Fragment 2

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Olivia


Assise de l'autre côté de la table, sous le lacrimarium, Nona me sonde en silence. Entre nous, l'énorme boule de cristal.

Les bagues frappent la mesure au rythme de ses doigts impatients. Ses ongles carillonnent sur sa tasse à moitié vide. Je n'ai pas encore touché à mon café au lait.

Je sais tous les stratagèmes qu'elle déploie pour lire en moi. Nous savons toutes les deux que j'ai plus de ressource et que, tôt ou tard, l'élève surpassera le maître.

Je possède un don que je ne tiens pas d'elle : le pouvoir d'être ailleurs sans lui fausser compagnie.

Tout le reste est son leg – ou plutôt devrais-je dire, comme elle le pense, son fardeau.

Ses sourcils se durcissent dans un léger froncement, son regard dès lors plus intense, plus insistant, plus intrusif. Nona pourrait m'avoir à l'usure.

Je trempe les lèvres dans mon mug. La chaleur du liquide me brûle, sur le revers mordu et encore vif. Les siennes se plissent en un sourire de victoire. Même ce côté narquois a coulé de son sang jusqu'en moi. Tout me hurle qu'elle est ma mère, même si elle n'en a pas le nom. Un titre qu'elle refuse pour des raisons qui continuent de m'échapper.

Un jour, j'oserai l'appeler…

« Olivia. »

Sa voix résonne dans ma tête. Signora Nona n'abuse que rarement de son écho. Sauf avec moi. Je lui réponds dans le même silence :

« Nona… »

Et rien de plus.

Sous ses épaisses cicatrices, je cherche à discerner les traits que nous partageons. Ou aurions pu partager.

— Olivia, insiste-t-elle, comme le parfait miroir que je lui renvoie l’oblige enfin à m’adresser la parole – la vraie, celle dont on use avec les êtres humains. Qu’est-ce qui te tracasse ?

— Je dois avoir treize ans, selon comment on compte.

— Et ?

— Je n’aime pas ce chiffre. Point.

Bien sûr, elle ne me prend pas au sérieux. Elle sait que toutes les vérités que nous débitons, elle et moi, ne servent qu’à emballer des mensonges plus gros qu’elles. Je pense l’avoir déjà entendue dire ça, de vive voix. Mais peut-être que c’était un de ces rêves.

Des rideaux de pluie plus denses que ses dentelles noires ruissellent au-dessus de nos têtes et le long de la verrière.

— Tes derniers rêves prédisent-ils des choses qui t’effraient ? demande Nona d’une voix plus douce, presque maternelle.

— Non.

— Peut-être aurais-tu fait une bêtise, avec le miroir par exemple ?

— Non plus. Je sais que tu l’utilises, mais moi je ne veux pas m’en servir.

— Je ne le fais que pour Miss Alie, soutient-elle, comme si j’étais à moi seul la cour du tribunal. Je n’en use que dans l’intérêt de tous.

— Je sais, et je comprends. Mais si j’essayais, et si ça me plaisait, et si je dérapais…

— Un don ne se craint pas, Olivia. Il s’apprivoise.

— Ou alors il s’enferme.

— J’en déduis que tu n’as pas non plus rencontré de fantôme, ni perçu un appel.

Je lui confirme tout cela d’un simple hochement de tête.

— Tu as essayé d’enfermer cette autre part de toi, n’est-ce pas ? Pourquoi ?

— C’est évident, non ?

— Pour toi, peut-être. Pour moi, c’est contre-nature.

Tout en me parlant, voilà qu’elle déploie ses ailes : radius arqué, membrane ridée et doigts crochus. Les oreilles pointent sous ses mèches sombres leurs petits sonars velus. Dès que s’entrouvre sa bouche et qu’apparaissent ses canines, longues et blanches, un frisson me glace l’échine.

— Laisse-toi aller, Olivia.

Je m’y refuse fermement. Je cloître en moi le monstre qu’elle exhibe sans pudeur.

« Laisse-toi aller. »

L’écho est plus fort que les mots. Il se répète, m’entête. Distillé assez longtemps, il finirait par convaincre n’importe qui. Je connais ses manigances…

Alors je ne lutte pas.

Je lui donne ce qu’elle veut. Mes ailes qui battent dans le vide, ces longs doigts qui s’empêtrent. Mes esgourdes engourdies où tombe le son de la pluie. Mon museau étourdi retroussé comme chair morte. Et puis ces immenses dents qui ne demandent qu’à mordre.

« Sois libre.»

« Mais libre de quoi ? »

Je tremble tant qu’elle s’approche. Dans un geste si doux qu’il me fait sursauter, Nona me prend sous son aile de velours. Là, je me pelotonne, comme si je rapetissais ; comme si je remontais le fil du temps jusqu’à ces jours candides où j’aimais encore voler, écouter le lointain d’une oreille tendue et mordre les fruits mûrs à même les branches des arbres.

Blottie contre son sein, j’entends battre son cœur. Celui d’une femme, pas d’un vampire.

Les mots d’une question se déforment dans ma bouche. Ma tête parle avant moi.

« Est-ce que c’est normal…»

— Quoi donc mon enfant ?

— De vouloir quelque chose si fort que ça fait mal ? Si violemment qu’on pourrait le perdre ? Si profond que ça semble interdit ?

— Non Olivia, ce n’est pas normal. C’est tout-à-fait humain.

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