tiré sur Adémar, même une baliste n'aurait pas fait ça. Une baliste c'était propre.
Le vieil homme lança des regards apeurés tout autour de lui. Les branches des arbres étaient clairsemées, les plus faibles étant tombées au sol, desséchées par le froid de l'hiver. Rien ni personne ne pouvait se cacher derrière. Son vieux cœur cessa alors de s'emballer. Il lui fallait agir avec sang froid, et retrouver la piste du jeune maître.
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