Fragment 5
Petra
Depuis quand Olivia refuse-t-elle de jouer au airball ? Enfant, elle adorait ça. Peut-être maintenant qu’elle n’est plus une enfant. J’imagine que c’est ce qu’elle dirait, si je lui demandais. Et c’est pour ça, peut-être, que je ne demande rien ; pour éviter d’entendre ce genre de réponse à la con.
Est-ce qu’il existe un putain de pacte, un contrat qui stipule qu’une fois venue la puberté, une fois poussée la porte du monde des grandes personnes, on doit arrêter d’aimer tout ce qui nous faisait vibrer et accepter de se faire chier, de se retenir, de se brider, juste par savoir-vivre ou pour le bien commun ? Si je croyais à ces foutaises, j’aurais fui sur une île où le temps s’est figé et où l’on ne vieillit plus ; je serais partie vivre chez Nolwenn ; ou bien je me serais foutue en l’air.
N’importe quoi : la lutte, l’idiotie, la colère, l’hystérie, la régression, le ridicule, le jugement, la torture. Tout, mais pas la résilience.
Il n’y a pas si longtemps, Olivia passait ses journées à caresser le ciel, ailes déployées. Elle refermait ses bocaux sur des carrés d’azur et nous offrait des nuages. Quand les autres fronçaient les sourcils, moi je mentais : « Les écoute pas, Oli. Moi j’le vois ton nuage ! ». Pas pour lui faire plaisir, non ; parce que ça me plaisait. Parce qu’être incapable d’imaginer, c’est pire qu’être aveugle. C’est être mort dans l’âme.
Si vieillir c’est laisser pourrir l’enfant en soi, alors je passe mon tour. Et tant pis si elle me hait, si elle me trouve lourde ou débile. Au final, c’est moi qui prend mon pied au airball pendant qu’Olivia se morfond. C'est la voie que je trace qu'emprunte le reste du groupe, en acceptant de jouer. Même Raiko, avec son cerveau de synthèse, est capable de s'amuser.
Tu te prends trop le chou, Holy. T'es pas faite pour la léthargie. Je le sais. J'entends les cris dans ta tête. Ceux que tu étouffes si bien que même Ezra n'a pas encore capté. Vas-y lâche-toi, crie pour de vrai et bats des ailes jusqu'au firmament, jusqu'à toucher tes rêves d'enfant.
C'est ça que je voudrais dire. Mais je ferme ma gueule, parce que mes mots te passent au-dessus, au moins autant que le ballon.
— Eh ! Mais Petra, tu fous quoi ? gueule Justine.
Rien. J’ai complètement mis de côté la partie. Sans moi, l’équipe ne tient pas. L’entêteur joue sur tous les tableaux, son attention doit être totale. En inventant les règles, il y a des années, nous avons imaginé ce rôle spécialement pour Ez et moi. Lorsque les voltigeuses lancent la balle à portée des arceaux, lui ou moi prenons le relais par télékinésie. Plus le projectile franchit des cercles du plafond, plus l’équipe marque de points. Un passage étroit rapporte plus qu’une arche large. Gardes au sol, Justine et Clothilde se battent férocement et lancent de puissantes attaques à l’encontre de la balle afin de l’arracher au télékinésiste.
À cet exercice-là, je suis meilleure que mon frère. Clo a beau cracher de son venin, lancer des salves électriques, je tiens le ballon en l’air à la seule force de ma pensée. Sans jamais presque avoir recours ni à ses petites ailes, ni à ses puissants sabots, ni à son épais mucus, Ju joue plutôt à la loyale, bombardant de ses flèches la moindre passe d’Ezra. Dès que la balle échappe à mon jumeau et chute jusqu’au plancher de la salle de bal, les deux monstres se jettent à corps perdu pour en prendre possession, se ruant de tous les coups qu’elles sont capables d’encaisser.
Monstre, monstrum, monstrare. Miss Ali répète souvent ces mots, répète aussi que le terme ne doit pas nous faire frémir. À ses dires, nous serions des prodiges plutôt que des erreurs. Des êtres qui montrent les limites de la société et réévaluent l’humanité. Sans vraiment croire en ses discours, j’aime le terme de « monstre » et j’envie les trois hybrides qui parmi nous font figure de créatures. Le wendigo de Justine, le kraken de Clothilde ou le vampire d’Oli ; je les trouve magnifiques.
Les joutes surhumaines des jumelles me fascinent presque autant qu’autrefois les folies d’Olivia. Quand je la surprenais suspendue dans le noir… Quand elle laissait volontairement couler sur son menton le jus pourpre des fruits pour simuler le sang… Quand elle glissait dans mon dos son aile de velours pour me faire sursauter, alors que nous guettions dans l’ombre les fantômes de ses ancêtres, dans l’espoir d’établir le contact.
Moi seule était au courant, moi seule l’avait deviné.
À ce moment du jeu, l'Ersatz prend l’ascendant. Quand les autres joueurs se disputent la balle, nous nous introduisons dans leur tête pour y souffler nos stratégies, galvaniser notre équipe ou déstabiliser l’adversaire. Ce qui dans tout autre sport ressemblerait à de la triche est l’essence même de notre airball. C’est un jeu de psykos, une lutte de monstre, un sport d’Évaisthes.
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