Chapitre 4
Je crois que ce n’est plus seulement moi. Ou alors, le délire se répand comme une maladie.
Ce matin, Gérard — le plombier — est passé comme d’habitude. Il m’a salué, a commandé un café crème, puis il s’est arrêté, soudain figé devant sa tasse. Il a posé sa main à plat sur le bois du comptoir.
— Dis, Thomas… Tu te rappelles du nom de ma femme ?
J’ai levé les yeux et me suis figé aussi. Pas à cause de la question, mais parce que je ne le savais plus non plus.
Je me souviens de l’avoir vue, bien sûr. Des cheveux courts, des robes à fleurs, une voix un peu éraillée. Je me souviens qu’elle riait toujours trop fort, qu’elle trichait aux cartes. Mais son nom… impossible à retrouver.
Gérard s’est mis à trembler légèrement.
— Je l’ai appelée “ma chérie” pendant trente ans. Mais là, ce matin, elle n’était pas là. Juste… son peignoir. Et sa brosse à dents. J’ai fouillé les placards. Il y avait une assiette en moins. Comme si elle… comme si elle n’avait jamais mangé avec moi.
Il a éclaté en sanglots devant moi. Un homme solide. Un type de la vieille école, un vétéran —Kosovo, Afghanistan. Et j’étais là, à lui tendre une serviette en papier, sans pouvoir lui dire un mot.
Parce que ce que je pensais, c’était : Ca y est. Ce n’est plus juste moi.
Plus tard, j’ai pris une grande feuille blanche et j’ai écrit les noms des gens du village. Une sorte d’inventaire désespéré. Et j’ai essayé de me souvenir de chacun.
Je me suis arrêté après douze noms. Parce qu’à partir de là, les visages devenaient flous. Je savais qu’ils avaient existé, mais je n’avais plus les mots pour les décrire.
Un vieil homme, grand, toujours avec un chapeau. Mais pas de prénom. Une jeune femme, rousse, qui chantait dans la rue — mais sa voix s’est éteinte dans ma mémoire, comme une chanson étrangère.
J’ai eu envie de me gifler. De crier.
Je suis monté dans mon appartement, juste au-dessus du café. J’ai fouillé les tiroirs, les albums, le courrier. Je cherchais des traces, des preuves que je n’étais pas fou.
Et c’est là que je suis tombé sur un mot, griffonné à la hâte sur un vieux calendrier. Une phrase que j’ai reconnue de suite. Mon encre. Mon écriture.
“Rappelle-toi ce que tu oublies. Rappelle-toi avant que ce soit trop tard.”
Aucune date.
Aucune explication.
Juste cette phrase.
Comme un avertissement de moi-même à moi-même.
Cette nuit, j’ai rêvé que je marchais dans le village. Mais tout était vide. Les maisons n’étaient plus que des carcasses, le clocher de l’église sonnait sans raison, et les noms sur les tombes du cimetière s’effaçaient à mesure que je les lisais.
Je me suis réveillé avec le cœur en feu.
Je suis allé jusqu’au mirroir de la salle de bain. Je me suis regardé. Et pendant une fraction de seconde, j’ai eu un doute.
Un vertige.
Comme si mon propre visage… n’était pas le bon.
Je me tiens là, maintenant, derrière le comptoir.
Il est presque deux heures.
Le café est fermé.
Mais je n’arrive pas à partir.
J’ai peur de dormir.
J’ai peur qu’en me réveillant demain, je ne sois plus personne.
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